Un inédit de Hugo Victor

Jean Jauniaux,

En guise d’introduction

Est-il nécessaire de présenter Nicolas Dostkine aux lecteurs de cet ouvrage ? Par millions, les lecteurs ont plébiscité l’écrivain hennuyer : les tirages pharaoniques en font foi. Chaque année, à la rentrée littéraire de septembre, apparaissait en librairie le nouvel ouvrage de Dostkine. Les traductions, les adaptations au cinéma ou à la télévision, les critiques dithyrambiques élargissaient sans cesse la renommée de l’auteur et le nombre d’exemplaires (non seulement vendus mais… lus !), qui figurent à présent au voisinage de la Bible, d’Agatha Christie et de son compatriote Simenon. Par testament – un document apocryphe heureusement retrouvé et rapidement identifié –, l’écrivain légua au Fonds qui porte son nom l’ensemble des manuscrits contenus dans les cartons stockés à l’intérieur du fameux « bunker de Saint-Idesbald ». Le dépouillement de ces milliers de pages (ses « vrais romans » comme il les désigna) exigera plusieurs années de travail aux chercheurs de l’Université de Mons qui en est la dépositaire. Mais d’ores et déjà, un des exégètes parmi les plus zélés présenta, lors d’une communication à l’Académie, le surprenant résultat d’une analyse à laquelle il soumit les titres de l’œuvre dostkinienne : c’est à Victor Hugo (Les Contemplations) que Nicolas Dostkine emprunta le titre de chacun de ses ouvrages publiés à ce jour.

Ce fut le cas pour les grands cycles romanesques : Lueurs d’une forge, Un vaisseau qui sombre, Le soir silencieux, Le voilé de l’éternité. Les éthers inaccessibles. Habitant de l’oubli…, les méditations poétiques : À ce grand soleil ignoré. L’ombre où Dieu seul entre, Sa fauve aurore…, les mémoires imaginaires : Tout ce noir chaos lumineux…

Mais là ne s’arrête pas l’étrange fascination qu’éprouvait Dostkine pour l’auteur des Misérables. À l’occasion du bicentenaire de V Hugo, l’Université de Mons a bien voulu nous donner à publier les premières feuilles d’un étonnant inédit, appartenant à la veine autobiographique du Hennuyer.

Ces pages dévoilent une parenté douloureuse, ténébreuse entre l’écrivain du Pays Noir et la grande ombre qui le hanta pendant les trente années de cette vie dont chaque instant fut voué à l’écriture, depuis la publication de son premier succès universel : Les deux ailes de la prière, en 1972 (il avait vingt ans !) jusqu’à sa mort brutale, 30 ans après… Un fatal 26 février qui coïncidait avec l’anniversaire de sa naissance, et, cruel jeu du sort, avec le jubilé de Hugo !

Voici les premières pages de Patrimoine…

Le plus beau patrimoine est un nom révéré.

V. Hugo, Odes et Ballades, « À mon père », août 1823

Patrimoine

Je m’appelle Victor. Je veux dire : mon nom de famille est Victor. Le patronyme que me légua mon père et, avant lui, un lignage moustachu de grands-pères, semblables à ce soldat, appuyé sur l’acier de son fusil, une bouffarde à la main, debout dans la paix du soir, qui regardait, depuis son cadre accroché au mur de la cuisine, mon père lisant à voix haute des bibliothèques entières…

Mon père ne devait pas être dépourvu de bonté, ou d’autres sentiments estimables. Toutefois, il ne parvint jamais à les exprimer autrement qu’en récitant de longs extraits de textes classiques. Cette propension à l’athymie (terme savant qui désigne, selon un médecin qui s’intéressa à mon père à la fin de sa vie, « une absence de capacité à ressentir ou à exprimer des sentiments ») expliqua sans doute la disparition prématurée de ma mère, artiste trop sensible à la beauté évanescente des choses, pour se résigner à en être dépourvue fût-ce par le mariage ou la maternité qui s’ensuivit lorsque je jaillis de ses entrailles dans une clinique triste juchée au bord de la Haine.

