Inaccessible

Corinne Hoex,

Chaque incision, chaque brûlure est une parole imprononçable. Chacune de ses blessures est un langage inaccessible. Un motif harcelant qu’elle traque au fond de sa douleur, répétant furieusement toujours la même phrase, le même fragment de phrase, la même bribe incomplète et qui la dévaste, cherchant à retrouver le sens, le texte indéchiffrable qu’elle veut que son corps dise.

Dès que nous sommes seules, sa main le cherche dans sa trousse, entre les stylos, les crayons, les gommes. Ses doigts le reconnaissent. C’est un cutter. Un banal cutter. Pour elle, un allié. Un complice. Un sauveur.

Elle se lacère les mains, les bras, les cuisses. Il arrive qu’elle se scarifie le pourtour du genou. Ou elle prélève consciencieusement la totalité d’un ongle à ras de la cuticule. Elle assiste sans ciller au jaillissement de son sang.

Dans sa trousse il y a aussi le briquet. Elle s’enfonce une cigarette allumée dans le bras. Pendant qu’elle appuie, je sens l’odeur de la chair qui rôtit, mais elle garde les dents serrées. Sans proférer la moindre plainte.

Je suis sa voisine de classe. Elle me parle peu. Elle ne se confie pas. Il y a seulement ce hurlement incessant de son corps. Je sais sous les manches du pull les meurtrissures serties dans la chair blanche. Les pétales noirs qui fleurissent. Les dômes boursouflés sous lesquels bourgeonne une vie étrange. Ils mûrissent. Ils éclosent. Dès qu’ils commencent à se flétrir, elle les triture. Elle dispose dans sa trousse d’un arsenal d’aiguilles qu’elle enfonce au centre des plaies, là où se tisse le satin rose d’une cicatrice. Ainsi qu’on envoûte. Ainsi qu’on tisonne le feu.

Sa peau, il lui faut la pousser à bout, l’exténuer, la traverser. Fendre la paroi trop étanche qui enferme sa vie profonde. Sa chair appelle la brûlure et la lame comme la visite d’un ange de flammes, d’un démon tranchant qui la désigneraient. Elle ne peut tolérer un épiderme lisse, sans accident et sans désir. Il est nécessaire qu’elle le marque de cette sorte d’écriture. Cette monstrueuse calligraphie. Ces messages torturés. Ces appels terrifiants impossibles à entendre.

Je ne suis pas son amie. Ses blessures sont ses seules amies. Parfois, pendant le cours, je la vois poser la bouche sur l’une d’elles, y appuyer les lèvres comme pour puiser à une source. Goûter sa saveur souterraine. Je ne suis que son témoin. À côté d’elle dans le silence. Dans le secret. Ma présence ne lui est rien. Mes questions demeurent sans réponse. Le visage indifférent, elle poursuit ses cruautés maniaques comme si personne n’était près d’elle. Elle est seule. À l’écart du monde. Séparée des autres. Coupée des sentiments. Elle se coupe là où elle est coupée. Les mains. Les bras. Ce qui sert à tenir. À étreindre. Et jamais je ne l’entends gémir. Jamais je ne la vois pleurer.

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