Il était une fois la mort

Luc Dellisse,

À JFP

C’est donc vrai. La mort existe. On en doutait, elle est là. Elle s’avance, en caméra subjective. Par la pluie et par le vent, elle se glisse le long de la falaise, jusqu’à la dernière grande maison grise. Hauteville House. Elle connaît le secret des serrures. Elle entre sans frapper.

N’est-ce pas ici son antre ? Tout est fait pour l’accueillir. Ces murs sombres, ces escaliers de nuit. Ces meubles d’ébène, ces cheminées couleur de suie. Et ces dragons, ces guivres, ces gargouilles, sculptés dans le bois le plus noir. Pas de veilleuse, pas de foyer rougeoyant. Carreaux fanés des portes vitrées. Lourdes tentures de pourpre dans les corridors éteints. Un certain froid, une certaine odeur de fleurs en marcescence, rappellent l’atmosphère du tombeau. Le moindre papier qui traîne est couvert d’encre noire, recto verso.

Le Maître des lieux a bien fait les choses. Tout est choisi pour son impact funéraire. Qui est-il ? Quel être morbide a présidé à cette opération Halloween ? Est-ce un maniaque, un nécrophage ? À quoi rime cette accumulation de noir et de nuit ? Une immense masse aveugle empêtre toute vie. La mort rôde, saisie, charmée. Elle jouit du culte qui lui est rendu.

Elle poursuit sa visite, elle monte les marches. Entrouvre la porte des chambres. La maisonnée nombreuse est déconnectée. L’épouse, la fille, les fils, les amies, les proches, les cuisinières, les exilés d’un soir, n’offrent au regard qu’un sommeil torpide. Des êtres velus, la bouche ouverte, les membres raides, pris dans l’horreur d’une chambre obscure qui fixe leur vie sur du papier glacé. Ils sont déjà soumis au règne de la mort, aucun d’eux n’atteindra la vieillesse, et la mort les enjambe, elle guette leur souffle, elle les laisse respirer encore un peu.

Il y a un deuxième étage, quelques chambres de service, des lits courts où remuent aux approches du matin le corps d’une ou deux grosses femmes de chambre encore jeunes et blondes, mais fatiguées par leurs charges. Du menu fretin. La mort, sans s’arrêter, passe dans la plus grande chambre entrouverte, la chambre du maître à l’évidence, avec ses suspensions en cuivre, son poêle, ses livres, son faux baldaquin. Elle s’approche du lit, esquisse un geste de dépit. La courtepointe est rabattue, le drap déjà froid, l’emplacement d’un corps robuste s’efface lentement comme dans la neige les traces d’un animal fabuleux.

Au-dessus des têtes, au sommet de la maison, il reste un dernier niveau, une cage en verre, un look-out de vigie farouche, et l’oiseau est dans la cage, la vigie est à son poste.

L’aube monte et la lumière. La mort s’efface (elle reviendra rôder). L’homme a trempé sa plume dans l’encrier et part comme un bolide dans sa phrase, la tête en avant.

Nous sommes à Guernesey, l’an cinq de l’exil. Sur son île dérivant au large, Hugo travaille et il est heureux. Il a réalisé, sous une forme concertée et joyeuse, l’idéal secret de tout écrivain. Être enfin immobilisé, cerné, emprisonné. Cesser d’exister en vain. N’avoir plus rien d’autre à faire qu’écrire. Être une machine – une machine à faire des livres, comme disait le grand aîné, le seul rival, Chateaubriand.

Être sa propre machine, son bloc-moteur, son robot-mécène, sa télécommande d’émotions et d’idées. Tel est le ressort de la littérature. On ne devient écrivain qu’en devenant une machine – au service d’opérations infinies. Tout se ramène finalement à un problème d’énergie et de concentration. Ils l’ont tous dit, avec les mots de leur époque, de leur sac : Montaigne, Pascal, Saint-Simon, Voltaire, Chateaubriand, Hugo, Proust, Céline. Ils l’ont su très vite. D’autres, il est vrai, ne s’en sont jamais doutés.