Mon père abhorrait le nom qu’il portait et que, contre mon gré (demande-t-on son avis à un nouveau-né ?) il m’offrit en partage. S’appeler VICTOR… alors que sa vie n’était que défaite ! Victor, un nom d’empereur pour ce clown triste qui, chaque matin de la semaine, après m’avoir confié à la nourrice, au préau de l’école ou à d’autres studieux destins – suivant les époques de notre cohabitation –, se rendait à la Grande Bibliothèque dont il assurait la direction. Il y vivait de longues heures de désolation poussiéreuse au milieu des travées que personne ne visitait. Mais, bonheur sans réserve : il s’adonnait à la seule activité qui le passionnait, la lecture.

L’avalement boulimique et ininterrompu des mots, des phrases, des chapitres, de toute sa bibliothèque de A à Z, y compris les encyclopédies surannées, les ouvrages médicaux sanglants, les catalogues d’armes et cycles… tout, à condition d’être mot, phrase, chapitre, article, vers, ode, chanson, poème, roman, épopée, feuilleton, le capturait dans les nœuds serrés d’invulnérables filets.

Plus d’une fois, à la nuit tombée, affamé, cartable à terre, réclamant, si pas un peu d’attention, au moins un quignon de pain, un bol de soupe ou une barre de chocolat je venais le sortir de sa torpeur apparente.

Nous regagnions alors, père et fils, Double-patte et Patachon au soir tombant, la cuisine où grand-père moustachu observait, impassible, depuis son champ de bataille celui que devenait notre cuisine familiale lorsque le récitant s’enflammait à l’évocation de l’Iliade ou l’Odyssée.

Le jour de ma naissance, mon père n’éprouva pas d’émotion particulière, hormis un intense désarroi. Il trouva sans peine dans l’immense registre de la littérature consacrée à l’enfance quelques citations qu’il déclama dans les couloirs de la maternité, devant un auditoire d’infirmiers et de sages-femmes médusés qui lui faisaient escorte. Ensuite, il marcha à grandes enjambées dans le parc qui entourait la clinique, se fatigua en jetant des pierres lourdes et rondes dans les eaux sales de la Haine, cette rivière qui creuse en les sillonnant les collines du Pays Noir. Il revint, trempé et transi, dans le grand hall de l’hôpital et se fit expliquer les formalités à accomplir pour consigner dans les registres de l’état civil la naissance de son fils… cent cinquante ans, jour pour jour, après celle de Victor Hugo qu’il vénérait entre tous.

C’était le 26 février 1952.

Il neigeait.

« Allons… balbutiait-il. Il faut trouver un prénom… »

Préoccupé, mon père glissa à plusieurs reprises sur le trottoir gelé. Il tombait. Se relevait. Élevait la voix. Déclamait. Récitait. Non loin, des cloches s’éveillaient et appelaient les fidèles à l’une ou l’autre célébration. Quelque créature monstrueuse suspendue au clocher hélait-elle un cortège dont les bourdons martèleraient la marche funèbre ?

Il atteignit le haut édifice au fronton duquel on pouvait lire, gravés dans la pierre bleue : « Maison Communale ». La salle des pas perdus résonnait, telle une nef où se mêlaient dans un vacarme ininterrompu le cliquetis des machines à écrire, le claquement des hautes portes vitrées, la résonance gutturale des voix usées par la poussière de granit. On se serait crus, soutiers fébriles et infatigables, dans la cale d’un navire dont les foyers se nourrissaient de grandes pelletées d’archives, de paperasses et de formulaires.

L’employé attendait plume levée, encre indélébile, cahier ouvert, buvard assoiffé. Aux aguets.

« Alors ? Finalement… Décidez-vous ! Quel prénom avez-vous choisi, Monsieur Victor… ? »

Voilà l’instant ! Voilà le moment ! Celui où, empli de livres cramoisis, oublieux de toute pitié, tu déclenchas le terrible châtiment qui m’accable encore.

J’espère qu’au moins, une hésitation t’effleura lorsque tu répondis à cet homme, petit, frêle, racrapoté derrière ses hublots, enfoui sous le buvard verdâtre de ses formulaires, sous l’encre sculptée de tampons héraldiques, qui n’avait ni vécu, ni souffert, ni ressenti aucun sentiment dans cette cathédrale sépulcrale de l’administration de l’état civil ?

