Il a dit : « Je viendrai te prendre à huit heures. » Elle a préparé un sac léger pour une journée et rangé ses médications dans une boîte scellée à déposer à la pharmacie. Elle a composé le message d’absence du répondeur automatique, il lui plaît bien. Le lit a été refait, comme avant des vacances qui se prolongeraient un peu. Elle a une boule à l’estomac, elle l’a toujours eue avant ses examens ou ses rendez-vous d’importance. Des examens, elle en a subi une bonne centaine ces quatre dernières années, et les annonces, et les traitements. Fin de partie.

Hier j’ai eu cinquante-huit ans. Même pas peur, plus rien à perdre. Vidée par le bistouri, les perfusions, les radiations, la chimie. Saoulée de bonnes paroles, de pensée positive, d’annonces de guérison aussitôt suivies de démentis. J’ai croisé des médecins, des infirmières, des psychologues, des clowns d’hôpitaux, des bénévoles, des conseillers laïques et des aumôniers, la maladie ça rassemble du monde. La nausée. Ce soir je me promène en bord de mer, ma vie se décline dans cette frange d’écume sale que la vague bave sur la plage, déchets marins et domestiques mêlés : coquilles, préservatifs, bas nylon, algues, oursins. Ce qui reste d’une existence naufragée. 

Dans quel sable me suis-je donc écoulée ? Où sont la mélodie des matins, l’envie de danser sur Stone et Charden, l’odeur du pain grillé, le choix assorti du chandail et de l’écharpe ? D’aucuns parlent de l’âme, ou de jardin intérieur, ou de l’étourdissante légèreté de l’être : peu importent les mots, c’était moi et je m’y reconnaissais sans peine. Les autres aussi d’ailleurs, et cela me rassurait. On ne se perd heureusement pas d’un seul coup : une fatigue, une mèche de cheveux, quelques ridules. Des phrases font mal – tu as meilleure mine qu’il y a un mois, ta perruque te rajeunit, l’apparence n’est pas essentielle, la bonté se lit sur ton visage. Le sourire se fait plus forcé, on se prend à imaginer qu’on ne connaîtra pas nécessairement ses petits-enfants, on lit moins, ou des livres plus minces. J’aimais ma compagnie, les longues promenades avec moi-même, les dialogues intérieurs, l’ombre de ma silhouette quand le soleil se couchait. Désormais mon ombre se promène seule et silencieuse. Que ne donnerais-je pour me retrouver le temps d’une journée, rire à en faire perler les larmes, toucher du doigt le temps qui passe et prendre mon envol avec lui.

Je lui ai téléphoné hier soir, lui rappelant une conversation de retour de vacances, bien avant que je me perde, tu m’appelleras, dis, tu seras là ? À trente ans on dit bien des phrases, on parle avec légèreté des choses graves et on meurt de rire quand on a peur, de solitude, de souffrance ou de mort. Il était en consultation et s’est souvenu. Il n’a pas posé de question. Je l’ai entendu feuilleter son agenda, et le bruit d’un trait biffant la page du lendemain. « Je viendrai te prendre à huit heures. »

Elle s’est couchée de bonne heure. Elle se réveille d’un rêve étrange : elle avait le cancer, et se sentait bien sur un lit en apesanteur. Un infirmier propose de lui faire sa toilette, et elle l’accepte sans gêne aucune. On lui masse le dos et les cuisses avec une lenteur infinie, chassant la fatigue et les crampes. Elle voudrait que cela dure toujours, qu’on la laisse dans son rêve. Elle met de longues minutes à reprendre ses esprits.

Huit heures. Il sonne, gravit les escaliers quatre à quatre. Une boutade, toujours la même, la fait rire : excuse-moi, je suis venu nombreux. Et il mime le passage d’une douzaine de personnes qui se bousculent pour l’embrasser douze fois de suite. Une bouffée de reconnaissance pour ce passé enfoui et blagueur l’envahit. Il a garé la voiture sur le trottoir, prévu une couverture et un coussin pour la nuque. Elle remonte distraitement son col, remet une mèche en place, se mire et s’effraie de sa pâleur, miroir mon beau miroir étais-je donc bien la plus belle. Elle lui demande s’il n’a rien oublié, et ce rien veut dire tout. Il la décharge de son sac, elle ferme l’arrivée de gaz, assure un robinet, rétablit la photo d’un passé heureux. Le bruit feutré de la porte qui se ferme une dernière fois la fait frissonner. Il la précède dans l’escalier et lui suggère de se tenir à ses épaules, progressant avec une lenteur prudente afin qu’elle reprenne son souffle. Un départ à deux a toujours un parfum d’aventure, elle l’imagine rentrer, seul.

La voiture a démarré en douceur. Il a pris sa trousse, qui repose sur la banquette arrière. Ils ne se parlent guère, laissant le silence faire alliance avec la nuit qui se dissipe. Ils ont trop de choses à échanger, trop de souvenirs à partager pour risquer de les gâcher par la parole : on ne se tait pas avec le premier venu. Les notes grêles du concerto de l’Empereur la font frissonner, une lettre venue de loin qui raconterait une vie, leur vie. Les naissances, les déménagements, les vacances bretonnes, le cerf-volant et la mort des parents. La douceur toscane, les doutes, la fuite éperdue et enfin la maladie. Les mains au volant, il ne quitte guère la route des yeux, l’écoute se taire. Il a le visage fatigué d’un médecin de campagne, creusé par les découragements, les décès, les journées interminables. Ils ne se sont guère vus durant ces longues années qui ont suivi la sortie de l’enfance. Ils ne se sont guère quittés non plus.

