Marek Mauvoisin vint appuyer sa longue et haute silhouette à la balustrade de pierre rongée par la pluie et la pollution. Le ciel sur Bruxelles était gris ; du haut du Mont des Arts, sur les lieux de son long règne sur les lettres belges en leurs multiples facettes, Mauvoisin se sentait envahi par une immense lassitude. « Tout ça pour ça », murmura-t-il, en appuyant sur le dernier « ça » comme un lacanien désenchanté. Devant lui, la ville était déserte, comme dévastée. Mauvoisin songea qu’elle était à l’image de la culture qu’il avait si longtemps chérie et servie, dévastée par l’incurie de responsables irresponsables, lesquels n’avaient répondu au dévouement d’une vie – au dévouement ? Au sacrifice ! – tout entière dédiée à cette culture que par l’ingratitude et le mépris. Il avait été commissaire à la culture, directeur du musée des lettres ; aux yeux de ses anciens employeurs, il n’était plus rien. Poète et malade, mais malade surtout de ce qu’il voyait autour de lui… « Ô rage, ô désespoir, ô jeunesse ennemie ! » siffla Mauvoisin entre les dents.
Quelques ombres se profilèrent au loin, en contrebas, sur le trottoir du boulevard de l’empereur. Empereur ! Pour un pays qui n’avait connu que des roitelets et se permettait d’annexer Charles Quint… On en avait fait un boulevard, de la bière, et quoi d’autre encore… Les passants avaient ce pas hagard qui signalait les victimes du mal qui frappait le pays. Il avait vu quelques extraits de cette série dont on lui avait beaucoup parlé, « Walking Dead » ; ces pauvres hères n’étaient pas revenus de la mort pour hanter le vif ; pour autant, avaient-ils jamais été vivants ? Était-ce possible, sans avoir lu ni De Coster, ni Rimbaud ? L’un de ces malheureux, au pied des escaliers, se mit à crier :
– Je l’avais prédit ! Je l’avais prédit ! Panoptic ! Panoptic ! Panique à bord ! Tout s’effondre ! Nous vivons Babylone, nous vivons Atlantide ! Dans 65 jours, nous fêterons le Bloomsday ! Mais qui sait encore ce qu’est le Bloomsday ? Qui a lu Joyce ?
Qui, en effet ? Mauvoisin tourna la tête ; venu de la place royale – aurait-il pu arriver d’ailleurs ? –, il aperçut Salman Rushtens qui descendait, d’un pas douloureux, les pavés qui menaient à l’esplanade. Il arriva enfin à sa hauteur et soupira.
– Mauvoisin ! Comment allez-vous ?
Marek avait ses pudeurs.
– Pas trop mal, nonobstant mes fièvres…
– Êtes-vous infecté ? demanda Salman en se reculant, soudain inquiet.
– Non. Seulement désespéré…
Cela parut rassurer Rushtens.
– Nous avons alors un point commun… Vous rendez-vous compte dans quel état se trouve le monde, Mauvoisin ? L’intelligence de ce monde ? Elle est morte ! Nous vivons entourés de crétins… Il n’y a même plus personne capable de me faire un procès ! Un procès ! Mon royaume pour un procès !
À ces mots, le malheureux prophète, au bas des marches, leva la tête et invectiva :
– Ton royaume ? Te crois-tu roi, rat des lettres ?
Salman grinça des dents et fusilla l’éructeur des yeux, du haut de sa morgue et de sa balustrade. Les deux se mirent à s’injurier en des termes qui firent comprendre à Marek qu’ils se connaissaient bien et se haïssaient, d’une de ces haines plus solides que les amitiés, mais une de ces querelles stériles et byzantines qui sans doute n’était pas étrangère au triste délabrement du monde, tandis qu’autour d’eux continuait à défiler le lent troupeau des nouveaux damnés.
Mauvoisin s’écarta. Certes, tout allait mal et cette épidémie… Un instant, il eut pitié de ces ombres aigries et errantes… Était-ce à cela que devait mener l’amour des arts et de la littérature ? À se croire maudit par les autres alors qu’on avait élu cette malédiction pour s’en délecter tout au long de sa vie ? À se dire malheureux quand on avait eu la chance de dédier son existence à ce que l’on aimait par-dessus tout ? Le prophète ignoré s’était éloigné, Salman Rushtens restait à se lamenter, au bord de la balustrade. Mauvoisin entreprit de descendre les escaliers, quand une main amicale se posa sur son épaule.
L’homme qui venait d’arriver souriait, comme il le faisait toujours, un sourire que ses lunettes rondes rendaient plus grand encore, plus facétieux et enfantin.
– Il faut rester léger, Marek ! Léger !
Jacques Legrand balaya la vue de son bras.
– Regarde… On se croirait dans un Caspar David Friedrich, sur fond de Satie… Je ne serais pas étonné que Magritte vienne nous dessiner une ouverture dans ces nuages… Et pas de Maeterlinck, Marek, pas de Maeterlinck ! Je sais que tu l’adores… Notre seul prix Nobel ! Mais aussi notre écrivain le plus bête… Et ce désespoir éthéré, ce mal langoureux dans lequel on se complaît… Pas étonnant qu’il ait plu à Rilke ! J’adore Rilke, mais quelle tristesse aussi ! « Tout ce qui est grave est difficile, et presque tout est grave »… Mais non ! Tout peut être si léger ! Et si facile !
Mauvoisin ne put retenir son rire. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus vu Jacques Legrand. La vie n’avait pas son pareil pour vous faire passer à côté de l’essentiel ; et qu’y avait-il de meilleur que le partage d’une intelligence joyeuse et pétillante, dépourvue d’aigreur ?
– Viens, dit Jacques en prenant Mauvoisin par le bras. Allons boire une bière. Laissons-les tristes sires à leurs remords ; crois-moi, c’est assez de mourir une fois. Et plutôt que de maudire, mieux vaut dire merci… Tu ne crois pas ?
Marek hocha la tête et suivit Legrand qui descendait les marches du Mont des Arts, en direction des ruelles désertes d’une ville empestée, où il se faisait fort, néanmoins, de dénicher un estaminet dans lequel une angesse avenante leur offrirait quelque boisson réconfortante.