Debout, les damnés de la terre attendent. Comme il n’y a pas assez de chaises pour tout le monde, seuls ont le droit de s’asseoir ceux qui peuvent exhiber un handicap : une jambe en moins, un bébé, un âge au-dessus du troisième. Les autres se tiennent comme ils peuvent, serrés, passant d’un pied sur l’autre, car ils ont appris à économiser ; et s’ils peuvent tenir debout sur une seule jambe, pas question d’user les deux.

Ils attendent, sans trop savoir quoi. La rumeur s’est répandue ce matin, elle a jailli des bas-fonds, a déferlé dans les rues et sur les bancs, jusque dans les centres d’accueil et les abris de carton : aujourd’hui 17 octobre, Journée internationale du refus de la misère, ils sont invités, tous et toutes, dans ce hangar aux limites de la grande ville, eux, les pauvres, les gueux, les sans-grade, à une rencontre au titre mystérieux : « Réduire la fracture numérique ». Invités par la ville, sans frais, gratis, pro deo. Les uns pensent qu’il s’agit de soins médicaux – et il n’en manque pas, des fractures mal soignées – d’autres prétendent qu’il y aura une allocation spéciale, des sous, des thunes : car qui dit numérique dit numéro, donc nombre, donc chiffre, et qu’est-ce qui se mesure mieux par des chiffres que l’argent ? Les plus hardis attendent, allez savoir pourquoi, une distribution de nourriture, certains allant jusqu’à parier sur du poulet. Du poulet ! Comme dit la blague juive, quand un pauvre mange du poulet, c’est que l’un des deux est malade. Mais deux semaines plus tôt, un supermarché a offert une palette entière de yaourts à peine périmés. Alors ils attendent, et ils espèrent, malgré la déraison qui tonne dans le cratère de leur ventre creux, comme une éruption de la faim.

Le hangar est grand, il y fait trop chaud, la chaleur humaine paraît-il, avec ses effluves et ses odeurs. Un mur entier est occupé par un écran géant, au-dessus d’une estrade avec une table, une chaise. Pour se donner du courage, les partisans du repas entonnent le fameux chant :

« Du pâté sur la table rase, du canard, du lièvre, même du gnou, le monde nous en donne l’occase : nous n’avons rien, mangeons de tout ! »

À cinq heures, un homme entre dans le hangar. Il est souriant, bien habillé, il marche vers l’estrade, et sur la table, pose un clavier.

« Mesdames, Messieurs ! » Sa voix résonne dans le hangar, des cous se tendent pour mieux entendre. « Bienvenue à tous ! Je suis heureux de vous voir si nombreux ! »

Des applaudissements fusent, on ne sait jamais. L’homme lève les bras puis se met à applaudir, lui aussi.

« En ce jour particulier, je tiens à vous saluer solidairement ! Le thème de cette année est : “Permettre aux plus pauvres de prendre leur avenir en main”. Notre ville est fière d’y contribuer par cette séance, qui sera la première, j’en suis convaincu, d’une longue série de… »

La suite disparaît dans le brouhaha.

« Mesdames ! Messieurs ! Voyons ! » L’orateur a du mal, il est vrai qu’il est plus à l’aise dans le monde virtuel, mais il continue quand même : « Ce soir, je vais donc vous introduire le sujet que nous avons choisi, entre mille autres, pour promouvoir l égalité de tous nos citoyens : j’ai nommé la Toile ! »

La surprise permet de rétablir le silence. La toile, quelle toile ? Des toiles, ils ne connaissent vraiment, et de près, que celles des araignées.

« La Toile, Mesdames-zé-Messieurs, c’est une fenêtre ouverte sur le monde ! C’est une connexion avec votre frère d’Australie, votre collègue japonais ou même votre voisin de palier ! C’est un accès total, absolu, illimité aux informations et aux biens ! Vous cherchez… des vacances pas chères ? Un cours d’anglais ? L’âme sœur ? Tenez, Mesdames-zé-Messieurs, donnez-moi un sujet, je le tape ici, et le miracle s’accomplira devant vos yeux ! »

Personne n’osant parler, l’animateur s’enflamme :

« Allons allons, du courage, je suis sûr que vous êtes curieux de découvrir les possibilités de cette merveilleuse invention ! Ne soyez pas intimidé ! Quel est le sujet qui vous intéresse le plus ? N’importe lequel,

je vous assure  »

