Aller simple en BelgoStar

Emmanuel Donnet,

— Goedemorgen, Meneer. Ticket alstublieft. Dank u.

Wim passa au rang suivant. Une femme seule lisait un quotidien francophone. Français, évidemment. Il ne pouvait plus être que français.

— Goedemorgen, Mevrouw. Ticket alstublieft.

— Excusez-moi. Vous parlez français ? Je viens de Caen, vous savez, jugea-t-elle utile de préciser.

Wim jeta un regard furtif de droite et de gauche. Le règlement était formel ; autant éviter les ennuis. Rien que les navetteurs habituels ; peu de chance qu’un officiel se cache parmi eux.

— Je ne devrais pas, mais on ne se refait pas comme ça, hein ?

— Je peux imaginer.

Elle tendit son ticket à Wim.

— Je l’ai vu à votre journal, là. Les Français de Belgique, ils lisent encore les journaux locaux. Eux non plus, ils ne se refont pas comme ça.

La femme prit un sourire compassé. Visiblement, ce qu’elle retenait de la récente annexion était les tracas linguistiques supplémentaires à la frontière. Wim ne pouvait que compatir.

— Dank u. Merci, Madame.

— Merci à vous.

— Ticket alstublieft. Dank u.

Un peu plus loin, il en vit un. Il lisait Vers l’avenir. Wim eut un pincement au cœur. C’était de plus en plus rare d’en voir. Maintenant qu’il leur était plus facile de rejoindre n’importe quel autre point de France que de pénétrer dans le Koninkrijk van Vlaanderen, rares étaient les ex-Wallons qui s’y aventuraient encore. Wim vérifia que personne n’était entré dans le wagon.

— Ticket, s’il vous plaît, Monsieur.

L’homme parut surpris. Il tendit son ticket avec raideur.

— Vous… Vous parlez français ?

— Bien sûr, Monsieur. Je l’ai étudié dix ans à l’école.

— Oui, c’est vrai, je me souviens. Mais, je veux dire… Vous pouvez le parler ?

— Non. M’enfin, ça fait pas si longtemps qu’on s’est séparés, et vous me manquez déjà.

— Moi ?

— Non, pas toi ! Vous ! Jullie, Franstaligen.

— C’est la meilleure, ça. C’est pas vous qui vouliez qu’on se sépare ?

Wim sentit qu’il ne valait mieux pas s’aventurer sur ce terrain. Il ne fit semblant de rien.

— Ça m’a fait plaisir de vous parler. Bon voyage. Dank u, Meneer.

Non, les francophones ne sont pas tous futés. Ce n’était pas une raison pour séparer un pays, quand même.

*

L’inspecteur Lacmant n’était pas d’humeur à rire. Ce petit con de contrôleur lui avait échappé une fois de plus. Rien dans ses effets personnels. Rien sur lui. Rien dans la cabine de pilotage. Rien du côté des indics placés judicieusement dans le train. Soit il était très fort, soit il avait beaucoup de chance. Soit Lacmant s’était mis martel en tête à tort. Il ne pouvait y croire. Vingt-deux ans qu’il faisait ce métier. Il ne se laissait pas pigeonner si facilement. Le prochain coup de filet serait le dernier. Et le bon.

*

Ils venaient de passer le checkpoint. Point de contrôle, comme disaient les Français pure souche. Encore un de ces mots sur lesquels on reconnaissait les ex-Wallons. Wim était soulagé. La flicaille du Sud n’avait de nouveau rien trouvé. Il aurait préféré ne pas avoir à jouer ce petit jeu dangereux. Il aurait préféré pouvoir échanger quelques blagues régionales avec ces pauvres bougres, plutôt que de s’inquiéter qu’ils tombent sur le pot aux roses. Quelle idée, quand même, cet embargo sur la flotte. Les politiques du Koninkrijk criaient au scandale, bien sûr : mesquinerie, abus de pouvoir, aliénation d’un droit fondamental… Leurs homologues, de l’autre côté de la République bruxelloise, faisaient la sourde oreille, feignaient l’étonnement, et continuaient à interdire toute exportation d’eau de source vers le nord. Tout ça pour quelques vieilles querelles. Ça dépassait amplement Wim. Lui, il aimait simplement l’eau minérale. Il avait été bercé à la Spa et la Bru. Beaucoup de ses amis aussi. Pourquoi devaient-ils pâtir des caprices de leurs dirigeants ? L’idée du trafic — un bien sale mot — lui était venue assez naturellement. Ses vieux amis de la nmvs1 avaient permis assez simplement de le mettre en place. Cela faisait de Wim un hors-la-loi, et il en était mal à l’aise. Quelques litres par trajet ; quelques trajets par semaine ; rien qui puisse s’apparenter à un trafic à proprement parler. Il ne gagnait pas un cent là-dessus, en plus. Il faisait tout cela par amour de l’eau. Pourquoi la maréchaussée s’acharnait-elle sur lui pour si peu ?

