Alors, oui, comme de bien entendu, la publication, dès l’âge peu conventionnel de 17 ans, de ses Mémoires, ne pouvait que raviver les controverses à propos de Greta. Et les critiques ont moins porté sur ses idées en tant que telles, qu’elles ne se sont déchaînées sur sa personnalité, et plus encore sur sa manière de mener son combat. Et, comme pour démontrer une fois pour toutes que ce monde n’a plus de rimbaldien (le poète ayant pour sa part écrit ses premiers vers si considérables dès l’âge encore moins canonique de 15 ans), un grand nombre d’intellectuels de renom ont sauté à pieds joints sur l’objet, pour le dépiauter et le déchirer à pleines dents, ou le piétiner pour qu’il n’en reste que poussière : et les épithètes inhabituellement violentes et déplaisantes, ou les insinuations presque infamantes sur ses puériles prétentions ou ses bouffées de franc délire se sont alignées en rangs serrés, pour que rien n’en réchappe, comme s’il s’agissait de décerner une palme à l’auteur « produisant » le désaveu le plus cinglant et la réprobation la plus indignée.

Évidemment, dès le titre, adroit contre-pied de sa célèbre accusation (Comment osez-vous dire que vous en faites assez ? – pour lutter contre le dérèglement climatique) lancée le 23 septembre à la tribune des Nations Unies, pour rappeler aux puissants de ce monde leur responsabilité historique, ce How I dare ne pouvait que se faire mal voir et devait nécessairement approfondir jusqu’au gouffre les positions déjà tranchées des uns et des autres, partisans ou détracteurs de l’écolière en année sabbatique.

Il vaut pourtant la peine de citer quelques passages de ce texte, certes coécrit avec un journaliste (celui-ci étant bien connu pour son impeccable impartialité et son absence de complaisance, histoire de réfuter par avance les soupçons de manipulation…), dans la mesure où ils jettent un regard cru sur un processus angoissant, et dont pas grand monde ne conteste la réalité et les conséquences désormais visibles à l’œil nu :

« On me dit de toutes parts que la manière dont je formule les enjeux de la question climatique dessert la cause que je suis supposée défendre, qu’elle serait contre-productive : et que les incantations, que l’annonce de catastrophes imminentes et inéluctables si on ne change pas radicalement notre manière de vivre et plus encore notre mode de production, que ces accents catastrophistes nuisent à une lecture réaliste du cours des choses et des enjeux qu’il suscite. Mais justement, ce cours des choses met lui-même en branle des forces qui risquent de le submerger, et nous tous avec lui. C’est ainsi : et c’est bien cela qui est nié, ou au mieux atténué. Dans ce monde, on ne peut plus regarder ailleurs… Et, à mon propos, entre nous, croit-on vraiment que je n’ai pas envie, à l’occasion, de changer de discours ? Mais c’est la réalité qui est la plus forte, et qui rend cette envie totalement illusoire…

« Donc, je serais une sorte de millénariste d’époque, comme toutes les époques, je présume, en ont enfanté. Mais mes opposants, qui ne font pas dans la mesure en général, se figurent-ils vraiment que, avec mes tresses et mes taches de rousseur sur le visage, j’ai une tête à vouloir couper les têtes ? Cela en dit plus long sur eux que sur moi…

« C’est un faux procès, intenté par ceux qui ne veulent que de faux débats, ou qui espèrent juste que les vrais débats s’enliseront ! Ce n’est pas bien compliqué : ce serait exactement la même chose, c’est-à-dire les mêmes commentaires hostiles, narquois ou injurieux, si par exemple je parlais de décroissance, tandis que la « raison économique » et ses « nécessités » sont comme chez elles partout sur la planète, et n’ont d’autre mot que celui de « croissance » en guise d’unique destinée à la vie sur terre.

