Importante découverte archéologique : cinq feuillets papier

Rose-Marie François,

Des fouilles profondissimes, tout récemment effectuées par le département d’archéologie de l’Universitas Leodiensis, ont mis au jour des documents séculaires sur papier, certains imprimés sur DIN A4 80 grammes, d’autres manuscrits sur feuilles lignées plus anciennes encore au format connu des papyrologues comme « format écolier ».

Le département universitaire autorise la source ouverte (open source comme on disait en langue ancienne), ce qui nous permet de vous révéler le contenu de ces documents rares − dont l’analyse est encore à peaufiner par les spécialistes. Cinq feuillets, abrités dans un étui de cuir bovin, genre « cartable », sont relativement bien conservés. Reste à en déchiffrer le contenu textuel. Nous vous les livrons tels quels. Il semble que ces textes, pour la plupart, n’en étaient qu’au stade de brouillon et que l’auteur ait été interrompu brusquement, peut-être par le cataclysme tristement célèbre, à savoir la catastrophe nucléaire survenue vers cette date en Condroz. La datation au charbon Quadroze, en effet, replace l’objet de la découverte à deux siècles d’ici.

Le premier feuillet, manuscrit, a pour titre : Drôle de Troll ? Jättebra ! [« Troll » fait ici allusion au lutin scandinave, à preuve : le mot suivant est du suédois, il signifie « très bien », littéralement « gigantesquement bien ».]

Comme Nils Holgersson avait emprunté le dernier jars transatlantique, Greta a dû se jeter à l’eau. [Vu la date du manuscrit, on est en droit de croire qu’il s’agit de l’icône Greta Thunberg, cette adolescente suédoise entrée dans l’histoire par sa lutte pour la sauvegarde de la planète.] Parmi les monstres qui guettaient la noyade après le possible naufrage du frêle esquif voguant sur l’Atlantique, et les grands esprits qui ouvraient les yeux à l’air (encore) libre, Greta poursuivait son petit [ce mot est barré] jätte [géant] bonhomme de chemin. Plus elfe que troll, malgré les mauvaises langues, elle émeut, séduit, agace… en tout cas nous emmène à plus oultre, c’est-à-dire à maintenant. Par exemple : comment nos grands-parents n’ont-ils pas pressenti l’horreur en 1933 ? [On suppose qu’il s’agit de l’accession au pouvoir d’un certain Amerd Hidolf qui entraîna les pires catastrophes du XXe siècle, dont la Shoah n’est pas la moindre.] Mais qu’auraient-ils pu faire ? Ils disaient : « Faut pas dramatiser ! » « On n’en arrivera pas là ! » « Allons, trinquons ! Sourions à l’avenir souriant ! »

En revenant du supermarché, j’ai vu fumer les trois colosses. Par les fenêtres du château, celles qui donnent sur le parc, on voit :

(Cochez le bon choix :)

Les collines, la Meuse.

Les trois tours de garde.

Les trois forts cracheurs.

Un Tihange passe.

[Ce manuscrit, retrouvé à quelques kilomètres de l’épicentre de la catastrophe nucléaire, se prête à deux interprétations : ou il est postérieur à la catastrophe et l’auteur fait preuve d’un humour noir ; ou il date d’avant la catastrophe et l’auteur partage avec Greta un certain don de prophétie. Outre ce souci de datation, surgit l’hypothèse d’un auteur sous l’influence d’une drogue, peut-être de la poésie, encore produite et consommée à l’époque, un trip, comme on disait en langue ancienne − à preuve les lignes suivantes :] J’ai rêvé que j’écrivais dans l’avion, attachée à mon siège par de longues tresses d’algues. Greta, dehors à la fenêtre, me faisait les grands yeux. À pied, à cheval, en voiture − barrez les mentions inutiles. Voiture ? Ben, là, on va bon train. Mais si la voiture est tirée par des chevaux ? À condition qu’ils ne soient pas à vapeur. [Allusion aux « CV » qui mesuraient la puissance des véhicules autotractés qui, cependant, nécessitaient encore un conducteur − humain ou robot.] À voile ? À voile et à vapeur ? [Le bas de la feuille, abîmé, est illisible.]

 

Le deuxième feuillet, également manuscrit, a pour titre : Rose ou Margreta ? En voici le texte :

1955, Lycée Royal Marguerite Bervoets à Mons, Hainaut. Rédaction en classe : « Comment ce sera en l’an deux mille ». J’ai pensé : En l’an 2000, j’aurai soixante ans ! Pas possible ! Serai-je encore en vie ? De cette rédaction, je me rappelle une de mes phrases : « Mon oncle est ministre du climat. Il fait la pluie et le beau temps en consultant les paysans. » (J’aimais les vers de caramel.) Mes copines de classe avaient beaucoup ri : « Rose-Marie, quelle imagination ! Quel sens du burlesque : ministre du climat ! » La prof avait haussé les épaules. Cette rédaction ne m’a pas valu ma meilleure note. Pourtant, j’étais déjà coiffée à la Greta : des tresses, parfois tournées en macarons sur les oreilles, la plupart du temps balancées sur mes épaules au gré des gambades. [Il s’agit donc d’une autrice − ce féminin, alors récemment retrouvé après des siècles d’exclusion, faisait encore peur alors ! Mais point de trace d’une éventuelle personnalité marquante portant à l’époque ce prénom. Des historiens de la littérature de la Gaule Belgique sont à l’œuvre… On leur souhaite bonne chance !]

