Le débardeur blanc

Aurelia Jane Lee,

Whoever is around

Whoever’s in my head

Whoever you are now, I like you

I know you like my true thoughts

I love you like my best thoughts

I just dont know which one I know

I like the one who likes me too

Lisa Germano, Beautiful schizophrenic

La nature avait doté Daniel de magnifiques yeux pers qui, pour l’instant, étaient fixés sur un invisible horizon, bien au-delà des têtes des passants qui le croisaient. C’étaient des yeux de conquérant, de ces yeux qui semblaient voir loin, qui perçaient tout, qu’on aurait presque craint de rencontrer au détour d’un regard, de peur de se retrouver foudroyé sur le coup ou, à tout le moins, de se sentir fondre. Il maîtrisait l’art du plissement de paupières qui tue, du rapide changement de focalisation, de l’écarquillement appréciateur ; bref, rien qu’avec ses yeux, il avait de quoi séduire. Avec le reste aussi, d’ailleurs.

Si bien qu’en ce moment, quoiqu’il ne prête aucune attention aux gens qui comme lui longent le boulevard, sa haute silhouette élégamment habillée d’un loden bleu nuit ne passe pas inaperçue, et nombreuses sont les femmes qui, profitant de son indifférence, ne se gênent pas pour le dévisager, voire pour se retourner sur son passage. Tout cela ne dure à chaque fois qu’un court instant, car Daniel marche d’un bon pas, et les autres passants, engoncés dans leurs manteaux d’hiver, se pressent également. Personne ne tient à rester plus longtemps que nécessaire sous cette neige fondante qui glace la peau et mouille insidieusement les vêtements.

Daniel, bien sûr, aurait également apprécié une météo un peu plus clémente, mais il a suffisamment de pensées agréables en tête pour ne pas se sentir trop importuné par le froid hivernal. Et puis, l’ambiance festive de cette fin de décembre s’accorde assez bien avec son humeur.

C’est une chance que sa femme ait décidé de passer cet après-midi chez sa sœur, songe-t-il en marchant. Il avait pu accepter ainsi le rendez-vous que lui proposait Julia sans devoir inventer une excuse pour son épouse ; qu’aurait-il bien pu lui dire d’assez crédible pour justifier son absence en ce samedi après-midi, un jour que d’ordinaire ils passaient ensemble ? Enfin, ensemble… si l’on peut dire : bien souvent, il s’agissait de traîner dans les magasins et, après trois boutiques, Daniel s’impatientait tellement à voir sa femme sans cesse insatisfaite, essayer un vêtement après l’autre en demandant son avis à chaque fois, pour en fin de compte renoncer à tous, qu’il finissait par l’attendre dehors, quand il n’allait pas carrément patienter dans un établissement. Elle le rejoignait alors en début de soirée, déprimée, prise de migraine, avec un seul sac contenant un cardigan ou une jupe achetés presque en désespoir de cause, au bout de quatre heures d’investigations et d’essayages infructueux.

Donc c’était une chance qu’elle lui ait dit, quelques jours plus tôt, que sa sœur l’avait invitée pour le samedi après-midi. Non seulement parce que Daniel se trouvait fort heureux d’échapper à une de ces sempiternelles séances de lèche-vitrines, mais aussi et surtout, parce qu’il venait de recevoir ce mail de Julia, qui lui proposait – enfin ! – une rencontre à la même date. Il ne lui avait pas encore répondu, trop déçu qu’il était d’avoir à refuser ce rendez-vous tant attendu, ne sachant comment tourner ses phrases pour ne pas la désappointer. Il craignait que Julia ne voie là qu’un mouvement de recul, alors que tout au contraire, il aurait voulu pouvoir lui dire oui d’emblée, sans condition. Il n’attendait que ça, et voilà que pour une stupide question d’horaire, il ne pouvait accepter. Pourquoi pas pendant ses heures de travail ? L’annonce que lui fit sa femme arriva donc comme un cadeau de la Providence, et il dut masquer sa joie, sur le moment. Ensuite, bien sûr, dès qu’il en avait eu l’occasion, il avait répondu avec jubilation au mail de Julia et depuis lors, l’impatience le tenaillait.