Hélas ! Au moment où tu hésitas, le gratte-papier manifesta la hâte impatiente du moment où la grande aiguille rejoindrait la petite sur le cadran de l’horloge – quelques centimètres gravent à jamais la destinée d’un homme ! – … Le temps pressait donc.

Il neigeait. Il fallait rentrer. L’employé regardait l’horloge.

Quoi ?

À si peu tient donc le destin d’un être ? L’horaire d’un lampiste. La course inéluctable d’une aiguille sur le vaste cercle rouillé des heures.

Eût-il suffit que les hommes de peine, au lieu d’assembler les engrenages de cette horloge inutile, abandonnent leur labeur pour que toi, mon père, profitant de cette absence du temps, ne répondes pas :

« Hugo… Le prénom de mon fils sera Hugo… »

L’employé pressé appuya la plume sur la feuille. La grande aiguille supplanta la petite. Mon père dut prononcer un « merci » en détournant le visage. C’était dit. C’était écrit.

Hugo Victor naquit ce 26 février 1952 sous la plume affamée d’un employé communal.

Depuis lors, je traîne ce prénom comme le forçat son boulet. Il creuse dans le sillage de mon destin un canal empesté, où s’enlisent et s’embourbent à la fois les argiles du fossé, le rivage anthracite de la nuit et le firmament abandonné des étoiles. Il y flotte, dans l’odeur nauséabonde des catacombes éparses, la mémoire des champs de bataille, des aigles mélancoliques et des lions fatigués.

Mon père, hanté par tous les livres qui restaient à lire, ne sut jamais que faire d’un enfant lors de ces longues soirées que nous passions ensemble. Alors, il commença à me lire, soir après soir, les volumes qu’il ramenait de la bibliothèque. Il m’inculqua ainsi le seul enseignement que je conservai de lui : raconter des histoires.

Nous étions assis de part et d’autre de la table de cuisine. Un néon éclairait d’une flaque bleutée les pages qu’il tournait au rythme de sa lecture. Je le regardais. Je l’écoutais. Fasciné. Innocent… « comme un enfant joyeux, traîne débile et fier, le glaive paternel ».

À quel autre destin aurais-je pu me consacrer, hormis celui des livres… Mon père ne pouvait se dispenser de lire. Je ne pus imaginer de vivre sans écrire… Mais, affublé de ce nom et de ce prénom, comment aurais-je pu nourrir l’espoir de publier la moindre ligne ? Je devins donc un écrivaillon prolifique de romans de gare. Je camouflai mon identité sous celle d’un obscur diplomate russe dont je découvris le nom au hasard d’un recueil de vieux numéros de L’Illustration, Nicolas Dostkine… à présent universellement connu, trônant sur un piédestal comparable à celui des plus grands noms de la littérature…

J’habite pendant toute l’année une maison de pêcheur, dans les dunes de Saint-ldesbald. Je m’y suis retiré dès que le succès des premiers romans m’a accordé assez d’aisance pour ne plus devoir accomplir le labeur désolant et routinier auquel je m’étais résigné. Nicolas Dostkine continue de publier de sombres histoires, qui emportent le lecteur vers les abysses que je creuse à son intention, jour après jour, dans les bas-fonds des métropoles.

Mais la nuit, la nuit… lorsque l’insomnie survient (« … au milieu des nuits, s’éveiller ! quel mystère ! Songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre… »), bercé par le tumulte de l’océan et le cri des cormorans, je viens dans un bunker découvert sous la dune, écrire ces livres qu’à personne je ne pourrai donner… Car de quel nom les signer ? Dostkine ? Ce nom qui ne m’appartient pas ! Ou de mon véritable et pitoyable nom qui appartient à… mon sublime homonyme, lui qui connaissait si bien le « bord de l’infini » et dont on célèbre l’anniversaire… ce même jour où… j’écoute la mer, tandis que je tape sur le clavier d’une vieille Remington de légende des histoires que personne ne lira et dont je cherche les titres dans les Contemplations…

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