Le syndrome des Indes : l’Indiana et l’Hindoustan

Bernard Dan,

Observó que para un hombre así facultado el acto de viajar era inútil; nuestro siglo XX había transformado la fábula de Mahoma y de la montaña; las montañas, ahora, convergían sobre el moderno Mahoma.

Jorge Luis Borges, El Aleph, 1949

[Il faisait observer que pour un homme ainsi équipé, l’acte de voyager était inutile ; notre XXe siècle avait transformé la fable de Mahomet et de la montagne : les montagnes, maintenant, convergeaient sur le Mahomet moderne.

Jorge Luis Borges, L’Aleph, 1949]

 

Métastasis, Iannis Xenakis

Le premier signe, c’était un bourdonnement grave à peine audible, un Rimski-Korsakov frémissant à travers mes tempes et sur toute l’étendue de ma poitrine qui me taquinait de l’intérieur. Tout le monde n’a pas ressenti ce vrombissement qui résonnait jusque dans mon âme mais partout autour de moi, chez chacun, je sentais cette sourde excitation qui précède le tonnerre, celle des vieux films juste avant le baiser The End. Mais malgré cette rumeur profonde que je percevais de plus en plus distinctement, le monde lui-même me semblait plus calme, plus silencieux, comme si le vent et tous les éléments s’étaient tus pour écouter, tétanisés. Ensuite, la vibration s’est peu à peu aiguisée et quand elle s’est mise à entraîner les feuilles des arbres dans une danse épileptique, personne ne pouvait plus l’ignorer. On ne s’entendait plus. Même les arbustes d’appartement participaient à la pulsation ; non pas les caoutchoutiers, dont les feuilles sont trop lourdes, mais bien mon figuier pleureur qui s’est mis à jouer des maracas. La ville entière susurrait d’un chuintement qui valait les chutes du Niagara côté américain plus la cascade de Coo plus la chasse d’eau des avions de ligne plus éventuellement le ‘Thrène pour les victimes d’Hiroshima’ de Penderecki et le bruit blanc nocturne du poste de télévision à la glorieuse époque où les stations ne déchargeaient pas leurs programmes around the clock.

Je me suis peu à peu habituée au vacarme ambiant mais il n’a pas duré très longtemps : il a bientôt laissé le champ libre à d’autres signes, tout aussi difficiles à reconnaître comme tels. Par exemple, un dysfonctionnement épidémique des fours à micro-ondes a provoqué une série inexpliquée d’incendies. Ensuite, un échouage massif de marsouins a surpris les plaisanciers de Blankenberge et les photos de ce suicide collectif ont presque instantanément ému les internautes un peu partout sur la planète.

Et puis tout à l’heure, un peu avant six heures, j’ai été tirée de ma rêverie matinale par un énorme cliquetis ininterrompu. Le bruit rythmique venait de la rue. J’ai d’abord cru reconnaître le ‘Drumming’de Steve Reich, mais c’était plus effréné, plus tapageur. J’ai tiré le rideau pour voir à quoi ressemblait la fanfare ou la bande d’importuns qui se permettait de troubler l’aurore mais la rue était déserte. Le battement continuait. Par les fenêtres en vis-à-vis, j’ai aperçu une demi-douzaine d’autres riverains ensommeillés qui partageaient ma curiosité et ma perplexité. D’où venait cette mystérieuse chamade rythmique ? Je n’ai pu que deviner qu’elle était provoquée par le verrouillage et le déverrouillage électronique des voitures stationnées qui se déclenchaient en cadence, se déphasaient et se rejoignaient en une grande symphonie triomphale. Puis, ce signe-là lui aussi s’est atténué pour se taire complètement et les spectateurs ont quitté leur fenêtre.

Machinalement, j’ai allumé la radio. Tout était déréglé. Alors, j’ai joué sur cet instrument en tournant le gros bouton pour inviter à apparaître et disparaître des bruits d’ondes et des bribes musicales, exactement comme les ‘Paysages imaginaires’de John Cage. La radio ne captait aucun programme jusqu’à ce que j’entende soudain une voix envoûtante débitant des phrases sibyllines. Instantanément, je suis devenue l’Orphée de Cocteau vissé au poste de sa voiture pour écouter les messages de l’au-delà comme si ma vie en dépendait.