L’heure du rendez-vous était à présent toute proche, et Daniel se sentait encore plus fébrile. Il pensait à Julia, à tout ce qu’ils s’étaient écrit depuis maintenant presque quatre mois, et à ses photos. Cela avait pris du temps de convaincre Julia d’envoyer sa photo. Elle résistait, d’un mail à l’autre, au point que Daniel s’était imaginé toutes sortes de raisons à ce refus si acharné, depuis la supposition – la première qui vient à l’esprit dans ces cas-là – qu’en fait ce n’était qu’un gros boudin ou, pire encore, une cachectique boutonneuse, jusqu’à l’idée qu’en réalité il avait affaire à un homosexuel, en passant par l’espoir le plus fou, à savoir qu’il ne s’agissait de personne d’autre que Julia Roberts elle-même. Finalement, face à la première éventualité (qu’elle soit en réalité laide et moche), il s’était déjà fait une raison en songeant que, vu les fantasmes dont elle lui faisait part dans ses messages, même si elle se trouvait en réalité dotée d’un physique disgracieux, elle devait être une amante formidable. Pensée pieuse s’il en est, qu’il put fort heureusement oublier dès qu’il reçut, enfin et à sa grande stupéfaction, après quatorze semaines d’attente (il avait fait le calcul), une série de photos sépia la montrant carrément dénudée – mais dans des poses et sous un éclairage des plus pudiques. Il n’avait demandé qu’un portrait !

Il eut alors encore un doute à ce moment-là. Premièrement, parce que le corps qu’on pouvait deviner sur ces clichés était trop beau, trop lisse, trop exquis : elle avait dû retoucher les photos, après avoir sélectionné les meilleures… ou même, elle avait triché, et ce corps n’était pas le sien… On sait comme les images peuvent être trompeuses. Déjà, la sépia, ça met toujours les gens en valeur. Et puis, les logiciels offrent à l’heure actuelle tellement de moyens… Ou alors, et c’était la deuxième chose qui rendait Daniel un peu suspicieux, elle était réellement bien foutue, mais n’avait pas un joli visage ; car toutes ses photos étaient cadrées de telle sorte qu’on n’apercevait jamais sa figure.

Il aurait été difficile pour Daniel de dire ce qui, de l’excitation et de la curiosité que ces images avaient suscitées en lui, le travaillait le plus en ce moment, alors que quelques minutes seulement le séparaient encore de la rencontre charnelle. Elle lui avait donné rendez-vous dans le hall de l’hôtel dont il pouvait déjà, à présent, distinguer l’enseigne un peu plus loin sur le boulevard. Ce serait elle qui le reconnaîtrait, puisque pour sa part, il lui avait classiquement envoyé son portrait dès le second échange de mails qu’ils avaient eu. À moins qu’en la voyant, songea-t-il en passant la main dans son épaisse chevelure noire, il ait une sorte de conviction intime que c’était elle, quand bien même il n’avait jamais vu son visage… Ce serait piquant.

Il contourna un imposant arbre de Noël tout illuminé et chargé de boules argentées, puis ralentit le rythme de sa marche. Son cœur commençait à battre un peu vite. Il passa nerveusement une main sur son menton rasé de près, respira un bon coup et puis, retrouvant son assurance toute professionnelle, avança jusqu’à l’entrée de l’hôtel, le regard à l’affût. Il vit surtout des hommes ; quelques femmes seulement, toutes accompagnées. Il continua à marcher, se risquant plus avant dans le vaste hall où les uns ne faisaient que passer tandis que les autres demeuraient immobiles, à lire un journal ou à attendre quelqu’un. Soucieux de rester discret, Daniel dirigea son regard vers le sol, triant les chaussures. Enfin, il repéra une paire de bottillons à talons, isolée dans un coin. Ses yeux remontèrent lentement, le long de jambes dont le galbe lui semblait étrangement familier. Elle avait mis une jupe, en plein hiver, rien que pour lui plaire… Une belle jupe légèrement évasée dans le bas, qui moulait à leur avantage les larges hanches de sa propriétaire. Le regard de Daniel remonta encore ; il était curieux de savoir ce que lui réservait le haut. Il espérait un décolleté pas trop pigeonnant, juste suffisamment suggestif pour séduire sans sombrer dans l’indécence. Mais ce qu’il vit alors, quand ses yeux parvinrent au terme de leur ascension, le déstabilisa carrément.