Alors soudain une petite voix se fait entendre du fond de la salle : « J’ai faim… »

« J’ai faim ! » s’exclama l’orateur, après quelques secondes de flottement. Il n’a jamais entendu une chose pareille, pas dans le cadre de son travail en tout cas ; « j’ai faim », c’est ce qu’il lance à sa femme le soir en rentrant, et aussitôt de doux effluves lui parviennent de la cuisine ; ou en sortant du cinéma, avec des amis, debout sur le trottoir en attendant d’avoir choisi le restaurant. Mais c’est une affaire privée, et là, on la lui jette à la figure, c’est presque aussi indécent, non, bien plus indécent, que de parler de sexe ! Encore que, dans ce domaine-là, la Toile soit plus que convenablement fournie.

« J’ai faim ! répète-t-il, pour se familiariser avec la demande. Voilà qui est original. Eh bien, nous allons taper cela : j’ai faim. En quelques dixièmes de secondes, vous verrez toutes les possibilités offertes par la Toile pour répondre à votre recherche. J A I F A I M… Je lance la recherche sur Yahoo… voilà ! »

« Yahoo ! reprend la salle en chœur, comme un immense cri de joie. – Ensuite, nous irons sur Google, poursuit le formateur.

— Gouououougggggggguel ! » reprend la salle.

Et en effet, sur l’écran apparaissent des propositions plus alléchantes les unes que les autres.

« Vous avez décidé de perdre quelques kilos. Pour vous aider, D. a testé les différents régimes et vous propose une sélection de conseils… » Haha, fait l’animateur, qui sent bien que la proposition ne répond pas complètement aux préoccupations du public. Voyons le suivant :

« J’ai faim, page prototype pour un site de cuisine idéal. … J’ai faim : ce site est dédié à la cuisine facile … L’équipe de J’ai faim s’est efforcée de réunir les recettes sur le pouce… »

Une chanson jaillit des premiers rangs, ceux des assis :

« Il n’est pas de saveur suprême, ni dinde, ni soupe aux cinq parfums.

Malheureux, servons-nous nous-mêmes, décrétons le repas commun. »

L’animateur sent son assurance l’abandonner.

« Voyons autre chose. Ah voilà, jaifaim.com ! Regardez, un site qui vous propose la meilleure pizza du monde ! Bon, elle est québécoise, c’est peut-être un peu loin… Ah, et celui-ci :

“Astuces anti-faim ! : brosse-toi les dents souvent, quand tu mangeras tu auras le goût du dentifrice et je peux t’assurer qu’avec les aliments c’est pas génial !”»

Les propositions défilent de plus en plus en plus vite, car l’animateur perçoit un malaise qui déteint sur lui, malgré ses années de formation continue… Il n’a guère l’habitude de ce genre de public, qui commence à gronder, gronder comme un ventre vide, il maudit son employeur et ses bonnes intentions, il maudit la misère et son refus, il se rassure en se répétant que, heureusement, la misère est acceptée 364 jours par an – et même 365, les années bissextiles ! Et que la prochaine fois, il sera malade, démissionnaire, ou…

« Et si on regardait dans son portefeuille ? » dit quelqu’un.

La proposition est acceptée avec enthousiasme, et voilà le malheureux formateur dépouillé, non seulement de son argent, ses cartes de crédit, les photos de ses enfants, mais aussi de son costume, sa chemise, sa cravate, ses chaussures… en moins de temps qu’il n’en faut à un moteur de recherche pour afficher son million de sites ! Ils sont là, autour de lui, évitant tout de même de le blesser. Qui leur reprochera de s’être servis, puisque cette journée est la leur… ?

Mais soudain, tout s’arrête, et comme par enchantement, le calme revient. Il n’y a plus rien à prendre, et puis, avec la nuit qui tombe, ils sont moins sûrs d’eux, de leur bon droit. Un coup d’œil dehors, vers la faible lueur. Un dernier refrain, avant de se disperser :

« C’est la lune, fatale,

grouillons-nous car demain,

on enterre le social

et jusqu’à l’an prochain… »

Les extraits en italique sont authentiquement proposés par les moteurs de recherche.

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