Les vertus de la vraie vie

Gilles Pellerin,

Sitôt l’auto démarrée, il a déclaré que le français, il s’en foutait, car « le plus important, pour moi, c’est de nourrir ma famille. » Le ton de la voix et le regard qu’il m’a lancé, mélange de mépris et de pitié, indiquaient qu’il plaçait à hauteur de vertu sa principale préoccupation – jusque-là j’avais cru qu’il s’agissait de son auto. De sa manière de détacher « pour moi » se dégageaient quelques sous-couches : « t’es trop jeune pour comprendre les soucis d’un chef de famille » ; « le sort du français est une niaiserie à côté des vraies responsabilités de la vie ; ceux qui pensent autrement sont des sans-cœur » ; « à force de se faire casser les oreilles avec vos revendications, les compagnies finiront par se tanner et sacrer leur camp – on sera bien avancés : c’est-tu votre gang de chialeux qui va me donner de l’ouvrage ? », ce qui visait probablement mon père par ricochet, dont on ne pouvait pas ne pas connaître les convictions politiques.

Le plus drôle dans l’affaire ? Il ne parlait pas anglais ou si peu. Disons plutôt que ses connaissances en ce domaine se limitaient à l’écoute d’un poste anglais sur son transistor, le samedi après-midi, assez fort pour que le voisinage l’entende, pendant qu’il lavait sa voiture avec des mousses, des éponges et des guenilles épaisses et douces, produisant une sorte de ballet un peu pataud où il faisait apparemment le plein de sensualité. Plus bronzé et la tête rasée, il aurait évoqué un « eunuque de banlieue voué au bien-être de la perle d’un harem de péplum » – Buick ou Oldsmobile, je ne sais plus, sinon : une voiture avec du galbe. J’ai repêché ce portrait dans un carnet d’esquisses et de notes ancien : je ne lésinais pas sur les compléments de nom…

À cette époque, pour payer mes études, je passais l’été à l’usine où lui et mon père travaillaient comme bon nombre d’hommes du quartier. Les relations entre employés réguliers et occasionnels étaient dans l’ensemble harmonieuses. Les plus vieux avaient vu grandir les jeunes, nous étions de la même tribu, la vie suivait son cours, mais les générations ne s’enchaînent pas sans quelques heurts les unes à la suite des autres. La jeunesse est une maladie dont on guérit fatalement, sans danger de rechute. Lui et ses pareils avaient oublié qu’ils avaient délaissé la vie paysanne à la campagne pour entrer en usine ; pour nous, la rupture venait de ce que nous étions la première génération à fréquenter massivement l’école. Même si je faisais profil bas, je m’attirais parfois des remarques désobligeantes – je sentais, je puais l’intellectuel à plein nez. Il est satisfaisant pour quelqu’un connaissant la vie, la vraie (notre voisin n’était pas seul dans ce cas), de voir des jeunots en baver et décrocher pendant quelques semaines de leurs idées éthérées. D’ailleurs, leur vraie vie triomphait parfois et certains étudiants ne rendaient pas leur tablier à la fin de l’été, l’avenir incertain des intellos ne faisant pas toujours le poids face aux bons salaires auxquels ils s’étaient habitués. On est en Amérique : une auto est si vite achetée. Nul dilemme de cette nature dans mon cas, ce qui me rendait sans doute encore plus viscéralement détestable : de toute évidence, j’échapperais aux galères, l’usine n’était qu’une parenthèse, je vivrais de mes lubies, sans grosse bagnole. Il ne faudrait pas croire pour autant que je survolais la situation, oh non ! J’ai sué, souffert, songé abandonner avant la fin de l’été. Lors d’un quart de travail particulièrement dur, je me suis dit, pour me donner du courage, qu’en cet instant même je comprenais l’aliénation dont le poète Gaston Miron a si bien parlé, la comprenais autrement, intensément, jusque dans mes fibres. Inversement, j’ai relu Miron autrement.

La promptitude avec laquelle notre voisin s’était lancé dans sa diatribe contre le français m’avait semblé suspecte : on ne peut détester sa langue à ce point. Il fallait qu’il y ait autre chose : a) il regrettait peut-être de m’avoir fait monter dans sa voiture chérie, que je salissais par ma seule présence (il faisait très chaud, je transpirais d’autant plus que j’étais tout sauf à l’aise avec lui, qui m’avait toujours déplu) ; b) je lui déplaisais tout autant ; c) il avait trois jeunes fils et redoutait qu’à mon âge ils me ressemblent (la suite a prouvé qu’il n’y avait vraiment aucun danger : le gène automobile s’est transmis intégralement) ; d) il s’exerçait à l’attaque frontale en prévision des années à venir ; e) toutes ces hypothèses.

Dieu merci, le trajet de l’usine à la maison était bref. Je l’ai sobrement remercié sans ajouter quoi que ce soit de compromettant comme « À la prochaine » ou, pire, « À demain ». Le reste du temps, je me suis arrangé pour l’éviter, à la sortie de l’usine comme dans le quartier, et il a sans doute fait la même chose à mon endroit.

Je sais maintenant qu’on peut abhorrer sa langue, qu’on peut avoir en aversion sa propre personne, de même qu’à l’inverse on peut aimer déraisonnablement sa langue et même en aimer plus d’une.

Quelques semaines plus tard, je reprenais le chemin de l’université. Je ne suis plus retourné dans ma ville natale que pour y rendre visite à mes parents, c’est-à-dire pas très souvent : quelques mois après sa retraite, mon père est mort, comme le voulait le fatum propre aux ouvriers d’usine. Ma mère, elle, c’est le chagrin qui l’a emportée, peu de temps après. Notre voisin était plus jeune. Il a peut-être eu plus de chance, même si je ne suis pas certain qu’il s’agisse du terme adéquat pour parler de la vraie vie après le travail.

Que sont devenus ses enfants ? Je n’en ai pas la moindre idée. Que devient le français ? J’ai parfois peur de le savoir.

 

ÉPILOGUE – Ignorant comment rendre hommage à un géant qui était aussi le compagnon de discussion le plus simple, le plus agréable, j’ai eu l’idée de présenter un personnage qui fût le contraire de notre ami Jacques De Decker, en me disant qu’il aurait rigolé de faire connaissance avec lui ici, c’est-à-dire en Amérique.

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