« Je le sais : si l’on met le nez dans la rue au sortir de sa maison, d’un bureau ou d’une salle de classe, ou pour une promenade en forêt ou le long d’un canal, on peut ne rien sentir de néfaste dans l’air que l’on respire. Il ne faut pas croire pour autant que tout cela ne serait que du domaine de l’abstrait : car, un peu plus loin, la fonte des glaces produit un grondement aussi assourdissant dans l’esprit que le bruit de cataracte d’une chute d’eau dans un rapide.

« Il est inutile de me rétorquer que je serais une égérie de l’écologie punitive, et que je serais une sorte de gourou au féminin à la tête d’une armée de « Khmers verts ». On me traite de sadique, de fanatisée, d’irrationnelle, de ridicule, de totalitaire : et un arbitre parisien de la République des Lettres, qu’on a connu plus subtil, s’est même laissé aller à tweeter que je lui fais peur, que j’ai sur lui un effet réfrigérant, à rebours des « petites suédoises » qui l’allumaient dans sa folle (je suppose…) jeunesse. Fâcheuse influence, pourtant si loin de mes rêves, pour une enfant, que de révéler les vanités de tous ces fins esprits !

« Ma vision des choses sur eux est simple : si l’on pouvait, par un procédé technologique de pointe, transformer en électricité la suffisance ou l’autosuffisance d’un grand nombre de personnages puissants, eh bien nous pourrions assurer notre indépendance énergétique pour très longtemps, et même produire des surplus en abondance.

« D’ailleurs, pour aggraver mon cas, je dirais que le genre humain, pourtant réputé en la matière, n’a pas vraiment idée de ce à quoi il va lui falloir s’adapter dans des temps assez rapprochés. Eh bien nous, on veut savoir ! C’est tout de même fort étrange qu’une espèce ayant un tel instinct de conservation, et tant de moyens pour le combler, s’acharne à tout détruire sur son passage, et à une si grande échelle, comme pour encore amplifier ce défi-là !

« Moi, je ne fais que réclamer ce à quoi les dirigeants de ce monde se sont engagés, rien d’autre et pas moins. Ces fermes résolutions, adoptées dans l’enthousiasme de fins de conférences à Paris ou ailleurs, de diminuer drastiquement les émissions de gaz à effet de serre et de préserver les écosystèmes menacés, ce sont bien les leurs : est-ce ma responsabilité si, ayant déclaré cela, ils se sont depuis lors contentés de rebrousser chemin et de repartir d’un bon pas dans la mauvaise direction : exactement comme s’ils ne pouvaient concevoir, pour aller dans la bonne, de direction, que de marcher à reculons.

« Je ne dis rien d’autre que ceci, qui pour moi est une évidence : on va droit dans le mur : et on accélère à son approche, pédale à fond sur le champignon et sirènes hurlantes. Et ce n’est pas cela qui fera reculer le mur en question…

« Je sais bien que les porteuses de mauvaises nouvelles, de tout temps, ont été exécutées. Mais je préviens juste de ceci : les dérèglements en cours ne seront pas réglés à la dernière seconde, comme dans un film hollywoodien où le super-héros, après avoir déjoué les menées d’un groupe terroriste ou criminel, parvient au dernier instant à arrêter le compte à rebours, avant l’envolée de la musique et le départ apaisé vers de nouvelles aventures. »

Ces Mémoires de bonne tenue et écrits d’une plume alerte, laissent toutefois une impression étrange : moins une fin de parcours ou un retrait annoncés pour celle qui incarne plus qu’aucune autre la contestation d’un système s’arrogeant le privilège de jouer avec le feu au risque de tout brûler et d’entraîner chacun dans sa marche forcée du monde, qu’une teinte de mélancolie, pour quelque chose qui ressemblerait à une forme de jeunesse perdue.

Ce que ne dément évidemment pas la toute première phrase, déchirante, du livre :

Longtemps, très trop longtemps, j’ai eu 16 ans.

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