Ellen Traumgarten et moi

Emmanuèle Sandron,

SPLASH ! Des amis m’avaient dit : « Elle s’installe peu à peu, insidieusement, on ne la voit pas venir. Mais le jour où tu en sors, ça, tu le sais, et tu as envie de le gueuler partout : JE SUIS SORTI DE MA DÉPRESSION ! » Ils me faisaient l’impression de Martiens. Tous. Peu à peu j’ai compris qu’eux, de leur côté, ne me considéraient comme quelqu’un de normal que depuis le jour où, récemment, incapable de réprimer les larmes qui me montaient enfin aux yeux, je leur avais confié, honteux : « Je crois que je fais une dépression ! ». Pitoyable, j’étais. Pour moi. Pour eux, ce n’était pas pareil. J’avais l’impression qu’ils poussaient tous un grand soupir de soulagement et j’entendais comme une grande rumeur, chœur mou de ces amis que j’avais jusque-là jugés un peu fous : « Pas trop tôt, Cornelius ! ». Je n’avais pas à me plaindre. Trois d’entre eux, les vrais amis, les vrais de vrais – j’avais entendu dire qu’on les comptait sur les doigts d’une main dans ces moments-là, et c’était vrai, mais cela me lassait par avance : à quoi bon vivre cette dépression jusqu’au bout, en sortir, en guérir, quand tous autour de moi mettaient franchement leur main sur mon épaule, me regardaient d’un regard profond, me parlaient vrai (« Tu verras, toi aussi, tu t’en sortiras… Regarde, moi ! Jamais je ne me suis senti aussi bien ! ») – m’avaient tour à tour pris à part, m’avaient parlé « entre nous » de leur psy-génial-sans-qui-jamais-ils-ne… Cela, comme le reste, me donnait une nauséabonde nausée nauséeuse. FOUTEZ-MOI LA PAIX !!! Eussé-je eu la force, j’aurais creusé un grand trou dans le jardin, j’en aurais tapissé le haut de recueils de poésie et de bouteilles de Chablis, j’aurais transformé le fond en piscine et j’y aurais hérissonné-barboté à jamais. Mais pas d’hibernation pour moi : je n’avais pas même la force de chercher la pelle, encore moins de m’en servir, et toutes les saisons étaient désormais de la pareille à la même… Alors, voir un psy ! Il n’en était tout simplement pas question. Il n’était d’ailleurs question de rien du tout. Personne je n’étais – mais avais-je jamais été quelqu’un ? à preuve : on m’assurait qu’en entamant une analyse ou une psychothérapie je deviendrais moi-même ! n’était-ce pas le signe que je n’étais personne ? ! -, personne je ne serais, rien je n’avais fait, rien je n’accomplirais jamais. Autant me creuser ce trou, mais pas pour y dormir : mort à moi-même, je n’attendais rien d’autre que la mort et que quelqu’un veuille bien me la donner.

Je passais mes journées à ne rien faire, et cela m’épuisait. Car il y a mille façons de ne rien faire, et mille choses à faire même, quand on ne fait rien. Ce n’est pas facile de remplir des journées avec du rien, sans compter qu’il faut se garder de tous ces empêcheurs de déprimer en trapèze. Rien ni personne ne pouvait rien pour moi, qui n’étais personne. C’était ainsi, je l’avais décidé. C’était en fait la seule chose que j’avais faite depuis six mois, à part me laisser submerger par vagues par mon passé, puis grignoter quelques poèmes. Moi qui avais été grand lecteur devant l’éternel (après tout j’avais quand même été cela, dans un passé qui me semblait si lointain), qui dévorais les ouvrages sur la rhétorique, la poétique, les grands classiques, et toute la littérature, grande petite et moyenne, subalterne triviale secondaire accessoire ou magistrale, nobelle ou rosselle, européenne française belge malgache féringienne islandaise finlandaise (le Kalevala : oui, cela, je m’en souvenais) américaine anglaise africaine (sud) roumaine japonaise (Haruki Murakami : des noms, quand même, des noms surnageaient…), oui, moi, je peinais sur ce petit ouvrage qu’une certaine Ellen Traumgarten avait fait paraître l’année d’avant chez Adèle Sirjacob : La poésie au secours de la psychologie transgénérationnelle. Le titre m’avait amusé, mais je n’étais pas allé bien loin. Je n’y arrivais pas, tout simplement. Juste cette envie de hérissonner, malgré ce léger sourire – le seul qui animait mes lèvres depuis… combien de temps, déjà ? – à l’idée que la poésie pût venir au secours, de quelque manière que ce soit, de la psychologie (ou de n’importe quoi d’autre). Peut-être après tout mon cas n’était-il pas désespéré ? (Mais alors si le mien ne l’était pas, aucun ne pouvait l’être…)