*

C’était en désespoir de cause, et après avoir lu dans des magazines plusieurs articles qui vantaient le procédé, que Leilani s’était inscrite sur un site de rencontres, dans l’espoir d’y trouver l’âme sœur. Elle n’était pas sûre que cela règle son problème : il lui semblait que ce qui la vouait à l’échec, c’était tout simplement son incorrigible et fatale tendance à tomber amoureuse d’hommes qui ne lui convenaient pas du tout. Élargir l’éventail des possibilités risquait à la limite d’être plus dangereux que salvateur, mais qui ne tentait rien, comme disait l’adage… Bref, quoi qu’il en soit, le résultat avait été plutôt déprimant : les hommes qui posaient leur candidature sur ce portail matrimonial n’avaient pour la majorité d’entre eux rien d’engageant, aux yeux de Leilani. Cependant, il y avait de quoi s’amuser, tant la plupart des annonces étaient pathétiques et certaines photos tout à fait risibles. Elle avait donc continué à fréquenter le site, non plus tant dans l’espoir d’y trouver le prince charmant que dans le simple but d’un peu se changer les idées et relativiser son cas : à voir cette galerie de portraits qui rivalisaient dans les catégories de la naïveté, du ridicule, du sentimental banal et du prosaïsme macho, il lui devenait facile de se convaincre qu’elle n’était pas la plus misérable des célibataires.

C’est en s’amusant à ce petit jeu qu’elle était tombée, tout à fait par hasard, sur un visage qui ne lui était pas inconnu et qui n’avait absolument pas sa place sur cette page web. Elle en était restée la bouche ouverte, incrédule devant la photo de son beau-frère, un type qui, non seulement, était beau comme un dieu (au contraire de la grande majorité des autres prétendants tentant leur chance sur la même page, dont on avait envie de dire parfois, mais c’était un jugement cruel, qu’on comprenait ce qui les avait amenés là…) mais en plus, un type qui était marié, et ce depuis plusieurs années. Leilani en avait eu le souffle coupé. Quel culot !

Il n’y avait pas de doute possible, c’était bel et bien lui. Devant l’évidence des faits, Leilani n’avait pu qu’encaisser le choc et prendre la décision de prévenir sa sœur. Ce ne serait pas une chose facile, mais il n’était pas question de se rendre complice par le silence. Comment aurait-elle pu, dès lors qu’elle était au courant de ce qui se passait, laisser sa petite sœur ignorante de la situation dans laquelle elle se trouvait mise ? La première émotion qui avait envahi le cœur de Leilani, c’était de la colère envers Daniel. Mais immédiatement après, c’était un élan de solidarité envers sa sœur qui l’avait emporté.

Kerensa était ce qu’elle avait de plus cher au monde. Et pourtant, ensemble, elles l’avaient parcouru, le monde, et elles avaient pu en apercevoir les richesses, avec un père ambassadeur… Mais vraiment, rien sur Terre ne pouvait remplacer cette petite sœur, à la fois si semblable et si différente. Une des différences que Leilani avait toujours cru voir entre elles, c’était précisément la chance que Kerensa, dès son plus jeune âge, avait eue en amour. Jeune fille, elle parvenait à séduire les hommes les plus convoités par la gent féminine, mais n’avait jamais guère profité de cet avantage ; plus tard, elle s’était mariée avec un brillant avocat, bourré de charme, dont les affaires étaient florissantes… C’était, aux yeux de Leilani, l’image même du bonheur.

Bizarrement, elle était cependant toujours arrivée à ne pas céder à une verte jalousie à l’égard de sa cadette. Ses déceptions sentimentales n’empêchaient pas qu’elle ait sa part de succès dans d’autres domaines, et il ne lui semblait pas, globalement, que les dieux l’aient moins favorisée par rapport à Kerensa. Elles étaient différentes, tout simplement, mais d’une manière complémentaire ; et il eut été absurde, dès lors, de bâtir sur cette disparité une quelconque rivalité. Au fond, elles étaient à l’image des prénoms que leurs parents leur avaient choisis : Kerensa était un prénom cornouaillais synonyme d’amour, alors que Leilani, quoique tout aussi exotique et comportant le même nombre de syllabes et de lettres, était un prénom d’origine hawaïenne, qui signifiait « enfant du ciel ». Par ailleurs, le fait de passer leur enfance à voyager de pays en pays, avec cette obligation répétée que cela impliquait à chaque fois de s’adapter à un environnement totalement nouveau, n’avait fait que renforcer les liens déjà très forts qui unissaient Leilani à sa sœur. Elles avaient toujours fait bloc.