Il saute aux yeux qu’Hugo a choisi la forme de son exil. Même ne parlant pas de langues étrangères (un peu l’espagnol), même chassé de Belgique, il aurait pu choisir les forêts du Luxembourg, les rivages du lac Léman. Il a préféré rester en vue des côtes françaises. À quelques encablures de la route de Paris. Mais il a surtout choisi une situation héroïque par excellence : un poste de pilotage, entre ciel et mer, au milieu des brisants, et là, le nez collé au vitrage, capitaine solitaire et vainqueur, il navigue dans les conditions de haut risque, vent debout.

Malgré ce quadrillage romantique, ce système de la nuit, de l’orage, du désordre, des ruines, de l’océan, des burgs torturés où il prospère, Hugo, fondamentalement, est un classique. Six heures d’écriture par jour, en forme ou pas, inspiré ou pas, toujours sur le qui-vive, flic mental de soi-même, pas d’autre sang que l’encre, pas d’autres idées que littéraires, et l’intendance suivra. Dans cette opération de ténèbres, la lumière règne et doit régner.

Ça commence le matin, tôt, presque à l’aube. La maison gît dans un silence à crier. De sa chambre jusqu’au poste de pilotage, il n’y a que quelques marches à gravir. Mais d’abord, collation sur le pouce : deux œufs crus et du café froid. Aucune satisfaction hédoniste là-dedans. C’est juste un choix pratique (les bonnes dorment encore, le fourneau est froid) et chimique (caféine, protéines, amidon). On est loin du bon petit-déjeuner avant de s’y mettre, il s’agit seulement de recharger les batteries de la machine, et en route.

Hugo, à partir de cinquante ans, tourne le dos aux pertes et aux pannes de l’écriture. Avec lui, pas de ces révélations consternantes sur la vraie vie cachée. Il n’est plus qu’un vieux salaud coriace qui écrit, il n’y a rien d’autre. Il importe de ne pas s’y tromper. Le reste existe encore, sans doute, mais parce qu’il faut bien une vie sous l’écriture – comme de l’eau sous la glace. Dieu, le sexe, le peuple, l’âpre vin rouge de Montreuil, le tourisme, sont des passions sincères, mais contingentes. Elles ne comptent ni plus ni moins que les œufs crus et le café froid : des aliments de sa manie. Dieu me parle, donc j’écris. Mes enfants meurent, donc j’écris. Mes femmes de chambre s’abandonnent à mes privautés, donc j’écris. Je suis vieux, j’ai déjà un pied dans la tombe, donc j’écris. Hugo-Garibaldi, Hugo-Moïse, Hugo-Jules Ferry, Hugo-Jean Valjean, émanent du plus profond de Hugo et ne mentent, à proprement parler, pas. Mais ce ne sont au fond que des mascarades, puisque chez Hugo (contrairement à Zola, par exemple), l’écriture n’est jamais un moyen au service d’une cause. Le moyen, c’est la vie, dans tous ses états. La littérature est le vrai but ultime et transcendant.

Aussi, chez Hugo, l’humanisme le plus éclatant, l’égotisme le plus renversant, la sensibilité la plus névrotique, ne servent que de prisme au mystère : un piège complexe de papier, d’encre, de plume en fer, tendu dans le look-out de Guernesey.

Le jour dure longtemps. Après les longues heures de travail, viennent le repas, la conversation détendue avec la maisonnée enfin réveillée, la visite des exilés, le petit complot intense qui rêve de chasser l’empereur d’opérette qui régente Paris avec ses travaux d’urbanisme, ses expéditions coloniales, sa musique d’Offenbach.

Il y a l’heure accordée au dessin (où le café au lait sucré et la gelée de groseille viennent parfois agrémenter les arabesques du pinceau), la promenade au bras de Juliette Drouet, l’amoureuse de la maison voisine, en suivant toujours la même ligne pointillée invisible qui permet d’oublier le pittoresque, de rester dans sa bulle, entre soi. Des bribes de vers surgissent, il les laisse fuir, comme au-dessus des têtes le cri des oiseaux qui ont perdu la mer.

Mais reviendra la nuit. Le point concentrique des ténèbres. Il va falloir rentrer, retrouver la petite meute. Hugo ne craint pas la nuit, il n’a peur de rien, mais il en éprouve la fascination et l’angoisse. Il sait que chaque nuit, profitant de notre cécité profonde, les portes de l’autre monde s’ouvrent. Les morts remuent. La bouche d’ombre est à l’aise pour parler.