Allez, c’est que je n’étais pas tombé de la dernière pluie ! On n’allait pas me le faire à moi, le coup du psy ! Freud, Lacan, Jung, jusqu’à Magritte avec son « Ceci n’est pas une pipe » ! Une clique d’obsédés, oui ! Je n’étais pas fait de cette eau-là, moi ! ET PUIS UN PSY POUR DIRE QUOI ? ! Je n’avais rien à dire. Plus j’y réfléchissais, plus je me disais : oui, c’est cela, si quelque chose doit sortir de moi, jamais ce ne sera un discours articulé, des paroles, des mots, du sens. À la limite la seule chose qui pourrait s’écouler serait une longue, une très longue plainte. C’était de l’eau qui devait sortir de moi, toute cette eau, toute cette eau. Pas la honte bue, non, j’en étais bien loin désormais, même si je voyais – croyais voir – ce destin réduit à une petite flaque à mes pieds, non pas la honte, mais les larmes les larmes les larmes, et rien ni personne n’y pourrait rien changer, ni me changer.

J’avais fermé la porte de mon bureau après en avoir interdit l’accès à quiconque pendant les heures dites ouvrables : JE TRAVAILLAIS ! À vrai dire je m’étais fait mon faux nid de hérisson – faute de pelle – parmi des piles de dossiers à moitié effondrées, en dessous du meuble qui supportait cet ordinateur qui m’insupportait désormais (pour la piscine, je repasserais). Ma provision de poésie et de Chablis à portée de main je ne faisais rien, et même cela, je le faisais mal. Je grossissais. Le manque d’exercice enflait mes membres. Je souffrais de rétention d’eau et d’émotions.

Un jour j’ai pensé qu’il y avait beau ne pas avoir le feu au lac, il faudrait bien que je m’y mette, à mettre de l’ordre dans tout ça. C’est alors que je me suis peu à peu laissé submerger, délibérément d’abord, puis d’une manière tout à fait incontrôlée, par les souvenirs. J’ai commencé à les laisser affluer. Entre les vagues je sirotais le petit bouquin sur le transgénérationnel poétique – ou la poétique transgénérationnelle. Je ne divaguais presque pas. Je flottais, plutôt, entre deux eaux. J’apprenais le no man’s land fluide qui s’étend indéfiniment entre l’état de conscience, l’inconscient et le subconscient. Oh ! des lectures, à défaut de culture, j’en avais. Névrose et psychose : je confondais pourtant, à peu près convaincu que je devais souffrir surtout de pathose (excès de pathos poussant à la… névrose ? la psychose ?). J’avais bien sûr entendu parler du moi et du ça, je m’étais même, tenez, longtemps interrogé sur la vraie portée du « ça » chez la Duras. Et même sur l’omniprésence de la mer dans son œuvre, elle qui avait tant souffert d’une mère absente car engagée jusqu’au bout des ongles dans une lutte sans fin contre, pour faire court, le Pacifique – c’est dire si j’avais réfléchi à la question. Mais les livres, tous les livres, ne me parlaient jamais que des autres. Il fallait que je me rende à l’évidence : cela avait cessé de m’intéresser. Il fallait que je trouve mon « ça » à moi.

Les souvenirs étaient comme les rêves, ou les cauchemars, ou la musique de radio : ils ne venaient ni ne partaient jamais sur commande, n’obéissaient à aucune injonction, arrivaient quand eux seuls le jugeaient bon, indépendamment de tout début de volonté de ma part. Mais avec la radio, on pouvait encore espérer que la prochaine chanson serait plus belle, ou changer de chaîne, ou l’éteindre. Mais avec les rêves et les cauchemars, on pouvait encore tenter de les tirer d’un côté ou de l’autre, on pouvait même décider de se laisser aller à jouir ou de se réveiller. Or rien de tout cela ne marchait avec les souvenirs – avec les miens en tout cas. Ils étaient longs à venir, mais une fois qu’ils étaient là, qu’ils avaient remonté le tumultueux Hadès, je devais les vivre jusqu’au bout. Si j’osais je dirais : les boire jusqu’à la lie. Au début je faisais souvent le même souvenir — oui : je faisais, puisqu’il était de la terrible famille onirique, grand frère du rêve et du cauchemar. Assis dans mon lit, je tenais un livre sur mes jambes repliées, je lisais. J’avais sept ans. Dehors, il pleuvait. Petit à petit l’eau s’amoncelait dans la rue, s’étageait, prenait de la hauteur. Dépassait celle de la porte du rez-de-chaussée, arrivait à celle de la fenêtre de ma chambre, au premier étage. S’engouffrait. M’étouffait. Me noyait. Ce fut cela mon premier souvenir. Je le baptisai le souvenir de la pluie.

