« Elle porte un beau prénom, Leocadia, mais préféré qu’on l’appelle Christine », m’avait prévenue mon amie Sophie.

Je ne disais Leocadia qu’à Noël, à son anniversaire, à son départ en voyage et à son retour, quand je l’embrassais. Elle disait madame alors que je lui avais proposé d’emblée d’utiliser mon prénom. Mais elle me parlait de Sophie, de Lysiane, de Marianne, d’autres dames dont elle savait que je les connaissais. Elle réservait le terme de patronne à sa propriétaire et cliente espagnole qu’elle trouvait très gentille.

Par tous les temps, elle arrivait à neuf heures et appréciait qu’à douze heures cinquante, je déclare que tout était impeccable et qu’il n’y avait plus rien à faire. Elle allait se changer et se remaquiller dans la salle de bains et partait en tenue de ville vers un autre appartement, une autre maison à nettoyer.

Dans la quarantaine, elle avait déjà deux petits-enfants, Anieszka et Karol, qui vivaient là-bas, tout en haut à droite de la carte de Pologne. J’ai cherché avec elle dans l’atlas, mais son village n’y figurait pas ; il a fallu l’interroger sur la ville la plus proche pour repérer l’endroit qu’elle décrivait comme glacial en hiver et parfois torride en été. Elle y allait régulièrement en minibus inconfortable à partir de la Porte de Hal, en face de la librairie Quartiers Latins. Devait-elle faire renouveler son visa ou voulait-elle simplement revoir sa famille ? Il arrivait, il est vrai, qu’elle parte quelques jours pour une communion, un baptême, un mariage. Mais elle ne possédait pas de compte en banque et gardait ses économies à la maison. Un jour que sa patronne était en Espagne, on a cambriolé chez elle, et cinquante mille francs belges ont disparu, outre ses rares bijoux en or, bagues, croix et médailles de la Vierge. C’était une honte. Elle n’a pas porté plainte.

Son mari travaillait souvent en France comme saisonnier. Il faisait les vendanges, cueillait les fruits, moissonnait. Ici, Adam louait ses services dans les travaux du bâtiment. Mais c’était le beau-fils le meilleur gagneur de la famille. Wladislaw savait tout faire : maçonnerie, carrelage, menuiserie, plomberie, électricité. Il était charmeur et rigolard. Sur les photos qu’elle me montrait à l’heure du café, je voyais qu’il était de ces hommes à qui tout réussit. Il avait un bel avenir. Je me demande s’il est devenu entrepreneur, comme je le prédisais.

Leocadia n’a pas eu une enfance ni une jeunesse agréables. À douze ans, à la mort de sa mère, elle a dû travailler aux champs et s’occuper des sept enfants puisqu’elle était l’aînée. Sur une photographie, je l’ai vue, adolescente, conduire un tracteur. Elle avait beaucoup de force et d’énergie mais était sujette à des éruptions et à des infections. Elle a souffert d’un épanchement de synovie qu’elle a fait soigner en Pologne et qui lui a gâché son séjour. Elle n’avait peut-être confiance qu’en son médecin de là-bas ou plutôt, je le crains, elle ne bénéficiait pas ici de la Sécurité Sociale. Quand il le pouvait, André lui soignait un petit bobo ; ou je lui refilais une boîte d’Aspégic ou un tube de Phénergan.

Elle avait toujours trop chaud. Même en plein hiver, je fermais le radiateur du salon et j’ouvrais la porte-fenêtre. Elle montrait ses aisselles ruisselantes et son polo trempé.

« Asseyez-vous, lui disais-je, reposez-vous, Christine, et buvez une tasse de café ! »

Je pensais que c’était la ménopause et qu’elle aurait dû prendre des hormones, mais je ne savais comment lui expliquer. Puis je me disais que si je travaillais comme elle, je transpirerais de la même façon.

Elle s’est mariée jeune et, après avoir élevé ses frères et sœurs, a élevé ses propres enfants, tout en continuant à trimer à l’extérieur. Elle a perdu un fils dans des circonstances dramatiques dont j’ignore les détails à cause de ses difficultés avec la langue française. Nous parlions beaucoup par gestes.

Le vendredi, je devais faire les courses du week-end et partais avec mes paniers en criant « à tout de suite, Christine, je vais au supermarché ». Je revenais, les paniers pleins, et rangeais discrètement les provisions, car j’éprouvais souvent un sentiment de honte ou d’injustice.

Quand elle recevait sa famille ou des amis, elle confectionnait un plat de son pays, dont raffolait, disait-elle, sa patronne espagnole, une potée à base de choux et de saucisses, à peu près ce que nous avions mangé un soir chez une amie, mariée à l’époque avec un artiste d’origine polonaise. La première fois que Christine est venue m’aider à faire le ménage, je lui ai montré une sculpture de son compatriote. Elle époussetait avec soin la femme nue et son cochon, sans commentaire.

Elle vénérait le Pape et priait la Vierge, qui ne l’ont pas aidée dans sa chienne de vie. Elle était sage, efficace et souriante. Elle ne se plaignait jamais, sinon des voleurs et des madames qui lui disaient ce qu’elle devait faire, alors qu’elle le savait mieux que personne. Elle voyait la poussière dans les coins, les traînées de tabac sur les vitres, les minous sous le lit et les taches de vin sur la table du salon. Elle voyait tout, Leocadia.

