Qu’il y a loin, entre l’imagination et le fait !

André Gide, Les Caves du Vatican

L’idée de commettre un crime gratuit était venue à Frédéric Chenal à la lecture des Caves du Vatican. Il avait lu le livre d’André Gide à de multiples reprises et, chaque fois de plus en plus fasciné par le curieux personnage de Lafcadio Wluiki. À cet assassin imaginaire, il ne reprochait en somme qu’une chose : ses remords, ses tourments d’avoir tué un inconnu. Il était sûr que lui, il n’en aurait aucun lorsqu’il finirait, tôt ou tard, par passer aux actes.

Cela devait avoir lieu, comme dans le livre, à bord d’un train, quelque part en Italie. Et il n’y aurait personne, personne, susceptible de le confondre un jour.

De Lyon où il habitait et où il était kinésithérapeute, Frédéric Chenal partit pour Rome, un soir pluvieux de septembre. À peine arrivé, il choisit au hasard une destination vers le sud, la première qui s’offrait à lui et qui, compte tenu des horaires, lui évitait dans la salle des pas perdus une trop longue attente : Terracine. Ce nom, en outre, sonnait bien. Sentait bon la Péninsule profonde.

Par aubaine, il y avait encore des places libres. C’était simple comme bonjour : place 3, compartiment 5, voiture 7. À coup sûr, un joyeux signe du destin. Oui, il fallait y croire au destin. Sans le coup de pouce complice du destin, pensa-t-il, le crime gratuit se transforme en affaire crapuleuse.

Ce qui le surprit d’abord, c’est de se retrouver avec cinq voyageuses. Puis de constater que l’une d’entre elles, celle qui se tenait près de la fenêtre dans le sens de la marche, était une grande brune élégante de son âge, une trentaine d’années, et qu’elle avait un assez joli minois. Il se demanda aussitôt si elle serait, elle, sa victime au cas où elle resterait seule avec lui. Au fond, se dit-il, il valait mieux choisir une victime agréable d’aspect plutôt qu’un vieux bougre mal fagoté et d’une laideur repoussante dont personne au monde ne regretterait la disparition.

Au premier arrêt, deux des cinq femmes, visiblement une mère et sa fille, quittèrent le train. Au deuxième, une des trois autres. Et, au suivant, la quatrième, une matrone toute vêtue de noir qui dégageait une forte odeur de salami. Bon débarras. Encore quelques kilomètres et il aurait été presque obligé de changer de compartiment.

Il soupira. C’était trop beau pour être vrai. Trop conforme à ses désirs, à son audacieux projet criminel.

Comme le train redémarrait, il prit le risque de s’adresser en italien à la jolie brune, assise à sa gauche, sur la banquette opposée. D’abord pour lui parler de la beauté du paysage, ensuite pour lui demander où elle se rendait.

La réponse de la jeune femme l’étonna. Elle dit qu’elle n’avait aucune destination précise, qu’elle voyageait au petit bonheur la chance, qu’elle ne savait toujours pas où elle prendrait la décision de descendre. Peut-être au terminus, ajouta-t-elle. À Terracine. Tout dépend des circonstances.

Frédéric Chenal fut tellement déconcerté qu’il resta sur l’instant même à court de mots et qu’il en oublia presque la raison pour laquelle il avait embarqué dans ce train.

Elle l’interrogea à son tour, quelques secondes plus tard. Vous êtes français, n’est-ce pas ? Vous êtes venu chez nous passer des vacances, je suppose ?… À moins que ce ne soit pour un enterrement ?

Il sursauta.

— Un enterrement ? Qu’est-ce qui vous fait dire une chose pareille ?

— Votre allure. Vous portez un complet sombre et vous avez l’air très affecté.

— Vous trouvez que j’ai un air affecté ?

— Oui, ça saute aux yeux. Dès que vous êtes entré dans le compartiment, je m’en suis aperçue.

Il ne sut que répondre. Il se mit à remuer nerveusement la jambe droite, comme chaque fois que quelque chose l’irritait.

Durant un moment, ils restèrent silencieux – elle contemplant le paysage qui défilait à travers la vitre, lui fixant la place vide, juste en face de lui, là où tout à l’heure se tenait encore la vilaine matrone. Puis, tout à coup, il regarda ses mains – ses mains qui devaient tuer, ses belles et longues mains blanches de kinésithérapeute.

Le train à présent roulait près de la côte tyrrhénienne. Soudain, Frédéric Chenal se leva d’un bond et proposa à la jeune femme d’aller faire quelques pas dans le couloir. On pourra voir la mer, dit-il. Et il pensa : … le long des golfes clairs. De Gide à Trenet. Des voies et des voix convergentes.

Elle ne refusa pas. Elle avait besoin de se dégourdir les jambes. Après un nouveau silence, elle se tourna vers lui, un imperceptible sourire sur ses traits hâlés par le soleil.

— À propos, est-ce que vous connaissez Les Caves du Vatican ? Vous savez, la fameuse sotie d’André Gide ?

Frédéric Chenal se raidit, sentit battre son cœur.

— Oui… oui, j’ai lu ça naguère… Mais pourquoi cette question ?

— Pour le simple et unique motif que j’y songe toutes les fois où je voyage seule dans un train en compagnie d’un inconnu.

— Ah bon !

— Je me dis qu’il pourrait s’en prendre à moi, commettre un crime. Un crime gratuit. Immotivé, selon le mot exact employé par Gide.

Il se passa la langue sur les lèvres.