Le musicien est enthousiaste. Le cheval bleu se promène sur l’horizon. Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage. Il fait chaud à Suez. Du bouledogue au sanglier : vous recevrez encore des amis ce soir. Le vent souffle les flambeaux. Nous disons : vous recevrez encore des amis ce soir. Le vent souffle les flambeaux. Il est temps de cueillir des tomates. Andromaque se parfume à la lavande. Elle est rasoir, Jeannie. Nous disons deux fois. Tante Amélie fait du vélo en short. Yvette aime les grosses carottes. Message très important pour Samuel : L’octogénaire ne se déride pas. Attendez deux voitures et des amis sur le bonbon. Nous disons : L’octogénaire ne se déride pas. Attendez deux voitures et des amis sur le bonbon.

J’ai écouté comme transie ces « grosses carottes » d’Yvette sur fond de parasites.

*

R : « Des amis sur le bonbon » ? Comme tu es drôle, Léa… et poétique !

L : Je t’assure, je n’invente pas. J’ai noté toutes les phrases comme il les disait.

R : C’était un slam ? On dirait un code secret.

L : Oui, tu as raison. J’ai un peu cherché : je crois que ce sont les messages de Radio Londres pour les résistants.

R : ‘Les Français parlent aux Français’?

L : Exactement.

R : Aujourd’hui à cinq heures du matin ?

L : C’est un signe, Rachel. C’est un message.

R : De qui ? Du Général De Gaulle ? Qu’est-ce qu’il veut encore nous dire, celui-là ?

L : Ma sœur adorée, je te dis que c’est un signe !

R : Un signe de quoi ?

L : C’est le syndrome des Indes.

R : Tu me fais rire ! Je croyais que tu allais me ressortir tes histoires de calendrier maya. Tu t’intéresses à la médecine maintenant ? Tu arrêtes l’histoire ?

L : Non, c’est justement grâce à l’histoire que j’ai compris.

R : Mais qu’est-ce que tu as compris ? Tu m’intrigues. Allez, raconte-moi l’histoire de ton syndrome.

*

La symphonie du Nouveau Monde, Antonín Leopold Dvořák

 

Les Européens du XVe siècle imaginaient les Indes comme un vaste territoire épicé aux confins de l’Orient regorgeant de poivre et de clous de girofle, de gingembre et de cannelle, mais aussi de plantes médicinales comme la cardamome, de teintures chatoyantes, de perles, de rubis et d’émeraudes, de soie, de musc et de laque. Or, la route des Indes était jalousement contrôlée par les Mahométans et rares étaient les marchands européens qui avaient réussi à établir un contact direct fructueux avec les Indiens. Comme les Européens du XVe siècle rêvaient des Indes en lisant les récits formidables de Marco Polo, les saveurs fantasmées excitaient leurs palais au point de leur inspirer un plan audacieux : le plan des Indes, qui devait leur permettre d’accéder aux Indes par la voie de la mer.

Au mépris des enseignements de Ptolémée, les marins portugais s’élancèrent vers le Midi, longeant les côtes africaines dans l’espoir de trouver un passage vers les Indes. Christophe Colomb, quant à lui, se laissa convaincre par Aristote de la sphéricité de la terre. Il étudia ses estimations de la mesure de la circonférence du globe, qui donnaient quatre cent mille stades, à la lumière des calculs d’Archimède, qui la réduisaient à trois cent mille stades, et de la double mesure d’Ératosthène, qui ne la laissaient plus qu’à deux cent cinquante mille stades. Il distilla les récits des voyageurs, les rapports des troupes armées, les étapes des caravanes, les livres de bord des navires marchands, confondit, il est vrai, les milles arabes et les milles romains, traça et retraça, mesura et calcula pour mieux déterminer la véritable longueur d’un degré de latitude le long d’un méridien. Finalement, il se sentit assez d’assurance pour se lancer vers les Indes par l’ouest en fendant l’océan Atlantique. Comme il le déclara plus tard à propos du fameux épisode de l’œuf de Colomb, « Il suffisait d’y penser ! »

En 1492, il accosta sur une île que les indigènes nommaient Guanahani et il la baptisa San Salvador. Quelle était cette île ? Les experts, jusqu’aujourd’hui, ne s’accordent pas entre eux sur la localisation exacte de ce premier contact. Ensuite, ni Christophe Colomb ni aucun de ceux qui l’accompagnaient au cours de ses voyages ne firent aucune image de ce qu’ils virent dans le Nouveau Monde. Ils ne dressèrent non plus aucune carte des côtes qu’ils découvrirent.

