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Daniel Simon,

— Êtes-vous certain ?

— Oui.

— Etes-vous bien sûr de vouloir cela ?

— Oui.

—  Votre corps, votre chair, la matière, peu importe, cela fait longtemps que nous savons ce que cela vaut, mais le souhaitez-vous vraiment ?

— Oui.

— Quelque chose aura lieu alors, vous frôlerez cette éternité que vos contemporains confondent avec la présence, la puissance de la présence, l’incommensurable puissance du fugace répété, des éclats d’infini lancés dans l’azur, voilà ce que vous deviendrez mais pour cela, il vous faut renoncer à la dernière consistance, à votre corps, non pas qu’il y ait quelque renoncement plus pénible qu’un autre passé la limite des désirs, mais ce qui compte c’est de se préparer à rejoindre la cohorte des objets, ce qui pèse, c’est la conscience de cette réalité : votre présence ici vaut enfin pour ce qu’elle rapportera sans que rien de désagréable ne vous soit porté en compte, votre corps ne compte plus depuis longtemps, vous le savez, il est un simulacre, une histoire banale racontée sans talent depuis des millénaires, une vulgaire combinaison d’organes sans mystère excessif, nous arriverons à bout de ces épopées charnelles comme des autres, vous le savez, non, ce qui fait la différence, c’est le sens donné au matériau, la résonance du trivial reconnue comme une chant choral sans allégresse particulière, c’est de cela qu’il s’agit, de cellules emboîtées aux génomes, de flux brisés par d’autres flux, de circuits dans l’embrouille de systèmes ingénus, de conduites abouchées à quelques ventricules, voilà de quoi nous sommes faits, nous sommes poussière, miasme et putréfaction, nous sommes choses au pays des signes, encombrements dans le rêve du peu, bricolages misérables dans des espaces de visions, voilà ce que nous sommes, désirs et petitesse en plus, vous êtes bien d’accord ?

— Oui.

— Parfait, signez donc là, vous ne le regretterez pas. Les plus grands auraient voulu connaître ce moment, cet instant qui nous lie, moi, vous tendant ce papier, ce contrat, cette feuille bénigne et vous, le stylo ferme et l’œil encore vif, convaincu de connaître bientôt la plus parfaite dissémination que l’homme ait jamais oser rêver, ce sont des pyramides, ce contrat, mais Pharaon fut pillé, scanné, pour être redoré sous l’œil d’experts plus ou moins parentés, il est au Louvre, au Muséum, au Caire, dans les caves de New York ou Pékin, il dort enrubanné d’une piètre éternité, Osiris pleure mais le Nil coule encore et les paillards sont là, paillards de Dieu et pillards d’illusions, pauvres fous enrubannés d’horreur et de faux paradis, ils sont là, ici, mais sont peu de choses dans le vent du désert, des mouches sur des tertres anciens, des blattes sur des dépouilles sèches, alors que nous, nous connaissons le prix et la saveur du dénuement extrême, la valeur des choses disparues, la renommée des traces, la beauté presque froide des langueurs céphéides…

— Oui…

— Je vous vois, tel que vous vous en allez, le corps si pesant jusqu’ici rendu enfin à joie d’être libre, léger, bientôt évaporé, chérubin égaré dans le cyberespace, lesté d’un mot de passe, accordé à l’époque, ignorant des vulgaires adjectifs que la morale exporte dans le cœur froid des hommes, parfait car dépouillé des pleurs, des humeurs, des douleurs, une icône flottant dans des cieux délivrés, un nom et pour toujours, un corps qui ne reviendra pas…

— Oui !

— …hanter les banlieues éloignées des cœurs et des esprits, vous serez sans hommages car présent sans y être, vous recevrez visites, commentaires et messages…

— Oui…

— …dites-vous que souvent vous rêviez de ce corps qui vous lâche comme d’un outil sans âme, une force, un désir alourdis du malheur des chairs et des organes, et soudain, plus d’attache, plus d’ancre ADN, plus d’amertume enfouie au cœur de l’épiderme, c’est l’image qui survit, les traits, la beauté d’un corps éveillé au mystère des critères absolus, dites-vous que ce choix qui porte votre main une dernière fois sera, si vous le décidez, une main d’infini, vous partez vers le Nord et le Sud assemblés, vous êtes déjà là-bas et ce que je vous demande c’est un signe, une empreinte, un code, un logo, quelque chose qui clôture une histoire bricolée au nom de la nature, votre abonnement, je le répète encore vous donne droit à des avantages dont un simple affilié ne pourra profiter…Ici, oui, et ici, encore ici, paraphez chaque page…

— Oui ?

— Chaque page vous dis-je, l’engagement est sérieux, nous devons nous prémunir des abandons soudain, des lâches dispersions de cendres dans l’azur ou sur le gazon des crématoires…

— Oui…

— …et là et encore là…ici ce sont des offres qui ne vous concernent pas…voyages enchanteurs, rencontres érotiques, confidences salées…

— Oui ?

— Non. Soyez sérieux, c’est l’éternité qui vous guette, pas l’érection terne d’un vieillard épuisé…

— Oui !

— Vous bandez dans le mou, vous serez dans flou, si j’ose faire ce mot…

— Oui…

— Et déjà votre destin s’augmente d’un répertoire d’amis, de visites, de commentaires aimants, vous allez vous parfaire dans le souvenir de tous…votre voix ne pourra plus passer au concurrent, vous êtes garanti d’être préservé des rachats, OPA ou dispersions soudaines, de capitaux mal arrimés à l’intérêt premier des souscripteurs…

— Oui !

— …et donc vous voilà lié à nous, donnez-moi ce stylo, découvrez le bonheur de vous en remettre à notre Compagnie, c’est un choix capricieux qui souvent nous emmène vers la fin, vous, vous lancez dans une aventure aux rebonds garantis, votre portefeuilles de sponsors est clair sur ce point, nous vous annonçons bientôt des coups de foudre, de l’amour épandu sur votre pan de Toile, des regrets, des pleurs, des gémissements secrets…

— Oui !

— …des puanteurs nouvelles parviendront à grandir, c’est promis, vous garderez longtemps le goût salé des orgies les plus viles, vous serez absous à coups de foutre, la cyprine coulera, vous serez inondé…

— Oui !

— …vous échapperez aux bigoteries d’usage, car, je le souligne ici, un tableau de bord unique offrira aux visiteurs le choix de morales bizarres, de comportements réservés aux plus lestes, vous serez référencié autant dans l’admirable que dans l’abject le plus commun…vous serez visité par un public infâme et soudain repéré comme un être d’exception, c’est ça le plus de l’option que nous vous offrons, une anamorphose bienvenue pour traverser l’éternité…

— Oui.

— Et enfin, des liens, des milliards de liens, des connexions sans fin, des réseaux de regrets, des maillages sincères…

— Oui ?

— Oui !

— …

— La sincérité est une fabrique en soi, il suffit de connaître l’épaisseur du besoin, la qualité du manque, l’attente de l’écoute et nous faisons le reste…ça sonne toujours juste quand on a fait comme vous l’évaluation claire de ses désirs primaires…

— Oui.

— Voilà, je vous laisse, notre équipe passe demain, photos, films, empreintes, voix, récits de vie, les ingrédients du moi récoltés en douceur dans une banque de données qui fera bientôt de vous une idée, un concept, un espoir, un modèle. Mourrez en paix et en douceur, je vous laisse, les affaires, vous savez, les affaires, vous en êtes à présent, partez, on vous attend.

— Oui.

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