Il est dix-sept heures dans la métropole

Thomas Depryck,

Le jour décline, la température tombe, le vent se lève, léger et doux. La ville s’abreuve aux derniers rayons du soleil, expose tant bien que mal aux passants pressés et indifférents les quelques éclats qui lui restent encore.

Depuis sa fenêtre, Henri observe le ballet des corps.

Les gens ont l’air déprimés. Il semble bien que ça ne soit pas la joie dans les méninges, que les remous politiques actuels jouent sur l’humeur des uns des autres, créent une ambiance particulièrement délétère, favorisant l’installation d’une neurasthénie généralisée.

Mais pour Henri, ça n’a plus aucune importance.

Plus aucune.

Il se dit qu’il a tout le temps, qu’Anna ne rentre que dans quelques heures, qu’il peut sans problème réfléchir, là, maintenant, à un itinéraire idéal ou prendre la route, aviser chemin faisant, et présentement rêvasser à autre chose. L’essentiel étant de partir.

Puisqu’il le faut. Partir n’importe où.

Foutre le camp, tout quitter.

Partir. Un rêve pour certains, un cauchemar pour d’autres, ni l’un ni l’autre et un peu des deux pour Henri. Juste une contrariété de plus dans une existence terne et bancale, juste une possibilité de repartir à zéro, de poser de nouvelles bases, de faire table rase ou presque. Il a espéré un moment être envahi par quelque chose de vertigineux ; il a brièvement attendu quelque chose qui l’exalte, le pousse, le fasse sortir de la morosité ambiante… Mais ça n’est pas venu. Tant pis, tant mieux.

Tout quitter donc : appartement, femme (désormais « ex », puisqu’elle en a unilatéralement décidé ainsi), enfant, pays, etc.

Fuir plutôt que de batailler sur chaque bien, savoir à qui tel ou tel truc revient légitimement, s’envoyer des avocats et conseils à la tronche, etc. Bla bla bla.

Pas le courage, pas la rage ; s’en aller est plus facile, plus sain, pense-t-il.

La cuisine lui plaît pourtant.

Ses couleurs sombres mais élégantes, par exemple, ou la ligne épurée des meubles en bois brut (un mélange de hêtre et de chêne qui lui a coûté les yeux de la tête). Mais ce qu’il préfère par-dessus tout, c’est le plan de travail qui domine la pièce en son centre. Son évier incrusté, les taques de cuisson, le porte-couteau intégré, etc. Le tout semblant avoir été sculpté dans un seul et même morceau prédestiné à cet usage.

Tout cela va lui manquer, sans doute. Mais il en trouvera une autre de cuisine idéale, pas de souci, il en est convaincu.

Tout finit toujours par s’arranger. Il suffit d’être patient, de ne pas trop se ronger les ongles dans l’intervalle, et le calme revient, reprend sa place — comme s’il ne l’avait jamais quittée —, force tranquille et apaisante.

Henri prend une bière dans le frigo, cherche dans le tiroir à couverts un décapsuleur qui ne s’y trouve pas. Il sourit. Une fois de plus le rangement laisse à désirer. Il en est tout à la fois amusé et agacé. Il applique donc, comme autrefois, le goulot sur le rebord du plan et donne un coup sec sur la capsule pour la faire sauter. De la mousse déborde un peu. Il la laisse couler puis s’envoie la moitié du contenu de la bouteille dans le fond de la gorge.

Le liquide est frais et pétillant à souhait.

*

Le majordome arrive avec au moins une heure de retard sur l’horaire habituel. Sa tenue est négligée, un nouveau tatouage est apparu sur son cou, juste en dessous de l’oreille : un signe cabalistique incompréhensible. Il a la tête de quelqu’un qui a méchamment abusé de l’alcool la veille. À quoi et où peut-il bien passer ses nuits ? On est au milieu de nulle part. Il s’avance nonchalamment et tend ce qu’il a dans la main à l’homme qui, le regard absent, trône dans le fond de la vaste pièce.

Sire, vos journaux.

L’homme prend le tas de feuilles, et le pose à côté de lui.

