Couché très tard, ou très tôt, c’est selon. La télé, zapping de chaîne en chaîne, d’abord les info puis des feuilletons à la con, Les Experts, meurtres et cadavres que l’on ausculte. Bistouri, ciseaux, scalpel, gants de latex blanc, microscope. Taches de sang, taches de sperme, meurtrissures, lésions, traces d’étouffement, de strangulation, de viol. Dans l’estomac les restes du dernier repas, ingéré il y a très précisément trois heures vu l’état de la digestion.

Ensuite, variétés affligeantes, lolitas en chaleur, jupes fendues et nichons arrogants, « Voulez-vous coucher avec moi ce soir ? » Rappeurs vociférant en mesure, appels à l’émeute, à la haine, à la violence, insultes primaires, gestes menaçants.

Débats politiques et de société, d’autres insultes, mais plus feutrées, mensonges et duperies à la une. Magouilles, affaires. Talk-shows où se côtoient quelques minettes (proche de nénette, autre synonyme ?) bêlantes, l’une ou l’autre vedette de cinéma, des hommes politiques en mal de publicité, des écrivains dont on se demande ce qu’ils font là, des « stars du X » comme ils disent. People aux yeux gonflés d’insomnie, chanteurs vieillissants et pathétiques, anciennes victimes d’un quelconque pédophile, rescapés d’erreurs judiciaires et repris de justice, transsexuels ou travestis, toxico plus ou moins repentis, humoristes graveleux, sportifs dopés sur le retour, philosophes de salon, psychopathes, terroristes… Marine Le Pen, charmante et charmeuse, redoutablement intelligente, racontant ses malheurs de fille de son père, on en aurait pleuré. Lisse, souriante, humaine et sensible. Plus qu’une envie après ça, voter FN. La télévision, quand même, c’est bien parfois. Ça ouvre l’esprit. Heureusement qu’il y a des animateurs courageux pour donner la parole à des gens comme ça.

Quoi d’autre après ? Magazines de société et reportages, gros plan sur les favelas de Rio que visitent les touristes en 4X4, ça fait partie du circuit, c’est le must, faut l’avoir fait comme on a fait les parcs naturels de Tanzanie, la grande muraille de Chine et les réserves d’Indiens en Amérique. Une émission sur la chirurgie esthétique, on se demande si le temps ne s’est pas inversé, si ce ne sont pas Les Experts qui rappliquent, mais non, ces cadavres-ci sont vivants. Les camps de réfugiés en Afrique des Grands Lacs, des interviews d’enfants soldats, Kalachnikov à la main, puis de femmes violentées ; quelques images de charniers pour faire bonne mesure. Les chiffres du sida. Les dessous d’affaires judiciaires bien choquantes, bien juteuses, escrocs, mafiosi, serial killers, puis sans transition comme dit l’autre, du sang sur le pavé quelque part en Israël ou en Irak ou ailleurs, un martyr, vingt ans à peine, qui s’est fait sauter pour atteindre plus vite le Paradis. À Paris, des voitures brûlent dans les rues. À Anvers, il y a un mec qui a flingué deux ou trois personnes, juste parce qu’elles étaient pas de chez nous. Une femme turque, et une autre, une noire, avec la gosse dont elle s’occupait. Ça, quand même, il aurait pas dû. Des Turcs et des Noirs, on peut comprendre, mais la petite, elle était blanche. Pourquoi il a fait ça ? Sur le moment, j’ai pensé qu’il était con, mais en réfléchissant, je me suis dit que tout ça n’a pas d’importance. Une môme de plus ou de moins, blanche ou noire, qu’est-ce que ça change ? On en fait tout un plat, mais il y en a des millions, des gosses, qui crèvent tous les jours, et tout le monde s’en fout. Des noirs, justement. Peut-être qu’il a voulu rééquilibrer le truc, ou bien c’est un hasard, une erreur. De toute façon, la mort est toujours un hasard, et la vie aussi. Une erreur, une sinistre erreur. Si ça se trouve, la gamine, elle aurait mal fini dans touts les cas, elle aurait fait souffrir ses parents, ou bien elle aurait fait comme lui en grandissant, comme celui qui l’a supprimée, elle se serait promenée dans les rues avec un flingue, elle aurait tiré sur tout ce qui bouge, ou alors elle se serait fait violer à quinze ans, qui sait. Ou elle aurait fini dans une cave quelque part du côté de Marcinelle. Bref, tout ça pour dire qu’on a bien tort de s’exciter sur cette histoire. Elle est sûrement mieux où elle est.