Leilani n’avait donc pas hésité, elle avait juste pris le temps de réfléchir à la manière d’annoncer la chose à sa sœur en douceur, si tant est que cela ait été possible. À la vérité, Kerensa n’avait pas paru tellement choquée par la nouvelle. On aurait presque dit qu’elle s’y attendait, avait pensé Leilani qui, en fin de compte, était peut-être la plus surprise des deux.

*

— Ker…

Il n’a pas terminé sa phrase, il ne l’a même pas commencée d’ailleurs, il n’a prononcé que la première syllabe de son prénom, et il est resté là, la bouche entrouverte. Ses yeux, écarquillés par la surprise et comme hésitant entre le vert et le bleu, l’ont dévisagée une fois encore. Elle n’a rien répondu ; elle avait la clé d’une chambre à la main et lui a fait comprendre, d’un simple geste, sans un mot, qu’elle désirait monter. Pas de scène. Pas ici, pas dans le hall.

Et à présent, Daniel a l’étrange sentiment que l’escalier dont il gravit les marches est celui du Purgatoire. Comme s’il venait de quitter le monde et qu’il allait être jugé. Comme si, d’un seul coup, tout autour de lui s’était voilé, figé, rendant l’atmosphère irréelle et pesante, à la fois étrangère et confinée. Il reconnaît cette sensation, elle lui est familière : c’est l’ambiance des tribunaux, dans l’attente de la sentence. Il l’a souvent perçue, cette impression de sursis, cette angoisse en suspens, mais jamais sous cet angle-là, jamais avec une telle intensité. Parce que jamais elle ne l’a vraiment concerné, lui. Tout au plus était-ce sa carrière, sa réputation, qui était en jeu dans ces moments-là. Or cette fois-ci, c’est bien plus. Il s’entend respirer. Bruyamment, difficilement. L’air ne passe pas.

Il tente de rassembler ses esprits. En une seule seconde, qui l’a frappé comme la mort, il vient de se prendre un nombre incalculable de vérités dans la gueule. Julia n’existe pas, elle n’a jamais existé, elle n’est qu’un leurre ; il a stupidement mordu à l’hameçon. Sa femme sait tout. Elle est au courant de tout ce qu’il croyait n’avoir confié qu’à Julia. Il ne va pas passer une après-midi de rêve dans un grand hôtel. Plutôt une après-midi de merde. Trahison. C’est l’arroseur arrosé. Qui croyait tromper… Bien fait pour sa jolie petite gueule, n’est-ce pas ? Il s’était un peu monté la tête, non ? Mais qu’est-ce qui lui a pris, de s’inscrire sur ce site ? Et Kerensa qui ne dit rien, c’est ça le pire, elle se tait, comme à son habitude ; mais là sans rien dire c’est comme si elle lui balançait toute sa connerie et son orgueil à la figure. Une humiliation silencieuse. Oh, et il y a plus intolérable encore. C’est qu’il n’arrive pas à s’empêcher de penser que dans le fond, il le mérite. Tout ça. Il le mérite.

La porte, il a failli se la prendre dans la gueule aussi. Le temps a passé vite. Elle est déjà là, la porte de la chambre du deuxième étage dont sa femme tenait la clé en main : elle s’ouvre devant lui. Et qu’est-ce qu’ils vont foutre, maintenant ? S’engueuler ? Rester là à se regarder en chiens de faïence ? Ah, elle exigera sans doute une « mise au point » …

Dans l’incertitude, il passe à la suite de Kerensa, ne prend même pas la peine de refermer derrière lui, titube jusqu’au lit et s’écroule dessus. Plutôt mourir. Mourir, mourir, dormir éternellement, ne plus rien voir, plonger dans le noir et dans l’oubli. Bordel !

