Tout soudain, cela se produisit. Comme une flamme déchirant les entrailles. La jeune fille n’en doutait point. Voici venu le moment. Elle se dirigea vers le centre du village, là où somnolait l’arbre sacré, le lien avec les ancêtres, ceux-là mêmes qui discourent avec les dieux.
Elle s’accroupit et les femmes comprirent. Elles vaquèrent aux travaux du jour, se gardant bien d’échanger des regards entendus. Toutes savaient. L’air grésillant de midi porta la chanson :
N’oublie jamais ta tribu himba, enfant du soleil,
Les racines de ta vie accrochent le sable, la pierre
Et le feu des ancêtres.
N’oublie jamais qu’ils t’observent et te protègent.
Malade ? Les esprits d’au-delà sont tristes.
Souris ! Console-les. Guéri !
Grandis dans la beauté, enfant rougi par le beurre et l’ocre,
Vis dans la justice de tes pères
Et la clairvoyance de tes mères qui languissent en moi.
Enfant de soleil, enfant de justice, enfant de droiture !
Tu entres dans l’aube qui devient soir qui devient aube.
À jamais tu resteras celui qui a vécu dans mon ventre.
Que l’eau vive de la Kunele élargisse ton âme
Comme elle fait les arbres porter des fruits
Et réjouir les Himbas quand ils ont faim.
Obéissant, tu dois l’être, et fier.
Que jamais personne ne puisse dire
« Quel félon, quel voleur de bétail,
Quelle impudique, quelle mauvaise mère »
Ou « Quel père à la bouche empoisonnée ».
Jamais ne sombre dans les ténèbres de l’absence !
Réjouis les ancêtres qui te regardent.
Sois l’impassible lion qui fait comme la nuit :
ils regardent le ciel.
Et l’enfant répondit, prenant à son compte la chanson composée par sa future maman, la psalmodiant mot pour mot. Maigre ondée dans le sein de la jeune fille, il approchait de la terre mère. Sentier se déroulant dans le désert d’une existence à venir.
Ce jour où la jeune fille a pensé son enfant deviendra le jour de sa vraie naissance. Puis, la recherche d’un père. Elle a déjà son idée. Lors de la fête d’initiation des jeunes gens, elle a senti sur sa peau le regard de son cousin. Le jeune homme n’a rien dit, il a fait sienne la feinte indifférence, honneur des Himbas de Namibie.
C’est elle qui à présent va vers lui. Elle s’offre, convaincue que tel est le vœu des ancêtres qui discutent avec les dieux. À son amant elle apprend la chanson de l’enfant. Ils la soupirent pendant l’amour. Bientôt la chanson passera aux lèvres des sages-femmes. Et la tribu l’apprendra. Les bourdonnements primaux, les premiers mots qu’entendra l’enfant à sa naissance.
Et les mots déploieront leurs ailes, captureront le ciel, planeront par-dessus les baobabs d’Epupa et les jours qui passent. Le poème dirigera les pas hésitants du nourrisson. Consolera les maladresses et les culbutes de l’enfant, de l’adolescent, de l’initié, de l’adulte. Et s’il venait à fauter, seul au centre des membres de la tribu, il se verrait rappeler sa chanson, entonnée par tous, et la honte serait son chagrin.
À l’orée du grand voyage vers le néant lumineux, les adages et la mélodie tinteront à ses sens affaiblis, offrant à ses muscles et ses pensées un ultime frémissement, un souriant adieu aux hommes, aux femmes, fils et filles ocres, aux chèvres, bœufs, ratels, mangoustes, lions, chacals, guépards et hyènes, au peuple himba, à tous les habitants de la terre, même ceux dont il ignore qu’ils gravissent les obstacles en escalator et prétendent dompter les êtres et les arbres, l’eau buissonnière, le vivant et l’agonisant, le proche, l’éloigné, notre planète et les astres, la liberté et les dieux.
Le fils pensé, conçu et grandi sous le soleil n’aura jamais quitté son corps ; il a fait sourire les ancêtres attentionnés. Son apparence a évolué avec les saisons, mais ses hivers et ses printemps restaient ceux de l’enfance. Enfant de soleil, enfant de justice, enfant de droiture !