Il n’a pas l’air de bonne humeur.

Vous êtes en retard. Pas envie de lire. Est-ce qu’il y a du nouveau ?

Non. Rien. Les articles se ressemblent, les informations ne bougent pas. Beaucoup de bavardages pour pas grand-chose. On évoque à nouveau un rattachement possible à la France, mais ça n’a l’air de convaincre personne.

Tout ça me fatigue, dit le vieillard.

Café ?

Le vieux hoche la tête, s’échappe, semble tout à coup flotter quelque part, loin.

On dirait que chaque jour qui passe le harcèle un peu plus.

Son corps se courbe, sa tête penche dangereusement, sa barbe longue et grise s’aplatit sur son torse. Il ne se lève plus, reste dans son fauteuil du lever au coucher, ne dit pratiquement plus rien.

C’est mauvais tout ça, pense le majordome, en servant une tasse.

Mais que peut-il bien faire ?

Depuis qu’il est clair que le pays ne peut plus exister, que tout se délite affreusement, le vieil homme semble avoir abandonné tout espoir. Les humiliations se marquent sur sa peau comme autant de stigmates.

Là-bas, tous semblent s’être embourbés dans un marasme sans fin. Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Comme si aucune des parties n’avait pris la peine de mesurer les conséquences de leurs actes et discours avant d’en venir aux faits. Un état d’hébétude absolue a succédé aux énervements, aux déclarations de principes, à l’affichage du mépris des uns envers les autres.

Il lui avait fallu abdiquer, et décamper.

*

Fred78 Je rappelle que la courtoisie est de mise sur le forum.

Discuter, se disputer une idée, etc. est une chose, s’insulter à tour de bras en est une autre. Les noms d’oiseaux balancés à chaque phrase ne font pas avancer le débat d’un iota. Tout message qui pourrait s’assimiler à une attaque sera supprimé dans la seconde.

Soyez fair-play.

C’est clair ?

Merci.

Pour rappel, en tant que modérateur, je peux modérer sans pitié.

XoGth @Fred78 C’est un peu facile de se prétendre modérateur pour censurer purement et simplement ce qui ne nous plaît pas. Mon message précédent a été supprimé, parce que j’y disais que MikTT est un gros con ?

Ce n’est pas une insulte, c’est la vérité.

Si je dis que MikTT est un gros con, c’est tout simplement parce qu’il est gros, ça se sent, et qu’il est con, ça se constate à la lecture de ses posts. Je ne vois pas quel est le problème. On ne peut pas s’exprimer librement en fait, c’est tout.

Fred78 @XoGth Ton message a été effacé parce qu’il est clairement insultant, et totalement infondé, comme toujours. Et si tu continues comme ça, je t’interdis de forum définitivement.

C’est clair ?

On n’est pas des animaux. Il y a moyen de parler sans tremper sa langue dans les latrines, non ?

*

Henri prend une autre bière. Il en reste cinq dans le frigo.

Tout juste ce qu’il faut.

Il l’ouvre et boit.

Anna ne lui avait absolument pas laissé le choix.

J’en ai marre.

Tu ne fous rien, je ne supporte plus de te voir affalé dans le canapé quand je rentre du boulot.

C’est en ces termes qu’elle avait brusquement congédié Henri, lui avait signifié la fin de leur mariage, sans que ça l’étonne, sans que ça le perturbe vraiment. Quatorze ans de vie commune créaient pourtant, croyait-il, des attachements indéfectibles.

Henri, depuis longtemps, ne ressentait plus rien du tout pour elle, juste une tendresse maladroite et contrariante. Lorsqu’Anna lui a demandé le divorce, il a surtout été très ennuyé, se disant qu’il allait maintenant falloir s’organiser, s’arranger pour la garde de leur fille, partager les meubles accumulés au long des années, trouver un autre logement, verser ou recevoir une pension alimentaire, etc.