 

Mystérieux intérêt d’un palimpseste ? Et si la clé de l’ensemble se trouvait en une ligne, hors contexte, en bas de ce deuxième feuillet ? En retournant la feuille, on lit ce qui devait être, en haut de page, le début d’un autre texte − un calcul bizarre : « 31.10 4×20 56 ad 4 enf Saint-Martin ». Le prof. Xavier-Jean de Querre-Jeun’eau, spécialiste des messages codés, nous écrit : « Un calcul ? Une formule magique ? Un pense-bête ? Une prière ? La tradition religieuse, à l’époque, survivait en poésie dans les campagnes. Saint Martin était invoqué par ceux qui avaient oublié leur manteau au vestiaire ou qui avaient raté un rendez-vous important. Je continue à chercher et vous tiens au courant. »

Le troisième feuillet est tapé à l’ordinateur, un de ces appareils moins souvent portables qu’attachés à la glèbe du bureau domestique (ou servante) :

Chère Greta de L’Aubaine [La professeure Eulalie Lacouvreuse, disciple du célèbre Jacobus Dachdecker, dont l’œuvre traverse les siècles, mentionne un roman très ancien, paru en Belgique. La savante ose un rapport entre ce titre et le prénom mentionné dans le deuxième feuillet. Hypothèse à vérifier.]

Chère Greta de L’Aubaine,

Quand, à quinze ans, tu as perdu l’usage de la parole lors d’une excursion scolaire à Mauthausen, tu fus à deux doigts de perdre la raison. Alors, quelqu’un a cité la célèbre phrase : « Qui n’a pas perdu la raison face à l’horreur, c’est qu’il (ou elle) n’avait pas de raison à perdre. » [Célèbre ? Qui, de nos jours, sait encore qui a écrit cela ? Les recherches sont en cours.]

Chère Greta de Stockholm,

Quand, à dix-sept ans, tu prophétises, certains t’accusent de folie, sous prétexte que tu es autiste [À l’époque, les recherches sur l’autisme n’en étaient qu’à leurs premiers balbutiements.] « Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas [mot illisible]. » Saint-Ex.

Le quatrième feuillet se présente aussi sous forme de lettre tapuscrite remaniée au crayon-mine-de-plomb. S’y mêlent plusieurs langues d’Europe, y compris l’ancien English, apparemment ici plus châtié que le maudit globish à la mode à l’époque :

Hej, Kära Greta !

Framför mig Ditt foto med Barack Obama. Min Greta är så stolt över Dig ! Jag ochså, naturligtvis ! [Chère Greta, Devant moi ta photo avec Barack Obama. Ma Greta est si fière de toi ! Moi aussi, naturellement !] Well, I guess I can’t go on writing på svenska… Pire pour toi : je vais t’écrire en français, cet autre « patois que l’on parle en famille » − ainsi cauchemarde en frémissant Barbara Cassin, la toute nouvelle académicienne, la neuvième femme à l’Académie française. [Voici qui nous permet de dater à coup sûr ces feuillets anciens : l’automne 2019, soit il y a juste deux cents ans !] 

Du resar omkring jorden på engelska. [En suédois : Tu fais le tour du monde en anglais.] L’inglese, sempre l’inglese dappertutto ! Sono stufa dell’ inglese ! [En italien : L’anglais, toujours l’anglais partout, j’en ai marre de l’anglais !] − Ce document, au contenu à première vue sans intérêt, nous marque un jalon dans la reconquête des langues européennes. À preuve ce qui suit :]

« Skolstrejk för klimatet ! » Et pourquoi pas, de temps en temps, faire la grève de l’anglais ? Afin de sauver notre climat polyglotte et promouvoir nos langues de culture dangereusement menacées, elles aussi ?! Le réchauffement climatique contre lequel nous luttons par nos modestes moyens est entre les mains de quelques (un)happy few − Ser Du ? Även jag kan inte undvika det. [Vois-tu, même moi, je n’y échappe pas.] Nos langues européennes, qui en détient le sort ? Et celui de notre Europe ? [Réflexion à replacer à l’époque de la reconquête des valeurs européennes dangereusement menacées par une culpabilisation des Européens accusés d’européocentrisme, de manque d’ouverture aux autres cultures… qui, pour la plupart, ces autres cultures, emprisonnaient, torturaient leurs opposants et maintenaient les femmes en esclavage − esclavage politique, domestique, sexuel. Même l’accès aux études était interdit aux femmes ! Il est bon de rappeler ces choses, inimaginables de nos jours.]