*

Les boucles auburn étaient tombées en une grosse grappe sur le sol, presque sans un bruit. Trente centimètres, d’un coup. Kerensa s’était tout de suite senti la tête plus légère. C’était pratique, les cheveux bouclés : il ne fallait même pas égaliser avec précision. Quelques coups de ciseaux pour arranger un peu, donner de la tenue. Et voilà. Leilani avait à peine chuchoté. « Et voilà ». Elle avait posé son menton sur l’épaule gauche de sa sœur, tendrement, avait regardé le reflet de leurs visages côte à côte dans le miroir et avait ajouté : « Tu es jolie ».

Dire que ça prend des années, pour les avoir aussi longs. Et quelques minutes seulement, même pas, pour s’en défaire… Mais c’est vrai, c’était joli.

Elle avait pris une douche, après ça ; puis elle s’était habillée. Tous des nouveaux vêtements, sauf le débardeur blanc, qu’elle avait tenu à mettre par provocation, ou comme talisman, elle ne savait pas bien : le nouvel ensemble sexy, couleur ardoise, qui se mariait bien avec son teint mat, la jupe qu’elle avait achetée en solde l’année passée – une affaire – et qu’elle n’avait pas encore osé mettre, les bottillons marron – ça par contre, c’était une petite folie, et la première fois qu’elle se risquait aux talons aiguilles –, le chemisier et enfin, un joli cache-cœur en angora pour lequel elle avait craqué la semaine dernière. Sourire de Leilani.

— C’est beau ?

— C’est superbe, Keren.

Elle l’avait embrassée. Rendez-vous au café d’en face. Je ne sais pas quand. On verra. Je croise les doigts. Je t’aime.

*

— Dan…

La porte est refermée, à présent. Kerensa a ôté ses bottillons, et elle est là, étendue sur le lit juste à côté de son mari, en train de regarder dans le vide, belle et calme en apparence. C’est vrai qu’elle est belle, oui… Daniel referme les yeux. Pense aux photos. Il n’a rien à lui dire. Elle ne pose pas de questions. Elle a dit « Dan… » – et maintenant elle ne bouge pas. Demander pardon ? Ce serait risible. Écœurant, même. Qu’est-ce qu’il faut dire ? Merde. Envie de pleurer. Qu’est-ce qu’il faut dire ?

Kerensa… C’est toujours la même courbe qui creuse sa taille, le chemin est facile, la main trouve sa place, c’est simple. Daniel s’étonne. La petite tête bouclée vient bouler sur sa poitrine, éclate en sanglots, puis s’apaise aussi brusquement que ça lui a pris. Elle serre très fort. Elle fait mal. Elle frotte son front, sa bouche muette, son nez qui coule, comme un chat, contre son épaule. Ses mains sont froides, ses doigts crispés chiffonnent tout ce qu’ils enserrent. Puis un long soupir. Alors elle se détourne, d’un coup, elle lui tourne le dos, s’essuie les joues du plat de la main en reniflant encore une fois, ne bouge plus. Rien n’est gagné.

Vas-y, Dan, défends ta cause. Fais quelque chose. C’est ta femme. C’est ta femme !

Il a envie de lui demander comment elle a découvert son annonce. Qu’est-ce qu’elle faisait sur ce portail, elle ? C’est curieux, tout de même… Et pourquoi a-t-elle réagi comme ça, en le faisant marcher, en le trompant – parce que finalement c’est ça, elle l’a trompé, ils se sont menti mutuellement… Il ne se voit pas lui poser la question comme ça, tout de go. D’habitude, c’est lui qui déstabilise ses adversaires. Mais à présent, il lui semble que pour la première fois, il se trouve dans la position inverse et il se sent nul, dans le rôle de son propre avocat. Il a beau réfléchir…

Soudain, peut-être parce que le silence devient véritablement insoutenable et qu’il se sent au pied du mur, une phrase lui échappe, une phrase en apparence débile, dérisoire, inadaptée à la situation :

— Pourquoi tu t’es coupé les cheveux ?

— Je t’ai écrit que j’avais les cheveux courts, non ? Et tu as eu l’air de trouver ça bien… Je ne t’ai jamais menti, moi…

Le ton est las, mais la réplique est véhémente. Kerensa. Elle n’a jamais menti, elle… Alors tous les fantasmes qu’elle a décrits… Il la regarde et il la sent très loin. C’est une étrangère. Il ne peut pas croire que c’était elle qui écrivait ces mails si chauds, si… Il n’y a pas de mots pour décrire ces choses-là. Et pourtant si, elle y est bien parvenue, elle ! Où est-elle allée chercher ces idées, ces images, comment a-t-elle pu décrire des désirs et des sensations… qu’elle n’aurait pas éprouvés ?

