Je n’aime que toile

Laurent Demoulin,

Raymond choisit la table la plus proche de l’entrée du bar, de telle sorte qu’il ne puisse la manquer quand elle y pénétrera. De toute façon, il ne peut pas la manquer : depuis plusieurs mois, chaque jour, dès que son ordinateur est en marche, c’est vers ses photos qu’il se dirige, rapidement, presque sans réfléchir. En quelques clics, il s’écarte des millions d’autres pages disponibles sur la grande Toile, tourne rapidement celles du site de rencontre auquel il est abonné et s’arrête sur le profil de Rowena. Trois photos en noir et blanc se présentent alors à lui, splendides et artistiques. Rowena tournant la tête, un foulard dans les cheveux, le regard dur, conquérant, résolu. Rowena épanouie, printanière, adressant un sourire désarmant à l’objectif. Rowena – ou plutôt devrait-il dire Arobase – photographiée en contre-plongée, en contre-décolleté-plongeant, le ruitoel d’amour bien marqué, ligne noire se détachant sur un fond blanc, et, tournés vers le haut comme vers un ciel inaccessible, des yeux vagues, difficiles à décrire – car la photo est, à vrai dire, plutôt floue. Pourtant, c’est sur celle-là que se dessine le mieux la tendre fossette qui orne son menton.

Le bar est presque désert – une jeune femme et deux hommes occupent une table dans le fond de la pièce, assez près pour qu’il entende leur conversation, mais trop loin pour qu’il puisse l’écouter. Raymond hésite à commander une seconde bière. Cela pourrait l’aider à se détendre : il a le sentiment d’être dans un nœud, nœud au ventre, nœud de son existence, d’ordinaire si terne, nœud du temps et de l’espace. Il pourrait songer à son père, à sa mère et au train dans lequel ils se sont rencontrés, elle partant pour la première fois, s’arrachant seule à sa terre natale, triste et pleine d’espérance, rassurée, dans son égarement, par la présence de ce compatriote expérimenté, pour qui ce voyage faisait partie d’un aller-retour banal, et qui savait trouver des mots apaisants, dans une langue ayant l’air, ce jour-là, de n’être plus parlée que par eux deux. Ou à son aïeul, si beau et si terrible dans sa chemise rouge d’ancien lieutenant de Garibaldi, qui était demeuré immobile et silencieux au bord du terre-plein servant cette nuit-là de piste de danse, mais qui la regardait avec obstination, sans retenue, les yeux embrasés, tandis qu’elle virevoltait majestueusement, perlante, lumineuse et humide aux bras de danseurs invisibles. Non, Raymond ne pense pas à ses parents, encore moins à son aïeul, dont il ignore l’existence passée. Car il se targue de ne rien savoir de l’histoire de sa famille : il porte d’ailleurs un prénom francophone, sa lignée commence avec lui – et sa vie commence ce soir, ici, dans ce bar de banlieue.

Que va-t-il dire à Rowena ? Il lui semble qu’il lui a déjà tout écrit, raconté toute sa vie dans des messages électroniques auxquels elle n’a répondu qu’à peine, de temps en temps et de travers, de façon sibylline, auxquels elle répondra vraiment ce soir. Et il comprendra les moindres nuances de sa réponse, car il connaît ses propres lettres par cœur – peut-être elle aussi. Sans doute a-t-elle souvent relu celle dans laquelle il trouve des mots si durs et si justes pour décrire sa peine et son angoisse le jour où, brutalement, alors qu’il s’apprêtait à enfin lui proposer un rendez-vous, elle avait quitté le site de rencontre, sans laisser la moindre trace, son profil ayant disparu comme l’un de ces rêves térébrants dont on sait qu’ils ont troublés la nuit, mais qui s’est effacé de la mémoire dès les premières minutes du jour. Sa peine et son angoisse, oui. Et puis son effarement et sa joie, sa déception et son soulagement, lorsqu’il s’était aperçu qu’elle était présente sur le site sous deux identités, Rowena et Arobase : Arobase, prononcez « Arobaise », à l’anglo-saxonne, dont il détestait les provocations faciles, Arobase qui était en tous points l’extrême opposée de Rowena, sa jumelle inversée, superficielle comme une flaque, quand l’autre était profonde comme les abysses, buvant du bourbon au goulot alors que son double parlait aux arbres. Et pourtant leurs profils avaient affiché les trois mêmes photos énigmatiques. Sa peine, son angoisse, son effarement, sa joie. Et enfin, son apaisement, quand il avait compris qu’Arobase, qui était toujours présente, elle, sur le site, n’était qu’un masque de pudeur paradoxale, se montrer nue pour mieux se cacher, exhiber ses fesses pour voiler son cœur, et que la vraie femme, comme sous les pétales flétris, la rose, amenuisée mais identique, c’était Rowena.

Raymond entame sa seconde bière. Il regrette que je n’aie pu l’accompagner : je lui aurais peut-être été de bon conseil. Mais j’avais la garde de mes enfants ce jour-là (moi et mes enfants !), croit-il se souvenir.