Des souvenirs, j’en avais à la louche… Tiens, Zoubida ! Gamin, je sautais de jardin en jardin, m’imaginant au pays de mes pères, sautant de terrasse en terrasse. Parfois je m’arrêtais net pour admirer Meknes la rouge et verte. Du haut de mon lilas double, d’où la vue donnait sur le charbonnage où travaillait mon père. Un jour, comme j’étais allé juste trop loin, j’avais trouvé la vieille Zoubida assise à côté d’une cuve où stagnait un liquide cuivré et d’un broc d’eau. Elle me fit signe d’approcher, me saisit les mains, les lava cérémonieusement dans l’eau du broc, les sécha avec un coin de sa djellaba, puis entreprit de me décorer les mains de motifs au henné. Le tracé de ma ligne de vie ne lui plaisait pas, elle la trouvait trop fuyante, trop fluide. Comme je lui disais que je ne comprenais pas, elle répondait qu’elle ne voulait pas non plus que je la comprisse. Toujours le souvenir s’arrête là, abruptement : sur la jouissance de la pointe de henné sur mes paumes, sur la rage de voir le sens de mon destin m’échapper.

Ma rencontre avec Jane, quinze ans plus tard. Jane qui habitait un vieux moulin, dans la campagne hollandaise (c’est elle qui m’avait surnommé Cornelius, jugeant trop improbable l’Abdelatif dont on m’avait affublé à la naissance) et qui y fabriquait son papier. Souvent ce souvenir-là était associé à celui de Zoubida, car elles avaient toutes les deux les mêmes mains. Les mains de Zoubida noyaient les chatons surnuméraires. Les mains de Jane – ni les miennes – n’avaient pu repêcher à temps notre Amaryllis tombée dans l’eau du ruisseau. Elle n’avait pas huit ans…

Quelque chose n’allait pas. Toujours le souvenir de la pluie revenait, s’imposait avec l’évidence du vécu, mais jamais je ne voyais de détails, jamais rien de concret, ni de couleurs ni d’odeurs ; l’impression de l’eau qui montait montait montait m’arrivait à la gorge, oui, mais comment dire – c’était peut-être comme on se souvient d’une scène lue dans un livre familier, oui, c’était cela : ce souvenir ne m’appartenait pas, il m’avait été rapporté ! Sans doute, oui, c’était cela, sans doute n’était-ce pas un souvenir à moi, mais un souvenir appartenant à ma mère, dont la maison, oui, je m’en souvenais, maintenant, avait été inondée quand elle avait sept ans. Elle avait survécu, mais c’était une survivante en sursis : elle était morte le jour de mon septième anniversaire. Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? ! Et comment cela ne m’avait-il pas frappé ? C’était tout bonnement extraordinaire ! Oui, il y a des choses qui ne s’inventent pas. Et qui ne peuvent être des coïncidences, même si, comme moi, on s’est accroché à cette fable jusqu’à sept fois sept ans. C’est à croire que j’avais besoin d’avoir foi dans le hasard. Que sans cela le passé, quel qu’il fût, m’eût semblé trop lourd, et que je n’y aurais pas survécu.

C’est au moment où, rampant sous mon bureau, j’ai repris le livre d’Ellen Traumgarten et où j’en ai enfin lu la quatrième de couverture que j’ai compris. La psss’ y exposait sa théorie, révolutionnaire, comme de bien entendu : « S’inscrivant dans une lignée verticale (les ascendants, les descendants) et horizontale (la fratrie), toute vie se lit comme un poème et tout destin se comprend à la lecture de la littérature y afférente (courants littéraires annonciateurs, thèmes de vie, sémantique cryptée). Dans un essai éblouissant de clarté, Ellen Traumgarten, licenciée en lettres (Berlin), haptonome (Amsterdam) et psychothérapeute (Québec), montre comment la vie de tout un chacun peut se décrypter à la lumière d’une technique utilisée en littérature, et plus particulièrement en poésie : l’analyse des champs sémantiques. Elle introduit ici la notion de psychosème transgénérationnel, convaincue que la récurrence de centres d’intérêt, comportements, lapsus, actes manqués, tabous, catastrophes, passages à l’acte, etc. (voir également son développement de la notion de syndrome de l’anniversaire) à travers plusieurs générations d’une même famille peut donner la clé d’un destin et aider le patient, avec le soutien de son thérapeute, à venir à bout de la dépression. Ellen Traumgarten a déjà publié chez Adèle Sirjacob Quatre éléments, quatre tempéraments. Ce transgénérationnel qui nous rend fous et Papa, maman, je ne serai pas comme vous. »

Que d’eau, que d’eau ! se serait exclamée Ellen Traumgarten à la lecture de mon destin ! Ce fut le déclic. Foi de Cornelius Farouk, il fallait que je montre mon pauvre poème de vie à quelqu’un. À trop avoir le nez sur les choses, on ne les voit plus. Ce serait elle ou personne. Ma décision était prise : j’allais – et en mon cerveau je pesais soupesais palpais appréciais à sa juste valeur (très haute) toute l’ironique beauté absolue du verbe, directement proportionnelle au revirement magistral, et peut-être salvateur, que j’effectuais en la lecture d’une demi-page – j’allais CONSULTER !

Partager