Nul ne peut deviner le destin de l’éternel bambin, sauf qu’il accédera à la jeunesse éternelle, dans ce qu’elle détient de plus harmonieux, de plus innocent, de plus émouvant. Selon les lois de la nature, rien ne distinguait ce nouveau-né d’un autre, aux vagissements heurtant les murs d’une chambre de maternité, à des milliers de kilomètres du Kaoka écrasé de torpeur solaire. Seuls les jours suivants feront la différence. Au poupon himba, genre dégingandé, garçon ou fille, répondra un petit être, déjà mâle engoncé ou gente dame française, suédoise, british, allemande. En ces pays au Nord, l’enfant ne s’appartient plus dès le biberon en plastique, la tétine bariolée, la couche jetable.
L’entourage l’emballera dans un rôle dévolu, sublimé par les chœurs d’enfants dans les cathédrales. Il suscitera de discrètes larmes d’attendrissement. On le dira roi. Et ses éventuelles élucubrations, téléguidées si nécessaire, prendront la dimension d’oracles. Ses gestes prendront des allures de geste. Illusion, désillusion : on ne lui pardonnera pas de changer d’aspect, de voir pousser ses premiers poils de barbe, grossir sa poitrine, violenter sa propre adolescence, entrer dans le moule adulte. Et quitter l’enfance, perdre cette innocence que le monde lui prêtait, sombrer dans la grisaille de la trentaine et plus.
Le génie qu’à tout prix on lui voulait fera place aux ricanements, à l’insulte de la condescendance. Obstiné à essarter les voies d’un talent précoce et tant vanté ? On lui rétorquera que le monde agricole manque de bras. Subsisteront la vie et l’oubli.
Enfant de soleil, enfant de justice, enfant de droiture ! Tu entres dans l’aube qui devient soir qui devient aube. À jamais, tu resteras celui qui a vécu dans mon ventre.
Qui se souvient de Palle Huld ? À 16 ans, ce jeune Danois boucla un tour du monde en 44 jours. Par cette odyssée, 1928 rendait hommage à Jules Verne et célébrait le centenaire de la naissance.
Le quotidien Politiken finança l’expédition depuis Copenhague. Palle traversa les mers, ne se déplaça qu’en train et en paquebot. Le galopin fit rêver toute la jeunesse européenne ; son périple donna lieu à des reportages extatiques dans la presse, de Londres à Berlin, et d’Helsinki à Barcelone.
Et même à Bruxelles, dans Le Vingtième Siècle, quotidien catholique de droite, prompt à publier la photo de ce juvénile aventurier habillé de knickerbockers, d’un imperméable trop grand pour lui, coiffé d’une casquette irlandaise mal assurée sur une tignasse dont les mèches rebelles formaient une houppe au sommet du front. Le cliché le montrait posant martialement sur la Place Rouge au pays des Soviets. Il manquait d’un an la rencontre avec un autre reporter, venu de Belgique, sosie presque parfait.
Au terme d’une carrière de comédien de seconds rôles, Palle Huld s’éteignit, en 2010, abandonné dans une maison de retraite. Son autobiographie, « Pour autant que je me rappelle », n’éveilla aucun souvenir chez ses rares lecteurs de 1992. Politiken a traversé le siècle jusqu’à nous, mais ses employés ne savent plus qu’un futé gamin fit exploser le tirage dans les années folles.
Les médias dévorent les enfants ; pareils à la succube, ils dépouillent l’adulte de sa substance infantile. Grandis dans la beauté, enfant rougi par le beurre et l’ocre…
Et les tresses de Marie-Josée Neuville volètent-elles encore dans les limbes de la mémoire ? Petit prodige au Salon de l’Enfance de 1950, elle partit à la conquête de la Kermesse aux Étoiles et ses 17 ans suffirent à lui servir la gloire avec un premier disque 45 tours, « Johnny Boy », suivi de « Une Guitare, une Vie ».