Ce qui apparut bientôt, c’est qu’ils étaient très loin de Calicut au Malabar. Néanmoins, en hommage à ce résultat inattendu du plan des Indes, les Européens appelèrent ces contrées les Indes occidentales et ils s’en enrichirent grandement : les Indes occidentales, c’était leurs Indes à eux – les Indes des Occidentaux.

Leurs nouveaux Indiens, les Européens les remarquèrent à peine. Ils leur substituèrent une allégorie figurant le quatrième continent : une femme nue ornée d’une couronne de plumes, portant arc et flèches et parée d’une ribambelle de têtes sanglantes rappelant quelque rite cannibale. Quand ils s’en occupèrent directement, ce fut pour les décimer à coup de virus et d’arquebuse. Pour survivants, ils inventèrent l’encomienda, plaçant sous la tutelle personnelle d’un colon Espagnol chacun de leurs chefs pour s’assurer que tous vécussent comme des chrétiens et participassent rentablement à l’économie. Dans un développement ultérieur, au cours des guerres indiennes, le général Sheridan décréta plus radicalement que « The only good Indian is a dead Indian. » Quant à la faune, notons que les cobayes sont toujours soi-disant des cochons d’Inde et les guajolotes des poules d’Inde ou plus simplement des dindes, consommées par les Américains en signe de grâce sacrificielle par centaines de millions le dernier jeudi de chaque mois de novembre.

Dans la suite de l’histoire, le globe terrestre a continué à se contracter grâce à la technologie pour finir plus compact que ce qu’avaient prévu les calculs les plus optimistes de Christophe Colomb. Les poupées de Disneyland le confirment quotidiennement en chantant en boucle : « It’s a small world after all ! » Amérique elle-même est devenue bien plus qu’une allégorie ; la première puissance mondiale, elle rayonne universellement. La boucle est désormais bouclée et la ceinture de l’économie politique bien serrée puisque les Indiens d’Orient qui peuvent s’en accorder le luxe – les Indiens à point, plutôt qu’à plumes – s’engraissent à la gargote McDonald’s du boulevard Andheri à Mumbai et en retour, la tablette Adam made in India s’annonce comme une concurrence sérieuse pour l’iPad d’Apple. C’est Hollywood et Bollywood.

*

R : Et alors ? C’est juste ton discours habituel contre le colonialisme, le capitalisme, les Américains. Mais je n’ai toujours pas compris cette histoire de syndrome.

L : Le syndrome, c’est le malentendu : les Européens veulent les Indes à tout prix, ils font les malins pour les avoir et ils se retrouvent ailleurs. Qu’à cela ne tiennent, ils retombent sur leurs pattes et à la fin, ils gagnent sur les deux tableaux.

R: OK. C’est classique. C’est la même histoire que Rachel et Léa dans la Bible.

L : Soit ; c’est classique. Mais mets-toi à la place de Léa. Mets-toi un instant à la place des Indiens d’Amérique. Un beau jour, ils voient débarquer dans leur vie des barbus flamboyants à la complexion pâle qui les subjuguent et changent leur monde à tout jamais.

R : Qu’est-ce que tu essayes de me dire, Léa ? Tes signes, qui veux-tu croire qui te les envoie ? Le patriarche Jacob, fils d’Isaac et Rebecca ?

L : Ce sont des ondes. Des ondes radio. Je ne m’y connais pas mais avoue que ce n’est pas banal.

R : Tu veux me faire croire que ce vieux schnock chipote avec ta radio ?

L : Je te l’ai dit, je ne m’y connais pas. Mais tous ces signes, ce sont des ondes dont on nous bombarde au point de faire trembler l’air. Tu t’en rends compte ? Les fours à micro-ondes et le système de verrouillage des voitures les ont bien captées, eux. Et ces pauvres marsouins… paf sur la plage ! Tous leurs systèmes ont été brouillés. Encore heureux qu’aucun avion ne se soit écrasé. Un miracle ! Et je suis sûre que ce n’est pas fini. Ce n’est que le tout début. Je ne dis pas que je suis Laocoon paniqué par le cheval de Troie.