Après une centaine de kilomètres, la route perd la tête, serpente et descend. Il redouble d’attention pour lui épargner les failles du revêtement, s’engage avec précaution dans un sentier d’aubépines, gare le véhicule sous une soupente. Si c’était un bord de mer, ce serait les calanques de Marseille, le cabanon du Corbusier, minuscule réduit en rondins dont la porte grince doucement quand il l’ouvre. L’endroit paraît inoccupé de longue date et visité la veille : la serrure a été huilée, une odeur de sapin frais se dégage de l’unique pièce réchauffée par un feu de bûches, un lit-fauteuil aux draps lavandés tend ses bras face à la mer. Sur la table une corbeille de fruits, une baguette chaude et des confitures. Cette pièce attend quelqu’un.

Elle a mal partout, la respiration lui est pénible, cent kilomètres, cent ans. Il lui tend le bras, elle s’agrippe, fragile felouque en quête d’une crique pour jeter l’ancre, petit oiseau mazouté. Elle s’affale sur le lit, avale durant de longues minutes un air rare qui lui assèche la bouche. Quelle folie que cette dernière expédition tant rêvée, dont elle commence à regretter l’initiative. L’odeur du café mêlée à celle du pain frais la ramène à elle, l’aide à se relever. La mie parfumée, beurre et groseilles, a un goût d’enfance et le café chaud fait le reste. La vie rentre, cela fait longtemps qu’elle n’avait plus ressenti quelque chose d’aussi présent dans son existence. Ils n’ont toujours pas dit un mot, ni esquissé un geste superflu ni posé de questions : tout est l’évidence même. Elle trempe son pain, il ramasse les miettes, images qui ne s’effacent jamais.

Il est midi. Le soleil a gagné la partie. Elle se sent bien, à demi allongée. Il lui lit la Nuit du renard, de Mary Higgins Clark. Elle s’endort à la fin du deuxième chapitre. Il poursuit sa lecture, lentement, à voix basse. Elle sourit dans son rêve.

Elle se réveille, il lui a pressé une orange, la fait rire. Il lui raconte l’histoire de la momie qui implose quand on la sort du sommeil, de la montgolfière si grosse et si légère, et puis aussi l’histoire de Sarah qui se meurt, entourée des siens et de son fidèle médecin de famille. Il mime son propre rôle. Il lui dit qu’elle est belle quand elle rit.

Elle a souhaité se reposer. Sur la table a été posé un bouquet d’espèces sauvages aux odeurs d’embruns. Elle se perd dans ces senteurs marines, entend la corne de brume, les tintements de l’accastillage, les mouettes rieuses. Elle se réintègre. Quelque chose de léger comme une bulle éclate en elle, une douceur étrange. Elle l’appelle, lui demande si elle rêve ou si elle vit, il lui dit qu’elle rêve mais que le réveil sera meilleur encore. Il lui cache les yeux, lui demande de faire un vœu, de choisir une main, elle contient un coquillage, avec une perle et le bruit de la mer. Elle entend de la musique, celte, si douce qu’elle se prend à chantonner. Il l’accompagne, fait la basse, se tait, ferme les yeux pour mieux l’entendre. La mélopée raconte une histoire de vent qui traverse une voile, qui pousse un bateau, qui emporte une fille, qui quitte sa vie. Elle prolonge indéfiniment la dernière note, jusqu’à plus souffle.

Un vol de canards sauvages s’égrène dans le ciel. Premier départ, demain il y aura de l’orage, une fissure dans l’été qui annonce septembre. Une invite au voyage. Elle interroge sa montre, le regarde. Il ne dit rien. De sa trousse dépasse un flacon sombre, avec l’indication d’une dose à ne pas dépasser. Elle va vers la fenêtre, se perd au large, lui demande de sortir un moment. Un frêle esquif disparaît sur la ligne d’horizon, elle imagine qu’au moment même il apparaît pour d’autres. C’était donc si simple. Elle a ouvert le flacon, en flaire le contenu douceâtre.

Elle l’a refermé, a entrebâillé la fenêtre et l’a fracassé sur les rochers. Elle a mis sa veste, est sortie, lui a souri. Il n’a rien dit, n’a posé aucune question. Elle s’est assise à ses côtés et lui a demandé de la ramener chez elle. Elle souhaite connaître la suite de la Nuit du renard, la fin de l’histoire de Sarah, sertir la perle, participer au festival celte des vieilles charrues. Et tant pis s’il ne lui reste que vingt-quatre heures, ou une semaine, ou un mois, on verra bien. À peine retrouvée se perdre, vraiment trop bête.

Tout est fiction, sauf la loi du 28 mai 2002 qui, après deux ans de débats parlementaires, place la Belgique parmi les rares pays autorisant l’euthanasie active et le suicide assisté. Le patient y dispose d’un droit rare et précieux, celui de choisir.

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