Elle repassait admirablement. Je ne lui aurais pas demandé ce service si elle ne m’avait confié qu’elle préférait repasser que passer la serpillière. Je lui avais donné une jupe, un pantalon qu’elle m’avait rendus comme neufs, sans un faux pli. Elle repassait debout.

Elle détestait nettoyer l’argenterie. Je croyais lui faire plaisir en lui proposant un travail qu’elle pouvait effectuer assise, mais j’ai constaté que cela l’énervait copieusement. Désormais je le faisais moi-même, toutes les trente-six lunes.

Le soir, elle regardait la télévision en fumant une cigarette. Je ne crois pas qu’elle buvait de la vodka même si elle nous en a ramené deux ou trois fois. Elle m’a aussi offert une très jolie nappe blanche que j’utilise volontiers lorsque nous recevons des amis. Rien ne lui plaisait davantage que de me voir dresser la table sur sa nappe certains vendredis.

Elle aimait aussi que je lui donne nos vieux habits qu’elle distribuait dans sa famille là-bas, à vingt-quatre heures de minibus, où elle arrivait épuisée. Elle appréciait la musique classique en général et Bach en particulier :

« Oh ! Madame, c’est beau, c’est comme à l’église ! »

Elle regrettait que ses autres clientes n’écoutent pas la radio, pas celle-là – Musique 3. Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui montrer l’insigne Solidarnosc que j’ai porté. Elle s’est contentée de sourire sans manifester d’enthousiasme. Pourtant le régime communiste ne lui aurait pas permis d’exporter sa force de travail.

À dix heures et demie, elle buvait son café au lait dans la cuisine et acceptait un biscuit ou un fruit. Je m’installais en face d’elle, car si je continuais la conversation debout en nettoyant une salade, elle se levait aussitôt pour épousseter les armoires ou laver le carrelage.

« Restez assise, lui disais-je, j’aime bien bavarder en préparant le repas. Et comment va votre autre fille, celle qui habite en Flandre ?

— Elle va peut-être se marier, je ne sais pas… »

Celle qui avait ma taille, celle à qui je destinais les tenues auxquelles je tenais. Était-ce Ywona, était-ce Irena ? Je les confondais. Celle qui vivait en Pologne s’était enveloppée à cause des grossesses et de l’alimentation.

Christine me traduisait en sa langue les noms des objets, des fruits et des légumes. Je ne les retenais pas, je n’étais pas une bonne élève. Elle non plus. Malgré mes efforts pour éviter le petit

nègre et mes brèves leçons de français, elle faisait peu de progrès. Mais nous nous comprenions. Elle disait toujours petit pour peu.

Elle sortait de son sac les photos de ses petits-enfants, prises lors des communions et des mariages. Leocadia était belle dans ses costumes de fête ; je lui trouvais beaucoup d’allure. Je me souviens de la réflexion d’un ami qui enseigne à Varsovie :

« Mes étudiantes sont d’une élégance remarquable, bien habillées, bien coiffées, souvent très jolies… »

Christine savait que le noir convenait à son léger embonpoint. Elle n’aimait pas les fanfreluches, ni ses filles. Mais je voyais sur les photos que le décor qui les entourait était assez kitsch, avec des napperons et des rideaux de dentelle, des tapisseries et des chromos aux murs, une multitude de bibelots sur les meubles, tout à fait comme chez les parents de ma correspondante roumaine, à Cluj.

Elle n’a jamais émis la moindre remarque à propos de l’accumulation de papiers, de cartes postales, de photographies et de menus objets sur nos bureaux, les tables, les rayons des bibliothèques, les appuis de fenêtre. C’est qu’elle partageait avec nous le culte du souvenir et l’amour des choses anciennes. Elle fut triste le jour où elle constata que la « madame » d’un couple en terre cuite avait disparu.

« C’est moi qui l’ai cassée, Christine ; elle est chez le restaurateur, je veux dire chez le monsieur qui va la réparer… »

Leocadia, elle, ne cassait jamais rien, ou presque. Quand elle fit tomber un petit cadre de chez Club, elle se mit à pleurer. Je la pris dans mes bras pour la consoler :

« C’est de ma faute, je l’avais posé en équilibre ; j’en ai cassé bien d’autres, et les cadres de Club sont très peu chers, et d’ailleurs j’en ai en réserve dans ce tiroir… »

Je lui ai montré, et elle a essuyé ses larmes.

Quelques jours après le cambriolage dont nous fûmes victimes à notre tour, Christine, qui le savait déjà par Sophie, était arrivée, le visage tragique. Je l’ai rassurée :

« Ce n’est pas grave, nous avons déjà tout rangé, nous attendons le vitrier pour remplacer la fenêtre, mais faites attention aux petits morceaux de verre qui peuvent avoir échappé à notre nettoyage et qui risquent de vous blesser.

— Qu’est-ce qu’ils ont pris ?

— Les bijoux en or de ma mère, de ma belle-mère, de ma grand-mère, des bagues. Ils n’ont pas trouvé d’argent puisque nous n’en gardons jamais à la maison. Faites comme nous, Christine… »

J’avais oublié qu’elle n’avait pas de compte en banque.

Qu’est-elle devenue, ma chère Leocadia ? Vit-elle toujours en Flandre où elle a rejoint sa Fille ? Est-elle retournée dans son pays ? Je pense souvent à elle.

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