— Vous avez de drôles d’idées.

— On me l’a souvent dit. C’est sans doute à cause de mon éducation livresque.

— Livresque ? Je ne comprends pas…

— C’est ce qu’on apprend dans les livres, pas dans la vie réelle. Dans la vie réelle, les choses sont d’ordinaire beaucoup plus triviales. Vous n’êtes pas d’accord ?

Il mentit.

— Je… je ne sais pas… Je n’ai jamais réfléchi à ce problème…

— Moi si. J’ai soutenu à l’université de Bologne une thèse en doctorat sur le sujet : les rapports entre le roman criminel occidental et la réalité. Naturellement, les points de vue de Gide développés dans Les Caves du Vatican m’ont séduite mais je ne les partage guère. À mes yeux, ils sont très abstraits et très artificiels. Pour Freud qui avait lu le livre dans une traduction allemande, ils n’avaient même aucun fondement psychologique.

Frédéric Chenal eut un froncement des sourcils.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux simplement dire qu’il s’agit là d’une pure fiction. Le crime gratuit n’existe pas dans la vie de tous les jours. Et même lorsqu’une personne décide d’en commettre un, ce n’est pas un crime gratuit, c’est déjà un crime prémédité, un crime programmé, peu importe ou non que la victime soit choisie au hasard… Est-ce que je me fais bien comprendre ?

Il considéra la jeune femme brune d’un air songeur.

— Plus ou moins…

Ils se turent derechef, tandis que le train serpentait au-dessus de la côte et se dirigeait vers un gigantesque pont de pierre surplombant une vallée.

La première, elle reprit la parole.

— Vous savez, il y a des mois et des mois que je voyage en chemin de fer à travers le pays, à la recherche du meurtre potentiel.

Cette fois, Frédéric Chenal se sentit tressaillir. Il promena ses regards autour de lui, à gauche, à droite, vers les deux compartiments voisins, n’aperçut aucun autre voyageur. Pour se donner une contenance, il esquissa le geste de regagner sa place.

Elle rouvrit la bouche.

— Vous voulez doute vous rasseoir ?

— J’aimerais, oui…

— Vous faites bien. Je connais le trajet par cœur, on en a encore pour une bonne demi-heure au moins avant d’atteindre Terracine. Autant ne pas rester debout.

Ils se dévisagèrent. Il pensa qu’il devait effectivement avoir l’air très « affecté » et mal à l’aise. Se détourna très vite d’elle. Et se dit que cette jeune femme avait sans doute raison : un personnage tel que Lafcadio Wluiki ne pouvait être qu’une projection de l’esprit, qu’une lamentable figure artificielle. Si Gide l’avait conçu, c’était seulement pour épater ses lecteurs, pour provoquer et scandaliser le public. D’ailleurs, en écrivant par la suite Les Faux-Monnayeurs, il n’avait pas fait autre chose.

Lorsqu’ils se rassirent, elle croisa les jambes, découvrant ses jolis genoux et la naissance de ses cuisses. Il baissa aussitôt les yeux. Ne vit pas qu’elle s’était mise à farfouiller dans son sac et que, l’instant d’après, elle en retirait une seringue.

En soulevant les paupières, il eut la certitude qu’il avait affaire à une morphinomane et que la jeune femme était sur le point de se piquer. Il en fut presque soulagé. Cela expliquait en partie pourquoi elle avait un comportement bizarre et un discours incohérent, pourquoi elle avait avoué être à la recherche du « meurtre potentiel ». Voilà où conduit la drogue. On dit n’importe quoi. On déblatère. On affabule. On erre dans des trains de province, en quête de sensations fortes et d’aventures.

Frédéric Chenal entendit le train crisser sur ses rails, au rythme des éclisses, puis s’engouffrer avec fracas dans un tunnel. En même temps, il se rendit compte qu’il était soudain entouré de ténèbres et que ses yeux ne discernaient plus rien, si ce n’est de vagues éclairs jaunâtres à travers la vitre.

Il guetta, anxieux, la fin du tunnel.

Il ne devait jamais la voir.

Il sentit tout à coup quelque chose de dur et de froid s’enfoncer dans sa poitrine, se demanda ce qui lui arrivait. D’instinct, il agrippa sa chemise, à l’endroit où il avait été touché, et laissa échapper un faible râle. Puis sa tête ballotta et il s’écroula sur la banquette.

Le train venant de Rome entra à Terracine à son heure habituelle, à trois minutes près. En dehors de Frédéric Chenal, tous les voyageurs qui y avaient embarqué en descendirent.

La jeune femme brune hâta le pas. Elle s’arrêta à hauteur d’un panneau sur lequel étaient inscrits les horaires des trains à destination de Naples. Il y en avait un, un omnibus, dans moins de dix minutes. Elle s’empressa d’aller acheter un titre de transport au guichet de la gare, puis gagna le quai d’où partait un tortillard vers le sud.

Dans le compartiment où elle prit place, elle remarqua tout de suite un homme d’âge moyen, vêtu avec soin. Genre Smalto. Elle lui trouva un air très affecté. Elle s’assit en face de lui. Ouvrit son sac. Du bout des doigts, elle caressa sa seringue qu’elle ne quittait jamais et qui était encore à moitié remplie de strychnine. Puis elle mit la main sur un livre de poche qu’elle commença aussitôt à parcourir, tandis que le tortillard se mettait en branle.

C’était un exemplaire fort fatigué, quasiment en lambeaux, de L’Assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas de Quincey.

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