Du porno aussi, gémissements, râles, soupirs, caresses en tout genre, léchages, sexes en gros plan, pénétrations, devant, derrière, en haut, en bas, rien de très original en somme mais bon, ça passe le temps, et puis les filles sont pas mal en général même si la plupart d’entre elles ont dû passer d’abord par l’émission sur la chirurgie esthétique. On s’en fout, c’est le résultat qui compte.

J’ai dormi, quand même. Trois ou quatre heures, guère plus. Ça fait longtemps que mes nuits sont courtes, de plus en plus courtes. Sais pas pourquoi. Besoin de ma dose d’images, tous les jours, toutes les nuits. Quelquefois j’essaye de fermer les yeux vers les onze heures minuit. Rien à faire. Pas sommeil. Mon organisme s’est habitué faut croire. Dans une émission, justement, j’ai vu que le temps de sommeil nécessaire varie selon les individus et selon les âges. Paraît que Napoléon ne dormait que quelques heures par nuit, lui aussi. De toute façon, rien ne m’attend, le matin. Pas besoin de me lever tôt pour aller boulotter. Je pourrais rester au pieu jusque midi ou même plus tard, j’aimerais ça, mais je n’y arrive pas, je m’éveille vers huit heures, neuf heures, et puis plus moyen de replonger. Je finis par me lever, par grignoter quelque chose, ce qui traîne dans le frigo. Je fais mes courses au supermarché le plus proche deux ou trois fois par mois, et c’est bon. Du moment que j’ai de la bière en suffisance, tout va bien.

Personne non plus dans mon lit ni dans ma vie, aucune règle, la liberté totale. Le pied. Enfin… si on veut. Parce que c’est bien joli, la liberté, mais pour quoi faire ? Si j’étais riche, j’en profiterais au moins. Je voyagerais, j’irais les voir les bidonvilles, et les lions en Afrique et les Indiens. J’achèterais une belle bagnole et même un yacht, pourquoi pas. Je me promènerais dans les rues, fringué comme monsieur Armani soi-même, je me ferais toutes les filles que je voudrais. Je vivrais dans un appart du genre loft, comme dans les films américains, avec un home cinéma dernier cri et tout un tas de gadgets électroniques. J’irais dans les meilleurs restos et mes bières, c’est pas tout seul chez moi que je les écluserais. Je soignerais mes insomnies autrement qu’en zappant de crime en guerre civile, j’irais dans les boîtes chic et chères puis je rentrerais avec des gonzesses du genre Paris Hilton ou Monica Bellucci et je leur ferais tout ce que les abrutis font aux nanas des films pornos que je regarde quand il n’y a vraiment plus rien d’autre à mater.

Je repense à ce mec, à Anvers. Je le comprends. Moi aussi, quand je marche dans les rues pour aller acheter mes clopes, ça m’énerve d’en voir autant, des basanés de toute sorte. Dans mon quartier, il y a plus d’Arabes et de noirs que de Belges. On n’est plus chez soi ; parfois c’est moi qui me sens immigré.

Dix-huit ans, c’est ce qu’ils ont dit. Sans doute un type un peu dans mon genre, en plus jeune. Tuer un maximum d’étrangers, c’est ce qu’il voulait. Anvers aux Anversois, Bruxelles aux Bruxellois, chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Pas vrai, Marine ? Moi, les étrangers, j’ai rien contre. C’est pas une question de couleur ni de voile, c’est juste qu’ils n’ont qu’à rester chez eux. Je ne sais pas si c’est une bonne idée, de tuer ceux qui sont ici, et de toute façon, ce n’est pas très réaliste comme solution. On peut en flinguer deux ou trois, ou aller jusqu’à quelques centaines si on s’organise bien. Mais après ? Ça reste du travail d’amateur, ça ne changera rien. Il en subsistera des milliers, et ils continuent à arriver. Ensuite on les retrouve en train de saloper les églises, ou bien ils font la grève de la faim et c’est encore avec nos sous qu’on les soigne à l’hôpital et qu’on les nourrit de force. Un comble. S’ils ne veulent plus vivre, après tout, c’est leur affaire. Moi, une fois, j’ai voulu mourir, trop ras-le-bol de toute cette merde à la télé et dans ma vie. Manque de chance, je me suis raté. Mais je peux vous dire que tout le monde s’en fout, des mecs comme moi qui vont pas bien, qui gueulent dans la nuit tant ils sont seuls, et que c’est pas la faute de la société si je suis toujours en vie, c’est juste que j’avais pas les bonnes pilules ou que j’ai pas bien dosé le truc et j’ai fini par me réveiller tout seul. Mais qu’un exotique refuse de bouffer, et tout le monde s’agite, photos dans les journaux, comités de soutien, émissions spéciales à la télé… C’est ça qu’il aurait dû faire, l’Anversois, au lieu de s’en prendre à des femmes qui se baladaient tranquille. Aller dans l’une de ces églises et tirer dans le tas. D’abord il en aurait descendu plus, et puis il aurait rendu service à tout le monde, à commencer par ses victimes qui ne demandent que ça.

