C’est toujours aussi grand, mais il y a plus de monde maintenant. Ces portes n’arrêtent pas de battre. Et à chaque fois, c’est comme un petit cyclone. Une masse d’air froid qui entre en collision avec l’air chaud pulsé par la soufflerie, le bruit des bottes qui frappent lourdement le sol pour secouer la neige, l’œil placide des gardes, et puis la deuxième porte, l’arrivée dans le grand hall.

« 10 h 30, c’est à 10 h 30 qu’il m’a donné rendez-vous. »

Elle surveille l’entrée, elle aussi, depuis au moins une demi-heure.

« Est-ce qu’il aura changé ? Six mois qu’on ne s’est plus vus. Mon cœur cogne chaque fois que les lourdes portes de chêne s’écartent. »

Sur la grande horloge, 10 h 40. Dans le hall une vieille femme, blouse grise fichu bleu traîne un balai de paille et une ramassette en métal. « Comment être à ce que l’on fait, avec ce matériel d’avant le déluge. Si elle doit balayer tout le hall, elle en a pour un quinquennat… Encore une retraitée obligée de travailler. Mais c’est sûrement mieux que d’être à la rue.

Tiens c’est vrai, depuis qu’ils ont refait la Place du Manège et installé le nouveau centre commercial, on ne les voit presque plus ces vieilles femmes, en longues files le long du trottoir pour vendre des bas, un saucisson, un sèche-cheveux… inventaire à la Prévert d’un monde en déglingue. Est-ce l’œil qui s’habitue ou la milice qui les chasse régulièrement ? Underground, un peuple souterrain. On les retrouve postées par rangées près des bouches du métro. Puis elles reviennent en surface, comme une nuée d’oiseaux faméliques. Obstinées, murées dans leur dignité blessée.

Pour la réélection de Elstine, ils ont refait la place. Un barnum, cette élection, un gigantesque trucage médiatique. Et lui qu’était même pas capable de se montrer pour le deuxième tour, cloué au lit par un infarctus que le Kremlin a tenté de garder secret. » C’était en juillet, Moscou était chaude et légère.

« J’ai passé la dernière soirée chez toi. Tu m’as montré des photos. Les camps de jeunes, la coopération en Algérie, toute une jeunesse soviétique. Qu’est ce qui m’a pincé le cœur, ta beauté passée ou cette vie-là qui fut vécue avec ses joies, ses peines ? Sting chantait Russians au début des années 80, et c’était la même idée : les Russes aussi aiment leurs enfants. Gorbi et Reagan commençaient à se parler. »

10 h 45, un quart d’heure de retard. Elle s’est campée près de la porte, au risque de se faire bousculer par les hommes qui entrent d’un pas brusque, affichant un visage hostile, l’air très affairé. « Pas des têtes de voyageurs, ça. Faut dire qu’il y a dix ans encore, passer ces portes était tout un périple. Tu m’as fait rire ce matin quand tu as dit : “Et pour le laissez-passer, tu t’en occupes ?” Mais c’est fini ça, t’es pas au courant ? » « Tu sais, moi les hôtels de Moscou… »

Par prudence elle est allée vérifier. Le temps de trouver le bureau et la réponse, il était bien 11 h 10. À l’autre bout de l’hôtel, dans un fond de couloir sombre, dans un petit bureau, une employée l’a rembarrée d’un air moqueur. « Mais non, évidemment qu’il ne faut plus de laissez-passer. C’est la liberté maintenant. »

« Oui, ça dépend des jours » a répliqué la voyageuse en quittant la pièce. « Et des gens ! » a crié l’autre.

Maintenant elle arpente le grand hall. D’une entrée à l’autre, ce couloir en L doit bien faire 200 m. Et s’il était arrivé entre-temps ? Elle sort de l’hôtel. Gifles du froid et du vacarme des voitures. Sur le trottoir, des hommes attendent. La plupart fument. La fumée leur met un petit nuage au menton, et les mégots font un petit « pssshiit » en tombant dans la neige. « Et celui-là, si c’était lui ? » La ressemblance est très vague, œil brun cheveu brun, mais à part ça ? Qu’à cela ne tienne. « Excusez-moi… Vladimir ? » Le type la regarde, de haut en bas, et souffle, goguenard : « Non mais si vous voulez, on peut s’arranger. »

Elle reflue, se laisse absorber par le sas chaud puis recracher dans l’entrée.

11 h 20. Rien. La balayeuse balaie encore. Elle a avancé de quelques dizaines de mètres, s’est arrêtée au petit magasin.

11 h 35. La voyageuse s’installe à la cafétéria, qui a fini par ouvrir ses vantaux. Mais faut attendre, « la machine est en panne, on est allé chercher quelqu’un ». Par la petite lucarne de l’échoppe, la serveuse sourit. « Tiens, c’est le premier depuis ce matin. » Et c’est contagieux. « J’espère qu’il va arriver, j’ai tellement envie de le voir. » « L’espoir, c’est ce qui meurt en dernier. » C’est ce qu’il m’a dit, hier au téléphone.

11 h 50. « La machine est en train de chauffer ».

12 heures Sur la grande horloge les deux aiguilles se sont couchées l’une sur l’autre. Mais rien. La voyageuse boit son expresso.