Vivre, c’est respirer. Chaque être vivant vicie l’air et l’eau. Malgré les exodes sur Mars, encore trop de Terriens et de Terriennes ! Que faire ? Eh bien, quand toutes les Terriennes décideront de leur fécondité, on y verra plus clair. « Vill Du ha barn eller (bara) sex ? [Veux-tu des enfants ou (seulement) faire l’amour ?] Vill du ha sex eller sju blommor ? » [Intraduisible : veux-tu six ou sept fleurs ? « sex » en suédois signifie aussi « six » !] Kommer Du ihåg ? [Tu te souviens ?]

Skolstrejk för klimatet ! Et si l’on faisait parfois grève de la procréation, contre la surpopulation de la planète ? Au lieu de nous envoyer sur Mars ou de nous enfermer dans des cages à poules entassées partout en nos villes, Malthusons-nous ! [Néologisme alors construit sur Malthus, voir sur Googlhopf] Malthusons-nous planétairement et retournons vivre à l’air libre dans nos espaces verdoyants.

L’Europe, c’est notre village, chère Greta ! [Slogan à la mode déjà il y a deux cents ans !] Le renne près de la chapelle en bois m’est, qu’on le veuille ou non, plus familier que le gratte-ciel [allusion au gouvernement de Donald Trompeur] ou la pagode [allusion à l’invasion commerciale et culturelle de dictatures extrême-orientales, qui sévissait à l’époque]. Il est vrai que le Nordkapp [le Cap Nord], je le préfère à la Saint-Jean d’été [le 23 juin] plutôt qu’au solstice du mörketid [« temps obscur », nuit polaire, qui culmine, dûment enneigé, le 23 décembre.] Pour fascinantes qu’elles soient, les aurores boréales ne me consolent pas du froid, encore moins des ténèbres.

Cinquième feuillet : [Manuscrit à l’encre bleue, avec retouches rougeâtres pâlies.]

Si tu savais, chère Greta, comme elle est belle, la littérature de langue française ! Si tu savais comme c’est bon de parler français dans les pays de langue française : en France, en Belgique (d’où je t’écris), en Suisse, et tant de pays d’Afrique… sans compter le Québec : à ton arrivée, Montréal a offert à la foule venue t’applaudir la gratuité des transports en commun.

De nos jours, tous les enfants de Suède (et d’ailleurs !) apprennent très tôt l’anglais à l’école. Cette langue n’a pas toujours eu le monopole envahissant dont elle jouit aujourd’hui. Ainsi, j’ai naguère été invitée à enseigner le français en Suède. Jouons un instant à retourner les horloges, les clepsydres [voir sur Googlhopf], les sabliers électroniques…

Chère Greta,

Entre dans ma classe, à Lund ou à Malmö. Assieds-toi près de lilla [petite] Lena, ou près de Max que sa sœur appelle malicieusement « Sax » [ciseaux]. C’est toi qui demandes : « Rose-Marie, ska vi spela blindbock ? [Rose-Marie, et si nous jouions à colin-maillard ?] − Très volontiers ! Mais… uniquement en français, d’accord ? » C’était il y a juste un demi-siècle. Le temps presse ! [Des recherches parmi les archives numérisées du Kursverksameten de l’université de Malmö-Lund ont conforté l’hypothèse émise plus haut quant à l’autrice de ces feuillets.]

Kära Greta,

Si Alain Oursdanlarbre [donc déjà célèbre de son temps !] a raison d’avancer que « le don des langues passerait par les tresses », tu pourras bientôt rire avec moi en treize à la douzaine ! Jag väntar på Dig ! Hoppas, att våra läsare kan förstå dit. [Je t’attends ! Espérons que notre lecteur puisse comprendre ceci.]

[Ces derniers mots laissent à penser qu’il s’agit bien de notes éparses pour un premier jet, un brouillon, encore à travailler, d’un texte destiné à publication − peut-être dans Marginales, l’une des revues littéraires les plus célèbres dans toute l’Europe : à l’époque, elle paraissait chaque mois en sept versions, en sept langues, différentes.]

Hej så länge ! [À bientôt !] Kram ! [Je t’embrasse !] Din [Ta] RMF [De cette signature, la troisième lettre, peu lisible, devrait bientôt passer au lecteur intrastellaire de l’Universitas Bruxellensis, probablement dans les semaines qui suivent. Nous ne manquerons pas de vous tenir au courant.]

*

De notre envoyée spéciale au Centre Cuturel International de Novopratum-en-Condroz.

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