 

* * *

 

À force de penser à tout ça, je me suis souvenu que mon vieux, il aimait les armes, lui aussi. Il en avait qui dataient de la guerre, du temps de son père. J’ai jamais bien su ce qu’il avait fait en ce temps-là, le pépé, mais ce que je sais, c’est qu’il en avait gardé, je me rappelle qu’il me les a montrées une fois, quand j’étais gamin. Je crois qu’il était chasseur aussi, il avait tenu une ferme, bien avant ma naissance, il y avait des bois pas loin, il abattait des renards, des perdrix… Du coup, j’ai décidé d’aller voir ma mère. J’y vais pas souvent, deux ou trois fois par an, c’est bien suffisant, vu que c’est chaque fois pour me faire engueuler. Pourquoi tu ne travailles pas ? Tu pourrais chercher quelque chose, chômeur à temps plein, t’as pas honte, tu finiras comme ton père, t’as de qui tenir. La boisson, la drogue… T’es vraiment un raté. La drogue ! Ça me donne presque envie de rire. Pas capable de faire la différence entre un bon gros pétard de temps en temps et la came, la vraie. D’accord, je fume pas mal, et alors ? C’est pas plus mauvais qu’autre chose, et je fais de tort à personne que je sache. Et si au moins t’avais continué tes études, et pourquoi tu viens pas plus souvent, tu t’en fous de ta mère, après tout ce que j’ai fait pour toi… Tout ce qu’elle a fait pour moi, tu parles ! Des gifles et des cris, à part ça, je vois pas trop ce qu’elle a fait, ni mon vieux d’ailleurs, plus souvent au bistro qu’au boulot, c’est vrai que j’ai de qui tenir. De toute façon, je peux pas lui donner tort, avec la mégère qu’il se payait à la maison, il avait bien raison de vouloir se changer les idées.

Bref, je suis allé chez ma mère, je l’ai laissée râler pendant cinq minutes, on a bouffé le gâteau que j’avais apporté, puis je suis monté au grenier. J’ai pas eu à chercher longtemps, j’ai trouvé presque tout de suite. Deux fusils, deux revolvers, des boîtes de munitions. J’ai descendu tout ça. Je les emporte, que j’ai dit. Ça vaut de l’argent ces trucs, je vais les nettoyer, je pourrai les vendre. J’ai pas écouté ce qu’elle disait, je me suis taillé.

Le lendemain, pour une fois, je me suis levé avec un certain plaisir. J’étais un peu comme un gosse qui déballe ses cadeaux de Noël, du moins je suppose que c’est comme ça, les gamins, parce qu’en réalité, des cadeaux, moi j’en ai pas reçu des masses.

Je suis sorti acheter de la graisse spéciale, j’ai farfouillé un peu dans mes outils, et puis je me suis mis au travail. C’est pas bien sorcier, finalement, de démonter et remonter une arme, de la nettoyer, de la remettre en état. Surtout que j’ai toujours été bricoleur.

J’ai rempli les chargeurs, ça non plus c’est pas compliqué. Je devais me souvenir d’avoir vu le pépé me montrer il y a longtemps, et puis on voit ça dans tous les films à la télé. J’étais là avec mes beaux joujoux en état de fonctionnement, et j’avais plus qu’une envie : les essayer. Si je vivais à la campagne je m’en irais dans les bois ou dans les champs, je tirerais sur les oiseaux ou sur des bouteilles ou des boîtes de conserve. Je suis sûre que je me débrouillerais pas mal, j’ai toujours été bon aux baraques de tir, à la foire.

 

* * *

 

Dans mon quartier, y a pas de champs, pas de bois, pas d’oiseaux. Par contre, y a des gens, des tas de gens. De ceux que l’Anversois voulait effacer. Et je sais où en trouver par groupes.