— Tout ce que tu m’as raconté dans tes messages est vrai, tu veux dire ? Les fantasmes de Julia, ce sont les tiens ?

— Oui…

— Pourquoi on n’a jamais…

C’est fou, pense Daniel, il y a tant de choses qui passent dans sa tête mais rien n’arrive à en sortir, rien ne paraît approprié, tout est si vain. Son esprit saute d’intention en intention, sans se fixer sur aucune d’entre elles. Il pense tout à coup que ce serait peut-être plus facile par mail. Tout ce qu’elle sait maintenant… Pourquoi a-t-il eu besoin de croire qu’il s’adressait à une autre pour lui confier toutes ses envies ? Pourquoi n’a-t-il pas su tout simplement lui en parler, pourquoi a-t-il cru nécessaire d’aller voir ailleurs ? Et puis ? Que vont-ils faire à présent ? Comment faire l’amour, après ça ? Elle lui tourne toujours le dos ; il voudrait voir son expression. Qu’est-ce qu’elle veut, à la fin ? Pourquoi a-t-elle tenu à venir dans cette chambre ? Elle aurait très bien pu le quitter, dans le hall, le laisser seul avec sa honte et ses regrets… Pourquoi complique-t-elle autant les choses ? Pourquoi avoir combiné un truc aussi tordu, les avoir mis dans une situation pareille, tellement casse-tête ?

Daniel sert les paupières, très fort. Et soudain il sent sa conscience qui plonge, et c’est comme une gigantesque vague qui le submerge, quelque chose qui vient l’ébranler tout entier, corps et âme. Il n’avait jamais ressenti ça, il ne s’en rappelle pas, du moins. Une sensation enveloppante, infiniment douce mais en même temps tellement puissante, tellement implacable, qu’il se sent terrassé.

— Tu m’aimes.

Ce n’était pas une question, mais elle a quand même répondu oui. Alors il retente une main. Tiens, elle a mis son débardeur blanc… Il a un sourire intérieur. Elle le laisse faire, mais c’est tout : elle ne se retourne même pas vers lui, elle ne bouge pas d’un pouce. Mauvais signe. Il tente un baiser, dans l’espoir qu’elle s’anime un peu. Elle le refuse, se dérobe à ses lèvres mais vient se lover dans ses bras, enfouissant son visage dans son cou, et à nouveau, elle se serre contre lui, s’agrippe à son corps, sans grande délicatesse. Daniel se dit que peut-être, en y allant tout doucement…

Mais c’est alors que d’un mouvement vif, elle s’arrache à son étreinte, se lève, s’empare de ses bottillons et, sans un regard pour lui, quitte la chambre en refermant doucement la porte derrière elle.

*

La neige commence à tenir sur les carrosseries des voitures parquées le long du boulevard. Il fait presque nuit, déjà ; les guirlandes lumineuses qui surplombent la rue brillent de mille feux et se reflètent sur l’asphalte mouillé. C’est joli – un peu triste mais joli. C’est du moins ce que songe Kerensa en traversant sur le passage pour piétons, avant de rejoindre l’établissement où l’attend sa sœur.

— Alors, tu vas me dire que je ne sais pas quelle est ma chance d’être célibataire ?

Kerensa adresse à son aînée un sourire mélancolique. Que répondre à ça ? Elle ne sait pas. Elle ne sait plus. Il faudra sans doute un peu de temps, avant que Daniel et elle… Mais c’est vraiment juste une question de temps. Les choses se sont passées comme elle l’espérait, elle n’a simplement pas eu la force d’aller jusqu’au bout, pas cette fois-ci, Daniel non plus n’était pas prêt… Elle n’avait jamais pensé que cela puisse être si éprouvant. Mais comment expliquer à Leilani… ? Elle n’a pas vraiment les mots, elle n’est sûre de rien, elle est encore trop sous le coup de l’émotion. Une chose est certaine, cependant : c’est que rien ni personne ne vaut une sœur.

Alors le sourire de Kerensa s’élargit et, en guise de réponse, elle serre Leilani contre elle, très, très fort.

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