*

— Y a-t-il des questions ?

— Inspecteur, pensez-vous qu’il soit vraiment nécessaire de déployer une deuxième équipe ?

— Ne sous-estimez pas notre cible. Il déjoue mes tentatives depuis des mois. Pas moyen de mettre la main sur quoi que ce soit. Il faut frapper un grand coup, une bonne fois pour toutes. Autres questions ?

— Oui, inspecteur. Nous avons bien ordre de tirer dès le moindre signe suspect ?

— Tout à fait. Je vous l’ai dit : la cible est dangereuse. Si son trafic est indécelable par les moyens classiques, c’est qu’il bénéficie d’appuis de réseaux dont il faut se méfier. On ne lésine pas sur les moyens. Armes semi-automatiques pour tout le monde. Autre chose ? Bien, fin du briefing. Rendez-vous au parking à dix-huit heures treize pour le début des opérations.

*

Wim était content. Sa dernière livraison s’était bien déroulée. Il repartait maintenant dans le Sud pour son classique Antwerpen-Liège-Antwerpen. Dernier réapprovisionnement avant le week-end. La police avait un peu trop montré son nez à son goût, cette semaine. Wim espérait qu’il ne les reverrait pas sur le trajet retour ; il avait eu sa dose de stress pour le mois.

— Goedemiddag. Ah, Meneer Vandegucht ! Hoe is het?

— Alles goed, dank u.

— Prettige namiddag. Goedemiddag. Ticket alstublieft.

— Bonjour, vous pourriez me dire où trouver à boire ?

Wim fut surpris. Par le français et par la question.

— Iets te drinken ? In onze bar kunt u…

— Excusez-moi, je ne parle pas bien le néerlandais. Je viens de Caen.

Wim se dit qu’ils venaient tous de Caen et sourit. Il fit son contrôle de routine. Pas d’officiel en vue.

— Vous pouvez aller dans la voiture-bar, à l’avant du train.

— L’avant du train ? Mais c’est loin ! Il n’y a pas d’autre moyen ? Un distributeur automatique ?

— Malheureusement, non. Qu’est-ce que vous voulez boire ?

— De l’eau, juste de l’eau.

— Vous pouvez aller dans les toilettes, vous savez. Elle est potable.

Il hésita un moment, regarda attentivement l’homme, puis poursuivit :

— Surtout dans la voiture quatre.

En prononçant ces mots, il se dit qu’il n’aurait pas dû. Il repensa à Caen. Ils venaient tous de Caen. C’était trop gros. Il entendit au même moment un grésillement. L’homme sortit un talkie-walkie et y lâcha une phrase en un français incompréhensible pour Wim. Il saisit juste « quatre ». Les portes des deux côtés du compartiment s’ouvrirent et crachèrent un flot d’individus cagoulés, l’arme au poing. L’un d’eux pointa son arme vers Wim en s’approchant à vive allure.

— Les mains derrière la tête, Destree. Tu es fini.

Wim obtempéra. Les autres passagers étaient évacués brusquement, interloqués. Tout allait si vite.

— Alors, comme ça, l’eau est bonne dans la voiture quatre. C’est là que tu la planques, notre flotte ?

Cet accent. Liège. Ils venaient de Liège. C’était Lacmant. Wim soupira. Ce type aurait fini par l’avoir. Tout ça pour quelques litres de Spa. Et un peu de Bru. Il pensa à sa flasque. Le goût métallique de la Bru s’y accordait si bien.

— Hein, c’est là que tu la planques, notre flotte ?

Wim ne pensait plus qu’à une chose : en finir avec cette histoire. Où se finirait-elle, d’ailleurs ? Extradition ? Travaux d’intérêt général ? Prison ? Il était de bonne volonté. Juste un brave type qui aime la bonne eau. Il n’avait plus rien à cacher. Il sortit sa flasque de sa poche intérieure.

Une détonation retentit. Wim regarda, étonné, le poing de Lacmant, tendu devant lui. Un filet de fumée s’échappait du canon de son arme. Wim n’avait pas mal, mais il sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Son cœur. Son cœur ne battait plus. Cela lui faisait tout bizarre. Il avait vraiment soif, maintenant. Sa flasque lui tomba des mains. Il faisait si sombre tout d’un…

*

Ci-gît Wim Destree, mort pour n’avoir abandonné ses sources.

Hier ligt Wim Destree, dood voor zijn liefde van bronnen.

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