Une heure qu’elle a dépassé le quart d’heure de retard universellement admis. Soudain, en reposant sa bière, Raymond est pris d’un doute terrible. Cette femme. Là. Au fond du bar, assise entre deux hommes. Ce ne serait tout de même pas Rowena ? Peu probable : elle est trop commune, n’a aucun charme. Trop maigre. Visage trop large. Aucune fossette ne se distingue à son menton. Et puis elle est accompagnée et n’a pas l’air d’attendre qui ce soit… Mais le doute subsiste. Raymond bientôt n’est plus sûr de rien. A-t-il bien obtenu ce rendez-vous ? Était-ce bien dans ce café-ci ? Dans cette banlieue-ci ? Aujourd’hui ? Il se lève, titubant alors qu’il n’a pas achevé sa seconde bière, et se dirige vers la table du fond.

— Bonjour, bonsoir, ce n’est pas avec vous que j’ai rendez-vous par hasard ?

— Peut-être, lui répond la jeune femme. Comment t’appelles-tu ?

— Ray ? Quel Ray ? Il y a bien six Ray sur le site de rencontre.

— Vous n’avez tout de même pas donné rendez-vous ce soir à six Ray ici ?

— Six Ray ici ? souligne l’un des deux hommes. Six reines Sissi. Sirènes.

— Tu as raison, reprend la jeune femme, dont la voix semble à chaque syllabe plus rauque. Assieds-toi.

— J’arrive, répond Raymond. Je vais me chercher une bière.

Hagard, ne pensant même pas à offrir un verre à la tablée, Raymond essaye de reprendre ses esprits, tandis que la serveuse verse le blond liquide dans le récipient ad hoc, prévu pour lui jusque dans sa décoration taurine. Mais la mousse excédentaire a déjà été coupée d’un geste sûr, le verre est déjà devant lui. Il regagne la table. Les deux hommes et la jeune femme le regardent s’installer et il lui semble que la simple opération qui consiste à s’asseoir lui prend un temps considérable, comme si tous les mouvements que cela implique – mouvements des muscles des jambes, des bras, de la nuque, du ventre, du bassin, du dos et des pieds – ne se faisaient pas de manière coordonnées, mais les uns après les autres.

— Cela ne te dérange pas ? demande Raymond en indiquant son verre du doigt.

— Quoi donc ?

— Eh bien que l’on boive de l’alcool devant toi ! Tu sors de l’hôpital pour une cure de désintoxication, tout de même ! [Raymond m’avait caché ce détail…]

— Comment sais-tu cela ?

— Mais enfin, je t’en ai parlé dans cinq ou six messages ! Tu as répondu au premier d’entre eux : tu m’as demandé de te trouver une sorte de camp de vacances pour les désintoxiqués.

— Ah oui, mais non, pas de problème. Je gère cela très bien. Je bois un petit verre et je m’arrête sans difficulté.

— Quand on t’en offre un…, souligne l’un des deux types.

Raymond en profite pour vider le sien d’un trait sans y penser.

— Mais, je ne comprends pas, tu es bien Rowena ? s’enquiert-il avec insistance.

— Rowena ? Elle a quitté le site depuis plusieurs mois…

— Je veux dire Arobase ?

— Appelle-moi Rosine…

Cette dernière réponse ne peut satisfaire Raymond, qui voudrait en avoir le cœur net.

— Tu ne ressembles pas vraiment à la photo…

— Oh, les photos… Je suis photographe d’art, alors…

— Mais la fossette au menton ? Une fossette, cela ne peut pas apparaître et disparaître comme cela, comme une comète dans un ciel encombré.

— Tu as une drôle de manière de draguer, toi, dit l’un des deux hommes. Eh Marie-Rose…

— Rosine !

— … Rosine. On y va ? J’en ai assez.

Raymond se propose, pour la forme, de les accompagner – ils se rendent à une soirée sous chapiteau –, mais Rosine lui fait comprendre que ce n’est pas nécessaire, de toute façon, elle a un autre rendez-vous, là-bas.

Tandis qu’à la même seconde, sur la planète bleue, quelques milliers de couples font l’amour, bien, mal, avec tendresse, avec fantaisie ou par habitude, Raymond regarde Rosine et ses deux acolytes sortir du bar. Il trouve qu’elle a des fesses antipathiques.

De retour chez lui, il allume son ordinateur.

 

Exp : Ray

Dest : Arobase

 

« Chère Rowena,

Mon amour,

Jamais âmes ne se sont mieux entendues que la tienne et la mienne.

Petit oiseau blessé par la vie, j’ai compris ta démarche et ton message. Tu ne veux plus de ces histoires d’amour misérables, de ces hommes sans foi qui abusent de ton corps et de ton cœur. Tu veux t’assurer de ma pureté, de ma fidélité et de la profondeur de mes sentiments. C’est pourquoi tu as envoyé à notre rendez-vous une copine à toi, une dénommée Rosine ou Marie-Rose, une fille sympa, certes, mais commune. Vulgaire même. Tu vois, je ne suis pas tombé dans le piège que tu tendais à ma sagacité.

Je ne suis pas un de ces dragueurs du Net qui mordent à tous les hameçons. C’est toi que je veux, Rowena, et personne d’autre, ni Rosine, ni Arobase, ni Marie-Rose. Et je sais à présent que tu m’attends.

Ray. »

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