Depuis longtemps il le savait. Il vivait avec cette présence, ce poids de merveilles terribles, en grappe autour de lui. La mort de sa Fille aînée, Léopoldine, noyée, à Villequier comme on sait, juste après son mariage, avait inauguré cette acoustique inquiétante. Poldine l’accompagnait, le protégeait. Elle était devenue, si belle, avec de longues jambes et un bandeau de cheveux préraphaélite, son ange gardien. Parfois, la tête sur l’oreiller, au moment de plonger dans un sommeil stoïque, il l’entendait, doucement, chuchoter, frapper.

Mais tout a commencé vraiment après le coup d’État, après la fuite, sur la première île, où l’on manquait de tout, Jersey. Jersey, la famille regroupée autour du poêle, ça s’ennuyait ferme, Hugo lui s’en tirait à merveille, il avait son travail, son rythme de croisière, se lever tôt, s’y mettre, abattre l’écriture du jour, six heures durant, finir et mourir. Quand même, le soir, au seuil des nuits interminables de l’hiver, qui semblent monter, battues en encre, de l’océan lui-même, gel noir poisseux posé sur les choses, rien n’y faisait, ni les jeux de société, ni l’amour de la famille, ni même les complots d’exilés. La vanité du monde s’imposait.

Aussi, en septembre de 1853, quand débarque (on l’imagine avec des dentelles et des rubans, et une ombrelle), Madame de Girardin, tout est prêt pour un choc salutaire. Vieille amie, elle vient passer quelques jours, bien accueillie : les visages amicaux et les nouvelles de France sont toujours attendus impatiemment. Elle est surprise de l’indigence des exercices du soir : Comment, vous ne faites pas tourner les tables ? On imagine la réaction de l’entourage : Charles Hugo (le fils préféré), Auguste Vacquerie, Paul Meurice (les amis du premier cercle). Ils sont républicains, rebelles, plutôt rationalistes (avec une petite touche de mysticisme). Ils voient clair dans cette manie du spiritisme, en France et en Europe, depuis quelque temps : c’est une mode encouragée par le gouvernement scélérat du Second Empire, pour distraire les esprits de la politique. Line table est une table, et un mort, un mort.

Madame Hugo, l’épouse en titre (la vraie, c’est Juliette, la dame de cœur), Madame Hugo a une petite expérience de la chose. Avec des amies, elle a essayé et la table s’est tue, résolument. Mais bon, puisque Madame de Girardin insiste, que c’est une amie et qu’elle est formelle, on va essayer, pour lui faire plaisir et puis on ne sait jamais. Les premières séances sont infructueuses. Le système est pourtant simple. Absurde, mais simple comme bonjour. On s’assied en cercle autour de la table. La table parle. Elle frappe un coup par lettre. Pour frapper la lettre C, par exemple, elle frappe trois coups, puis s’arrête un instant, afin d’indiquer que pour cette lettre-là, le compte est bon. Elle recommence avec la suivante. Par ailleurs, quand on lui pose une question qui peut se résoudre par oui ou par non, elle frappe plus fort, un coup pour oui, deux coups pour non. Tout cela est très bien, mais reste théorique. Un soir, deux soirs. La table se tait. Madame de Girardin ne se tient pas pour battue. C’est parce que la table est carrée, il en faudrait une ronde. Elle va l’acheter elle-même, un simple guéridon, dans un magasin de jouets d’enfants. Le soir suivant on réessaie. Échec. On essaie encore, le surlendemain, 11 septembre. Et ça se met à parler. Et cette parole de l’autre monde, multiple, impossible, inaltérable, durant deux ans, ne s’arrêtera plus.

Au début, que l’âme des morts et des mortes, à commencer par la fille perdue, Léopoldine, se manifestent, parlent, prêchent la prière et l’amour, il n’y a là, sur l’échiquier des mystères, rien d’absolument étonnant. Et que Napoléon 1er, le grand ordonnateur, fasse une fracassante intervention tabulaire pour désavouer son neveu (« Au secours ! À l’assassin ! Ma race me sacrifie ! »), c’est dans l’ordre. Que Shakespeare, qu’Eschyle dictent des fragments d’œuvres posthumes par le biais des tables – longue mélopée d’alexandrins français pénétrés de prosopopées et d’antithèses : bien sûr. Mais quand l’ombre du sépulcre, quand la République, quand la Mort, à leur tour viennent parler et prêcher, la folie, dans la sombre maison de Jersey, progresse, et la raison menace de vaciller.