Elle abandonna l’école pour la une de Paris Match et l’Olympia, en 1956. Sa chanson, « Le Monsieur du Métro » souleva une houle d’indignations captieuses et bigotes mutant la collégienne de la chanson en petite vicieuse, dénonciatrice d’aimables messieurs aux intentions des plus pures :
Parmi la foule automatique
Dans le métro il me tenait
D’affreux propos pornographiques
Auxquels rien je ne comprenais
En expertise digitale
Une main chercheuse et discrète
Sur ma colonne vertébrale
Tapotait une musiquette
Comment osait-elle ? Par contrat, sa maison de disques lui interdisait de sortir en public sans ses cheveux soigneusement nattés – prix à payer pour la légende de la prude écolière – et voilà qu’elle déroulait des salacités de grande personne. Enflammé par la rage médiatique, le faux scandale scella le naufrage dans l’indifférence. Le bon peuple avait voulu croire en un enfant prodige, il coupait les ailes à la jeune femme.
Il y eut désormais une Marie-Josée Neuville, rangée de la guitare et des tresses, engloutie par la vague yé-yé, comédienne, animatrice de radio, auteure de chansons qui ne seront jamais publiées. On ne viole pas les codes du confort pensant. Que jamais personne ne puisse dire « Quelle impudique, quelle mauvaise mère ».
Pochette-surprise ! Six millions de disques vendus ! Les honneurs bling bling du Livre des Records : quinze semaines en tête des hit-parades avec « Dur, dur d’être bébé » ! Jordy Lemoine, quatre ans ! Le studio d’enregistrement en guise de jardin d’enfants. À peine délivré des couches-culottes, ce petit d’humain se trémoussait sur scène, face aux caméras.
Il avait de qui tenir : ses parents pataugeaient dans le show-business avec une obstination mal récompensée. L’enfant leur servit de revanche sur le sort. Plein feu sur le rejeton ! Mais le faisceau blinquant jeta très vite une lumière crue : experts en cabrioles, Monsieur et Madame Lemoine détournaient l’argent de leur mini-star. Comment osaient-ils ?
L’époque (1992) n’étant plus aux Bébés Cadum, il y eut des volées de soupçons. Exploitation d’enfant ? Parents indignes ? Enfant ou singe savant ? À peine si certains vertueux n’évoquèrent pas l’esclavage… Jordy : ses parents et le showbiz, brouet musical en gros, lui avaient volé son enfance, sa jeunesse et ses rêves.
Enfant du soleil, vis dans la justice de tes pères et la clairvoyance de tes mères ?
Ame des poètes à huit ans, Minou Drouet défraya prosaïquement la chronique en 1956. Là encore, unes des journaux, radios, séances de signature, visites d’écoles, bouquet de louanges. Prodige ! Princesse des poètes ! Talent au-delà des mots ! Épatant !
Un recueil au titre prémonitoire : « Arbre, mon ami », en un temps où « écologie » reste un mot ésotérique. Selon les médisants, cela puait le coup commercial. L’éditeur René Julliard en était friand, disait-on ; Il avait déjà chaperonné le premier roman de Françoise Sagan, « Bonjour Tristesse », insistant sur l’âge de la demoiselle : dix-huit ans. Aussi éveillée que Marie-Josée Neuville, en plus explicite toutefois.
Et bouillonna la fureur destructrice. Ce fut Jean Cocteau et son « Tous les enfants ont du génie, sauf Minou Drouet ». Adulée, vilipendée, elle encaissa, au cœur de l’enfance, les coups que se distribuent les adultes. On s’esbaudit de ses « Mon être lourd de musique », « Ma petite dame Blanche chérie », « Arbre, mon ami, mon tout seul perdu comme moi, perdu dans le ciel, perdu dans la boue… ».
Elle souffrait à sa planète, la jeune Minou – et à huit ans, s’il vous plaît ! On trouva cela inconcevable, dirigeant des regards accusateurs vers la mère que l’on voyait bien en faussaire d’innocence. C’était elle, l’auteure de ces vers et la forgeronne de cette conscience de notre planète empêtrée dans la boue. L’enfance mourait dans la frêle fillette de huit ans.
Tapi entre les hémistiches triomphait le regard cynique et commercial de René Julliard, disait-on. Qui se cachait derrière Minou ? Quel exploiteur, quel grappilleur d’émotions populaires et d’argent facile ?
