Jean-François Philips a quarante-deux ans. Il est marié (sa femme se prénomme Jeannette), il a deux filles de neuf et de sept ans (Marceline et Louise) qu’on qualifie en général de charmantes, mais qui ne le sont guère, il a mené à bien des études d’ingénieur commercial à l’ICHEC à Bruxelles et il travaille chez Claes & Claessen, une grosse agence immobilière située avenue de Tervueren, à deux pas de la maison Stoclet.

Chaque fois qu’il en a l’occasion, il dit que cette maison Stoclet est la plus belle maison du monde. Il insiste fortement sur le mot « maison ». Ne pas confondre, précise-t-il, avec palais ainsi qu’on l’entend trop souvent, ni a fortiori avec castel, manoir, château, palace et tutti quanti. Maison point barre.

Il dit presque toujours « point barre », mais il n’est pas du tout ravi d’employer cette vilaine tournure. Ça fait un tantinet vulgaire, ça fait mode – et tout ce qui fait mode lui déplaît.

Comme tout ce qui est nouveau.

Comme tout ce qui, de près ou de loin, touche au progrès technologique et au modernisme.

C’est d’ailleurs une des principales raisons pour lesquelles il n’aime pas les ordinateurs. Encore moins, bien entendu, Internet.

Jean-François Philips a horreur d’Internet, il ne supporte pas Internet. Si cela tenait à lui, il interdirait Internet. Rien que cela. Il ferait voter une loi pour supprimer proprement et définitivement Internet.

Dans le travail qui est le sien pourtant, impossible, impensable, de s’en passer. D’ailleurs, son premier réflexe, quand il arrive le matin à son bureau, sur le coup de neuf heures, c’est de se connecter à Internet, puis d’aller aussitôt sur le site immoweb.be et de cliquer sur la rubrique « Nouveaux biens » pour savoir quels sont précisément les nouveaux biens mis en vente par la concurrence, aux quatre coins du pays.

Ce boulot, ça l’emmerde. Il n’éprouve aucun plaisir à essayer de négocier des biens, à servir de triste et de sépulcral intermédiaire entre des gens qui veulent vendre cher et des gens qui veulent acheter bon marché. Surtout lorsqu’il s’agit de s’occuper de biens pourris dans des quartiers pourris.

Heureusement qu’il y a la poésie, son merveilleux, son irremplaçable jardin secret !

Heureusement qu’il y a Villon, Ronsard, Nerval, Glatigny, Verlaine, Cendrars, Jouve, Fombeure, Jaccottet, Vargaftig, Maulpoix ou encore ces deux grandes poétesses qu’il aime tant et qui justifient le choix du prénom de ses gamines : Marceline Desbordes-Valmore et Louise de Vilmorin !

Sans compter tous ces Belges chéris et adorés : Elskamp, Le Roy, Neuhuys, Mélot du Dy, Guiette, Thiry, Dewaelhens, Norge, Jones, Jacqmin, Foulon, Wouters, Crickillon, Lambersy, Cliff, Namur…

Et heureusement qu’il y a lui, Jean-François Philips !

Car il vient de publier à compte d’auteur un recueil, son tout premier. Ivresses grondantes, un titre dont il est très content et qui a beaucoup plu à Jeannette.

Ce sont, au total, quarante-huit sonnets, des vrais sonnets, des sonnets sans la moindre licence (il ne se le permettrait pas, non), des sonnets qui répondent tous aux règles strictes du genre, chaque poème comprenant quatorze vers de douze pieds distribués en deux quatrains sur deux rimes seulement et en deux tercets, de purs joyaux classiques dédiés comme il se doit à Marceline et à Louise.

Ce recueil, il l’a fait imprimer sur vélin Conquéror, à trois cent trente-trois exemplaires numérotés, chez un modeste imprimeur de Nivelles qui avait sollicité un jour Claes & Claessen pour la vente d’un appartement à Villers-la-Ville. Pour l’heure, il s’est contenté de les réceptionner chez lui, avenue de l’Atlantique, trente cartons entassés dans la cave. Quoiqu’il ait fait des études d’ingénieur commercial, il ne sait trop comment s’y prendre pour en assurer l’écoulement et la distribution en librairie. Au surplus, il ne connaît aucun critique littéraire, une personnalité forte qui s’emballerait pour son livre, comme Verlaine s’est emballé pour Une saison en enfer, et qui pourrait en parler en termes enthousiastes dans une revue ou dans un journal. Il envisage toutefois d’en envoyer des exemplaires d’hommage à ses poètes préférés belges encore en vie. Il se dit que le plus simple serait d’adresser les volumes, revêtus d’un envoi admiratif, aux bons soins de l’Académie royale de langue et de littérature françaises.

On est le vendredi 25 août 2006 et il est seize heures quarante.

Assis devant son ordinateur, Jean-François Philips estime qu’il a assez travaillé durant la semaine et qu’il a le droit de s’accorder vingt minutes de répit, avant la fermeture des bureaux et le repos du week-end.

Il va sur Google et, à tout hasard, comme pour s’amuser, et il tape Ivresses grondantes, en veillant bien à mettre ces mots entre guillemets – un bon moyen, selon lui, d’affiner les recherches.

Des secondes s’écoulent.

Par la fenêtre entrouverte, on entend le bruit incessant de la circulation, avenue de Tervueren. Des odeurs composites, mélange de carburant et de goudron, flottent dans le bureau. À l’étage supérieur, l’étage de la direction, quelqu’un est en train, semble-t-il, de déplacer un meuble.

Soudain, Jean-François Philips écarquille les yeux.

Sur l’écran, il lit, relit et relit encore Ivresses grondantes et il comprend bientôt qu’un certain Alexandre Tournemine est l’auteur d’un recueil de poèmes portant ce même titre. Lequel vient également tout juste de paraître.

Ses mains se mettent à trembler au moment précis où il clique sur Ivresses grondantes.

Très vite, à la fois éberlué et meurtri, il se rend à l’incroyable évidence : l’autre livre réunit, lui aussi, quarante-huit sonnets.

Et il ne peut s’empêcher de pousser un cri de frayeur quand il s’aperçoit, quelques instants plus tard, qu’Alexandre Tournemine a dédié son recueil à ses deux fils de neuf ans et de sept ans, Marcel et Louis, dont les prénoms ont été choisis, découvre-t-il, en vénération à ses poètes favoris, Marcel Lecomte et Louis Aragon.

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