Un policier, pistolet et matraque au flanc, béret vert-de-gris sur le front, tourne et retourne autour du cagibi qui tient lieu de bureau de change. Changer de l’argent est l’un des occupations régulières dans les grandes villes. Le rouble ne cesse de dégringoler, il vaut mieux changer dès qu’on peut, en aggravant du même coup la dévaluation qui avance comme un tank dans la plaine. « Il y aura un krach », lui a dit son ami économiste.

Tasse vide. Elle reste assise à la petite table du bistrot. Elle inspecte discrètement son portefeuille. Un homme s’approche, la cinquantaine, cheveux grisonnants, les yeux exorbités et l’haleine chargée. Une eau de toilette bon marché nappe le tout.

« Vous voulez ? » « Vous voulez ? » Elle ne comprend pas ce qu’il lui veut. Il doit encore avoir la queue pleine de sperme.

Elle a envie de vomir. Elle réplique : « la nié khatchou, ia nié khatchou. »

12 h 10. Et Vladimir qui n’est pas là. Elle file près de l’entrée. La balayeuse soulève l’un après l’autre les lourdes urnes-cendriers.

« L’étrangère, qu’est-ce qu’elle attend comme ça depuis tout ce temps ? » Elle parle visiblement d’elle avec la vendeuse de la boutique de souvenirs. Matriochkas et bric-à-brac pour voyageurs distraits. Elle s’est acheté une brosse à dents, style années 70, elle a les gencives en sang. Tant pis, elle se brossera avec les doigts.

12 h 15. Plus d’une heure de retard, mais que peut-il se passer ? Elle remonte dans sa chambre, appelle chez lui : dix sonneries, rien. Le téléphone sonne dans le vide, elle se regarde dans le miroir. Ressort et passe devant la dame d’étage, affalée derrière son petit bureau. Les femmes de ménage achèvent la tournée des chambres. Une fille trop fardée court dans le couloir et se tord les chevilles dans ses chaussures blanches. Un aspirateur mugit sur la moquette.

12 h 30. Sur la grande horloge les deux aiguilles ont une allure martiale. Il y a du monde. Avec son marbre blanc qui court depuis le sol jusqu’aux baies vitrées des différents guichets, le couloir central de l’hôtel ressemble de plus en plus à un hall de gare. Des affichettes de bois, soigneusement calligraphiées indiquent les différents services : réception, poste, coiffeur, excursions. L’architecte des années trente a rêvé d’ordonner le monde et ses mouvements.

Naïveté monumentale, à Moscou, Berlin, Rome et Milan aussi.

12 h 35. Le cœur en berne, et l’estomac dans les talons. « Tu ne viendras pas ce soir », chantonne-t-elle sarcastiquement. Elle s’est collée près de l’entrée. Derrière la vitre, les pneus des voitures chuintent dans la neige fondue. Les hautes portes de bois vernis continuent à battre l’air. Passe un bataillon de femmes mûres, bottines courtes, manteaux gris, visages fermés. La vie ne s’y laisse deviner, si l’on y est attentif, qu’à la couleur de la laine et au point de crochet utilisé.

« Et moi à quoi je ressemble ? Peut-être qu’il m’a menti, qu’il ne viendra jamais. »

Soudain un homme surgit tout près d’elle. Il porte un Borsalino noir, très enfoncé. Sous le bord du chapeau, une petite moustache noire, un air torve. Il la regarde. Le sang de la voyageuse se fige. À côté de lui, un autre homme surgit, court sur pattes lui aussi. Sa moustache est plus grosse, plus drue, grise. Il affiche un sourire débonnaire mais ses regards vous glacent. La voyageuse n’en revient pas. Les deux moustachus se tiennent là, sans mot dire et la dévisagent. Un homme vient vers eux, il porte un gilet damassé doré et une chemise mauve, il a l’air miteux, comme ses vêtements. Elle le reconnaît à ses cheveux blond filasse. Elle l’a vu hier soir au restaurant. C’est le montreur des marionnettes du siècle. Avec ses sosies, il trimballe un petit musée Grevin vivant. Il est loisible au cher visiteur de la grande Russie de se faire photographier à leurs côtés. Puis Hitler et Staline vous tendent la main. À vot’bon cœur, m’sieurs dames ! Tout le monde rit.

« Tombe la neige. » La voyageuse chantonne encore. Elle décide qu’elle n’attend plus. Elle doit partir.

Deux jours plus tard, le téléphone tressaille :

« C’est Vladimir !

— … Enfin !

— Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé. Une véritable tragicomédie. Je suis parti de chez moi en voiture, je me suis retrouvé coincé dans un embouteillage. Tu sais, il y a beaucoup de trafic maintenant. J’ai laissé la voiture, et comme un gamin je suis passé par les cours intérieures. J’avais mis mon plus beau costume, et j’avais une barbe de deux jours. J’ai sauté une palissade, la milice m’a attrapé. Je me suis énervé. Ils m’ont demandé mes papiers. Je ne les avais pas. Ils m’ont gardé toute la journée au poste. Tu sais quoi ? Ils m’ont pris pour un Tchétchène ! »

Partager