Non, pourtant. C’est une révélation. On vient d’installer dans le salon de Jersey, un central téléphonique complet branché sur l’au-delà, et couplé avec un who’s who. Ça parle, ça communique, mais les correspondants sont de tout premier plan. Galilée, Robespierre, Dante, le lion d’Androclès, Molière, viennent s’ajouter aux premiers noms cités. Tous, d’ailleurs, sont étonnamment prolixes : quand ils dictent, en vers et en prose, ils ne sont pas avares de leurs mots. Tous ils sont mus, il est vrai, par le plaisir de confronter leur point de vue avec celui d’Hugo, génie encore en activité, dont ils ne sont pas sans avoir entendu parler dans le royaume des morts.

Nous savons que les vers de Shakespeare et de Molière, quand ils sortent des tables, ressemblent à des vers d’Hugo comme deux gouttes d’eau. Nous pouvons calculer que pour dicter les messages dont nous avons la transcription, les sténographes de la maisonnée chargés de transformer les coups en lettres et les lettres en mots ont parfois dû tenir le rythme de trois coups par seconde sans interruption durant de longues heures. Nous voyons bien que ni la supercherie, ni l’hypnose collective, ni après tout, la véracité du spiritisme, ne constituent des explications autonomes satisfaisantes. Mais pour Hugo et ses proches, confrontés à une réalité fulgurante, le phénomène a eu des effets concentriques et durables. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’ils ont cru.

Hugo aperçoit tout de suite le parti qu’il peut tirer de cet immense déversoir de sagesse folle. On a du mal à imaginer, dans des circonstances ordinaires, cet homme à l’ego exorbitant collaborant avec des sous-fifres, et écrivant à quatre mains, comme un vulgaire scénariste de Hollywood. Mais quoi de plus cohérent, quand c’est la mort même qui prend la parole, que d’envisager une collaboration ? Oui, là, à Jersey, durant plusieurs jours, Hugo a pensé sérieusement à écrire, de moitié avec sa majesté la mort, un petit livre de Conseils à Dieu et il faut déplorer, absolument, que ce projet n’ait pas abouti.

Au bout de deux ans, l’effarement prendra le pas sur la curiosité, un des participants habituels, Jules Allix, sera frappé de folie, et l’ordre d’expulsion, lancé par le gouverneur britannique de Jersey (tous ces Français remuants qui n’arrêtent pas de comploter sont devenus sa hantise) viendra interrompre définitivement les séances de spiritisme.

Mais les esprits, plus jamais, ne s’arrêteront de parler. La mort, plus jamais, n’arrêtera de rôder. Les phénomènes anormaux accompagneront Hugo tout le reste de sa longue vie. Des flammes apparaissent, des voix chuchotent, des sonneries éclatent, des chambres s’illuminent, des coups sont frappés à des murs sans voisin. Hugo en tirera, peu à peu, une théorie des âmes et les prémisses d’une religion dont il s’est senti souvent l’initiateur. Seule l’importance qu’il accordait à son œuvre « personnelle » (Les Misérables, La Légende des Siècles), l’a éloigné du prosélytisme d’une nouvelle religion. Partout la mort (non pas le risque personnel de mourir, mais une présence consciente, raisonnante, mobile, protéiforme) se rappelle à lui par quelque signe.

Il était une fois la mort. Bientôt tous les proches d’Hugo vont être frappés. Sa femme, morte. Sa seconde fille, Adèle ? Folle ! Quand il rentre d’exil, en 1870, il lui reste ses deux fils, intelligents, dépensiers et poitrinaires, mais eux aussi, très vite, il les perdra. Le Paris qu’il retrouve a prodigieusement changé. Durant ces vingt ans d’absence, Haussmann et la seconde révolution industrielle ont modifié la forme et le rythme de la capitale. Le siège par les Prussiens, puis la Commune, pèseront à leur tour sur cette ville de tous les souvenirs. Glorieux, entouré, célébré, et en même temps isolé, décontenancé, effaré, tel nous apparaît le Hugo de la dernière ligne droite (de 1871 à la congestion qui le frappera en 1878 et le laissera diminué). Hugo, désormais, avec une curiosité prosaïque et gourmande, les yeux ouverts, attend la suite.

Partager