Enfant de soleil, enfant de justice, enfant de droiture ! Tu entres dans l’aube qui devient soir qui devient aube.
Encore une fois, les assassins d’enfances renvoyaient à la page blanche. Que remplira, une prochaine fois, une autre victime juvénile jetée à la fournaise de Baal, tels les sacrifiés carthaginois dans « Salammbô ». À la tâche, les grands prêtres du grognonnement, la gueule vipérine. Ils s’acharnent, refusant de reconnaître que ce faisant, ils assassinent à chaque fois l’enfant qu’ils furent eux-mêmes. Comment osent-ils ?
Certes, on nous objectera Shirley Temple, Mickey Rooney, Georges Poujouly, les Petits Chanteurs à la Croix de Bois et leurs réussites professionnelles, venu l’âge mûr. Nul ne parlera des rejetés à la mer, trop frêles pour les mailles du filet, pas assez solides pour se faire hisser à l’air et la lumière.
Combien d’enfants himbas ont-ils franchi les portails de la vie depuis les règnes éphémères des Huld, Neuville, Jordy, Drouet ? Peu, en raison des persécutions répétées que connut ce peuple devenu semi-nomade par avanies, brimades et volonté des Allemands qui, au seuil du vingtième siècle, testèrent sur eux les méthodes qu’ils raffineraient pour la Shoah… dévoreuse de tant et tant d’enfances.
Les enfants himbas se répartissent en une stupéfiante gamme d’âges. C’est leur force. Les filles occupent les places d’honneur – le matriarcat himba a survécu aux victoires du patriarcat à la surface de la Terre. Se vantant de prescience, les mâles disent qu’ils ont bien choisi. L’union des sexes a lieu dans la pure joie, sans qu’il soit question de suprématie ou de soumission. Aux petits garçons personne n’apprend « les filles sont bêtes » et les petites filles ignorent « les garçons, quels guerriers ! ». Pour leurs bambins, les pères deviennent très vite des frères et les mères restent l’amie qui les a appelés du néant.
Et les voilà qui regardent le ciel. L’acuité des lions, ni la perspicacité des guépards ne sont de leur ressort. Mais ils progressent. Ils ont pris conscience de ne représenter que poussières dans la poussière de la Terre dans la poussière des planètes dans la poussière des étoiles dans le magma des galaxies dans l’incommensurable éternité de l’univers. Ils appellent dieux ces phénomènes sidéraux, capables de bouleverser la poussière de la poussière Terre. Ils leur prêtent des intentions parfois méchantes, comme lorsque la lune, métamorphosée en ogresse, dévore le soleil pour un court moment, et au travers de lointains souvenirs venus des lointains ancêtres parlant de la glace grignotant les savanes de soleil. Ou encore, ces savanes devenues stériles et d’eau évaporée ou réfugiée sous les rigueurs caillouteuses des regs.
Ainsi ils n’ignorent rien des mystérieux rideaux, tendus sur le chemin de la galaxie, que nous traversons et qui nous transfigurent, sans que nous n’y puissions rien. Il est des temps pour subir. Souffrir. Disparaître. Témoins, ces dinosaures qui, cent vingt millions d’années durant, s’estimaient maîtres du monde. La chaleur brûla leurs poumons, l’hiver inattendu les priva des arbustes indispensables à leur nourriture. Et c’en fut fait des seigneurs de la planète !
En pleine connaissance de leurs – de nos – fragilités, les himbas, les lions et les guépards scrutent le ciel. Leurs regards sont ceux de l’enfance face à une féerie d’étoiles filantes. « Quel est ce souffle ? Oh ! Là, une étoile nouvelle ! Un ancêtre a trouvé le repos ! Et là, un enfant star déchu ! Il n’a plus de carcasse, c’est une ombre parmi les ombres. Son corps a pris le large, il a vieilli, ça doit être terrible, devenir un mortel… Salut à toi, enfant de mille années et à toi qui n’assista pas à l’aurore de la lumière, puisque cela ne fut jamais ! Nature, berce-le chaudement, il a froid. »
Sois l’impassible lion qui fait comme la nuit :
ils regardent le ciel.