R : Oh, j’ai adoré Polaski et Villars dans ‘Les Troyens’de Berlioz ! Ah oui, « Laocoon, voyant quelque trame perfide dans l’ouvrage des Grecs, a d’un bras intrépide lancé son javelot sur ce bois, excitant le peuple indécis et flottant à le brûler ». Tu es magnifique, Léa ! « Alors, gonflés de rage, deux serpents monstrueux s’avancent vers la plage, s’élancent sur le prêtre, en leurs terribles nœuds l’enlacent, le brûlant de leur haleine ardente, et le couvrant d’une bave sanglante, le dévorent à nos yeux. » Ne te tracasse pas, je ne les laisserai pas faire.

L : Tu te moques de moi.

R : Je n’oserais pas ! Alors, tes signes, c’est un nouveau cheval de Troie. C’est ça ? Qui sont les Grecs perfides cette fois ? C’est une histoire de Martiens ?

*

Les planètes, Gustav Holst

 

Les Américains ont lancé plusieurs sondes portant dans l’espace des représentations d’une femme et d’un homme nus ainsi que des explications sur la position de la Terre. La sonde Voyager 1 transporte aussi des chants gravés sur un disque en cuivre plaqué or. Partie en 1977, elle a maintenant atteint les confins du système solaire. En 2008, la NASA a même diffusé vers l’espace la chanson des Beatles ‘Across the Universe’ : « Words are flowing out like endless rain into a paper cup – Nothing’s gonna change my world ». Qu’espéraient-ils ?

*

L : Ça fait cinquante ans que toutes les émissions télévisées sont diffusées dans l’espace par la voie des ondes.

R : Mais si tu veux croire qu’il y a des extraterrestres qui peuvent les regarder, ils peuvent toujours attendre. Quand penses-tu que ces ondes les atteindront. Dans cinq cents ans ? Dans cinquante mille ans ?

L : Ou bien ils les ont déjà reçues, quoiqu’ils pensent que c’est. Et je crois qu’ils ont commencé à nous répondre et qu’ils sont sur le point d’arriver chez nous.

R : ‘Mars Attacks’ ?

L : Non, je ne crois pas que sont des petits hommes verts ! Je ne pense pas que nous puissions nous imaginer de quoi ils sont faits. Les indigènes d’Amérique auraient-ils pu deviner à quoi ressemblaient les Européens ? Ils sont peut-être eux-mêmes des ondes, qui sait ? Ce que je crains c’est qu’ils se trompent d’adresse : qu’ils cherchent autre chose que nous. C’est comme ça que je me sens. Tu crois que je suis folle ?

R : Folle ? Non, très sensible. Sincère. Fort responsable. Et tu racontes très bien.

L : Je veux dire… tu penses que je devrais retourner voir le docteur Kaplan ?

R : Non, ma chérie. Tu es bien avec moi. Et je vais aussi te dire une chose qui me tient à cœur. Tu sais, je pense que je souffre parfois du syndrome des Indes.

L : Vraiment ?

R : Ce n’est pas simplement une souffrance, c’est plutôt un vertige extrême, une exaltation. Quand ça me prend, je ne sais plus ou j’en suis ; je suis complètement perdue. Je ne l’avais jamais compris comme ça mais ce que tu m’as dit est tout à fait clair et je pense que ça peut m’aider.

L : Tu veux m’en parler ?

R : Ça m’arrive parfois quand j’entends un morceau de musique. Pas n’importe lequel, heureusement. Il faut qu’il soit vraiment très bon. Je sais bien que le compositeur ne l’a pas écrit pour moi mais c’est moi qui l’écoute et je suis totalement subjuguée. Il ne me connaît pas ; ce n’est pas moi – moi, ta Rachel – qu’il vise, et pourtant j’en vis une histoire intime, tout à fait personnelle. Une foule d’images confuses me reviennent et je ne sais plus comment respirer. Puis, je sens que je me vide presque complètement et que tout ce qui coule de moi est remplacé par un fluide nouveau. Je respire plus fort ; mon cœur bat comme une timbale. Je ne sais plus ce qui va arriver mais cela m’est égal – je me laisse entraîner ; je m’élance. Cette sensation terrible, insaisissable, éphémère, c’est mon bonheur. C’est très rare mais c’est très fort. Et quand cette musique joue, je t’assure, je sens que ma vie ne sera plus la même. À ces moments-là – tu as raison – je peux me mettre à la place de Léa.

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