Puis il fut contrarié par le fait qu’elle réclamait à peu près la totalité des biens communs. Parce qu’il ne travaillait plus depuis bientôt six ans, elle estimait que sa part devait être amputée drastiquement. Il eut beau protester, arguer qu’avant de perdre son job (pas de sa faute du reste, conjoncture économique merdique), il gagnait très bien sa vie, et que la voiture, par exemple, il l’avait achetée tout seul, sa femme n’en démordait pas.

Et bien garde-la ta foutue voiture, je m’en fous, je garde tout le reste.

Henri avait alors pris la décision de s’en aller, puisque c’est cela qu’on attendait de lui, sans rien. Juste sa bagnole. Après tout, quelle importance ? Tout lâcher, recommencer ailleurs, avec d’autres gens, sous d’autres cieux, voilà qui était plus intéressant.

Justement sa librairie venait de lui envoyer une invitation pour un séjour en Turquie. Une semaine en demi-pension. Des visites guidées. Une soirée typique avec des gens du cru, etc. Il irait là-bas, ce serait parfait. Il devait juste s’occuper du transport. Il irait en voiture, ça prendrait le temps qu’il faudrait, mais il irait de Bruxelles à Antalya de cette manière, d’une seule traite ou presque.

Et aujourd’hui est le jour du départ.

Il se sent prêt.

Encore une bière et ça ira.

*

La fatigue et l’ennui se lisent très nettement sur le visage du vieil homme : ils semblent avoir été gravés au burin dans sa peau, comme s’il n’avait vécu que ça durant toutes ces années, ou n’avait vécu toutes ces années que pour en arriver à ça, à l’épuisement, à la résignation.

Le majordome lui pose une question qu’il ne comprend pas.

Sire ?

Il est ailleurs, une fois de plus.

Quel intérêt encore de m’appeler « Sire » ou « Monseigneur » ou encore « Majesté » ? se demande-t-il.

Un roi sans royaume est-il encore un roi ?

Un roi sans royaume en exil est-il encore autre chose qu’un homme fatigué, trop vieux pour se battre, trop déçu pour envisager l’avenir ?

Puis quel avenir ?

La reine n’avait pas survécu. Ses enfants s’épanouissaient loin de tout ça, à Yale, à New York ou à Dubaï, il n’en savait rien.

Le majordome s’assied en face de lui. Il est le seul à avoir accepté de le suivre. Sans doute parce qu’il n’avait plus aucune attache, plus rien. Ce n’est même pas un sacrifice, même pas de la bravoure, juste une fuite pour lui aussi.

Il pianote sur le clavier de son ordinateur. Qu’est-ce qu’il peut bien toujours écrire comme ça ?

Le vieil homme le regarde, et s’interroge. Il a oublié jusqu’au prénom de la seule personne qui l’a suivi. Il se sent vide. La consistance des choses s’évanouit dans l’absence totale d’événements.

Il tente de se souvenir du moment précis à partir duquel plus rien n’avait été pareil, mais il lui semble maintenant qu’en réalité il en a toujours été ainsi, compliqué, tendu, virulent, et que la situation actuelle, bien qu’absurde, n’est finalement que logique, parce que profondément, même si parfois inconsciemment, désirée par les uns et les autres.

Plus étonnante est l’absence totale de réaction de la population. Apathie sur toute la ligne. Pas une manifestation, pas un drapeau, rien. Il est loin le temps où des millions de personnes descendaient dans la rue pour saluer la mémoire de son père, et avant lui de son grand-père.

Que représente-t-il, lui, désormais ?

Rien. Plus rien du tout.

*

TypeH Complètement d’accord avec Fred78. Soyons corrects les uns avec les autres. On est là pour parler politique pas pour se cracher dessus.

Je relance donc le débat, bêtement interrompu par les animaux du forum : le courage politique c’est aller à contresens de l’avis populaire, et suivre coûte que coûte son intime conviction. La peine de mort a été abolie de cette manière, en dépit d’une opinion majoritairement défavorable… Il faut avoir confiance. Les hommes politiques forts savent ce qu’ils font.

XoGth @TypeH Animal toi-même. Ce que tu dis est stupide, tu m’as tout l’air d’être une andouille de première zone.

Et un lèche-bottes par surcroît.

Asinus asinum fricat.