J’ai pris un grand sac de sport, j’y ai mis les deux fusils, des boîtes de munitions. Les revolvers, je les ai fourrés dans mes poches, un à droite, l’autre à gauche. Là, je suis prêt. Je regarde autour de moi ce décor merdique où je sais que je ne reviendrai plus. Je ferme pas la porte à clef, pour quoi faire ?

Je me sens bien, pour la première fois depuis très longtemps. Vivant, merveilleusement vivant, et puissant, fort. Plus fort que tous les autres, que tous ces morts en sursis que je croise. Je les regarde, j’ai presque pitié d’eux, ils ne savent pas, ça va leur tomber dessus comme la foudre et hop, un de moins. Pas vrai l’Anversois ?

Celui-ci peut-être ? C’est vrai qu’il a une sale gueule, et j’aime pas la manière dont il me regarde. Ou celui-là ? Trop tard, il est passé. Ils ne sauront jamais la grâce que je leur ai faite. Dans les cafés, dans les magasins qui vendent des légumes ou ces machins clinquants comme ils les aiment, près des boucheries halal, dans les salons-lavoirs, là où il y a des boutiques de téléphonie… Oui, c’est là que je vais aller. Ou bien à la sortie de l’école, parce que les petits, ce sont des futurs pondeurs, en supprimer un c’est quasiment détruire tout un nid. C’est un peu comme verser du pétrole dans une fourmilière. Sans compter qu’il y a les mères et aussi des tas de pères qui les attendent à la sortie. Ce sera autre chose que les deux bonnes femmes d’Anvers. Du travail plus sérieux, et drôlement plus efficace.

Je me demande ce qu’on dira de moi, à la télé. Je peux imaginer les commentaires, et après il y aura des marches blanches, des défilés, puis les politiciens récupéreront le truc. Ça, ça me fait un peu chier, même si je sais que c’est inévitable. On dira que je suis raciste, on fouillera dans mon passé pour voir si je ne vote pas Vlaams Belang ou FN, on remontera jusqu’au grand-père que je soupçonne d’avoir été du mauvais côté en son temps. Et ils auront faux, tout faux. Même si c’est vrai que je les aime pas trop, les étrangers.

Mais la vérité, c’est que c’est de l’homme que je veux supprimer, sans trop me soucier de sa couleur ou de sa provenance. Plus de six milliards d’hommes sur la planète, et qui se multiplient comme des rats ou des cobayes. Il y a bien le sida, des tsunamis et des tremblements de terre, des guerres et des génocides pour tenter d’enrayer cette propagation, mais ça continue quand même à proliférer. J’ai envie, moi, de faire mon petit boulot, d’en supprimer quelques-uns, ce sera toujours ça de pris. Si chacun faisait comme moi, il y aurait moins de surpopulation et, finalement, ceux qui sont pas morts, et bien ils vivraient mieux.

Et de toute façon, j’arrive pas à comprendre pourquoi tout le monde s’excite comme ça quand un type fait ce que je vais faire. Six milliards, je vous dis, et avant nous, dans les milliers d’années qui ont précédé, combien qui sont morts sans que personne le sache ? Quelle importance que l’on meure jeune ou vieux, que l’on soit riche ou pauvre, et même blanc ou noir, puisque de toute façon tout le monde meurt ? Souvent, dans la rue, dans le métro, je regarde les gens, je les écoute se parler, se raconter des conneries, s’engueuler, et ce que je vois, c’est des cadavres. En dessous de la peau et des muscles, il y a des os, rien que des os, des squelettes qui s’agitent comme si c’était important. J’ai envie de leur crier Tu vas mourir, tu sais ça ? Et tout le monde s’en fout et s’en foutra, sauf peut-être ta mère, et encore, si elle est pas comme la mienne, et après un mois ou deux, ce sera fini, même elle t’aura oublié, et tous les autres, ceux qui sont dans ce métro avec toi, ils ne sauront même pas que tu as existé, ni que tu es mort, forcément. Alors, faire tout un cinéma pour une bombe qui explose, pour un car qui se retourne, pour un avion qui tombe, c’est vraiment n’importe quoi.

Moi, quand j’aurai fini mon job, je serai mort aussi, et personne ne s’en fera pour si peu. J’aurai ma photo dans les journaux, on dira mon nom à la télé, je serai un peu moins anonyme que tous les autres, mais ça ne durera pas, et après, basta. Retour au néant. Une fourmi, un termite qu’on écrase, rien de plus. Aucune importance. Tout le monde continuera de s’en foutre, de moi autant que de mes victimes. Moi aussi, je ne suis rien d’autre qu’un squelette qui s’agite. Mais moi, je le sais. Et j’en ai rien à cirer.

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