Il y a quand même une grande différence entre la peine de mort et l’avenir d’un pays. Le courage politique n’existe qu’avec les grandes idées. Quand l’obstination se nourrit exclusivement de l’ego et de l’étroitesse d’esprit, il n’y a rien que de la bêtise, de la malhonnêteté, du clientélisme, etc. Le courage politique aujourd’hui ça serait : supprimer les prisons (suite logique de l’abolition de la peine de mort) ou mettre en place l’allocation universelle, le reste c’est de la couillonnade.

Et il faut vraiment être un triple connard pour ne pas le comprendre.

TypeH @XoGth Tu commences vraiment à me courir sur le haricot toi. Ton latin ne m’impressionne pas, OK ? Je dis ce que je dis c’est tout.

XoGth @TypeH C’est tout ? Belle démonstration de ta connerie !

Fred78 @XoGth Tu dépasses les bornes là.

Je te vire.

Bon, je n’ai pas envie de passer ma vie à gendarmer sur ce forum. Soyez courtois ou je ferme tout !

C’est clair ?

*

Il roule depuis trois bonnes heures, à vive allure.

Il pleut légèrement.

La circulation est dense.

Henri a le bon réflexe lorsque la caravane qui est devant lui commence à tanguer. Si jamais elle part en vrille, il vaut mieux être devant se dit-il. Il met donc son clignotant, mais néglige de regarder dans son rétro et emboutit, à cent cinquante kilomètres/heure, la voiture qui déboule sur sa gauche pour le dépasser.

Son véhicule rebondit sur l’autre qui va s’encastrer bruyamment dans la berne centrale.

Lui dérape, tournicote deux ou trois fois, ses pneus éclatent, sa voiture effectue une pirouette spectaculaire — deux tonneaux dans l’horizon — puis s’écrase sur le toit, se traîne sur quelques mètres, puis s’immobilise.

Henri meurt sur le coup, mais comme si ça ne suffisait pas, une autre voiture lui rentre dedans. Le choc est tel que le moteur explose.

Il ne reste rien.

Ni de la voiture.

Ni d’Henri, ni de l’autre véhicule, ni de l’autre conducteur.

Triste journée, dira l’un des pompiers.

*

Le vieillard opine du chef. Oui, ça y est.

Il est seul.

Il fait noir.

La petite lampe au-dessus de son fauteuil l’éclaire à peine.

Il glisse les cachets un à un sur sa langue et les avale par groupe de quatre ou cinq à l’aide d’une bonne rasade d’eau du robinet. Elle a un goût merveilleux, l’eau, dans les régions montagneuses. Il s’endort rapidement. Il fait un rêve : il rentre chez lui, retrouve sa famille, allume la télévision pour ses petits-enfants, boit un bon verre de bière ou de vin avec sa femme, la reine, il convoque le premier ministre, s’entretient avec lui afin de mettre au point son discours de Noël.

Puis plus rien.

Quand le majordome arrive le matin suivant, il ne peut que constater la mort.

Il soupire.

Il va falloir trouver un nouveau boulot.

Encore.

*

Fred78 Je viens de supprimer les vingt-cinq messages insultants de XoGth, qui a cru malin d’user de pseudos différents, mais qui a oublié qu’une même adresse IP ne laisse pas beaucoup de doute sur le fait qu’il s’agit de la même personne. J’en ai vraiment marre. De lui qui exagère vraiment, mais de tous les autres, et ils sont nombreux, qui en rajoutent, répondent, embrouillent tout.

Donc, vu l’absence totale de courtoisie, et l’impossibilité manifeste de débattre sereinement ici, je me vois dans l’obligation de bloquer ce fil.

Je le laisse en ligne quelques jours encore, puis je supprime tout.

Il est évident que les points de vue sont inconciliables.

Chercher le compromis semble mener à une impasse.

Si, par miracle, vous avez des remarques intéressantes, des idées de solution, etc. envoyez-moi un mp. On ne sait jamais, mais je n’y crois plus.

Si vous voulez juste me traiter de tous les noms, oubliez-moi.

C’est clair ?

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