La belle cinquantaine

Philippe Jones,

Le paysage était loin derrière elle, maintenant. Le jeans au niveau de sa taille boudinait. Lolita, elle le fut. Lo li ta, jo li tas, elle le fut. N’avait-elle pas écrit : « là, à demi-nue sur une natte inondée de soleil, s’agenouillant et pivotant sur ses jarrets, je vis mon amour… » ?

Le livre qui porte ce nom, relu cinquante ans plus tard, garde-t-il le piment corrosif de sa jeunesse ? N’est-il pas devenu, plus simplement, la sinistre aventure du narrateur ? Le roman d’un pédophile, le rêve détaillé et pervers d’un névrosé qui se raconte jusqu’à la cour d’assises, peut-être pour se justifier ? Depuis lors, les tribunaux en ont jugé d’autres, dans le réel et le sanglant, provoquant le public et les marches blanches.

La confession romancée, qui s’intitule Lolita, échappe à la seule licence par la narration même de son héros, si l’on peut appeler ainsi Humbert Humbert. L’obsession lui donne du lyrisme, mais l’obsession demeure répétitive lorsque les pages succèdent aux pages. Nabokov atteint-il son but : « fixer à tout jamais la magie périlleuse des nymphettes » ?

Ce dernier terme sonne le passé et nul n’ignore que la perversion est plus complexe qu’une question de circonstance ou d’âge. Nabokov souligne avec raison, dans une postface, que la « pornographie est aujourd’hui synonyme de médiocrité, de commercialisme », et ceci reste vrai cinquante ans plus tard. Les sex-shops, les livres, cassettes vidéo ou films du genre, qui circulent librement, en portent témoignage. Lolita n’est pas un ouvrage à classer sous ce vocable. L’ampleur, la richesse des notations, l’abondance des descriptions en font un texte littéraire, souvent surchargé, qui se termine, hélas, par une scène de Grand-Guignol, où le responsable initial du dévoiement est mis à mort par le narrateur même.

Lolita regardait, par la fenêtre de sa cuisine, le jardin que prolongeaient une piscine, une remise et une rangée d’arbres clôturant la parcelle. Elle observait, amusée, les ébats nautiques de deux gosses, encore adolescents, son fils Thomas et le copain Jim ; elle souriait à leur joie de vivre et aussi à un bonheur d’être qu’elle avait enfin trouvé.

Sa première grossesse, il y a des années déjà, ne connut qu’un enfant mort. La douleur fut intense et la dépression qui s’ensuivit semblait être sans fond. La jeune femme avait cru effacer, par cet enfant à naître, tout son passé, devenir créatrice et non plus objet de destruction pour ceux qui l’approchaient. Elle souhaitait se nettoyer, faire face à la vie sans louvoyer, sans séduire, sans marchander ce qui n’était qu’elle-même. L’échec de cet espoir fut d’autant plus sinistre que la noirceur semblait la cerner de toute part. Avant, elle s’en tirait toujours, parfois même avec un sentiment de triomphe, en s’avilissant davantage.

Elle quitta le père de l’enfant en le rendant responsable du drame. Ne sachant où chercher une sortie, elle se laissa aller à toutes les dérives. Ce fut au cours de l une d’elles, de longs mois plus tard, voire des années, qu’elle rencontra dans un bar où elle était entraîneuse – le corps avait résisté, le maquillage faisait le reste – un garçon de quelques années plus jeune, mal dans sa peau, et la fable de l’aveugle et du paralytique avait fonctionné.

Au bout d’un temps, la terre redevint stable pour eux et Thomas, bien vivant, naquit. Il faisait aujourd’hui, douze ans après, des brasses dans la piscine. Les cris succédant aux plongeons, les éclaboussures fleurissant aux quatre coins du rectangle bleu, Thomas et Jim jaillirent de l’eau en chahutant toujours. Sur le bord du bassin, Jim, frappant Thomas à l’épaule, tenta de le déstabiliser ; Thomas l’évita, voulut répliquer, et riant, ils en vinrent aux mains.

S’étreignant, chacun voulait rompre l’équilibre de l’autre, ils tanguaient, leurs corps nerveux, souples, s’opposaient et s’épousaient à la fois, puis, par la force de l’un ou le consentement de l’autre, ils tombèrent au sol. Là, ils se reprenaient, roulaient, s’enjambaient, s’immobilisaient soudain, et recommençaient le combat à la minute suivante.

Après avoir ainsi mesuré leur agilité, ils se redressèrent, riant encore, face à face, ayant éprouvé leur musculature dans l’ardeur des assauts. Thomas jeta un coup d’œil vers la maison, fit une remarque à Jim et tous deux s’encoururent derrière la remise, hors de toute vue.

Lolita, qui contemplait cette bousculade juvénile, fut fascinée par la vigueur des étreintes et la joie des mouvements qui relevaient déjà d’une sensualité naissante, au-delà de l’épreuve de force. La beauté des membres, les muscles en action que soulignait, par instants, la tension d’un arrêt, d’un repos, d’une reprise, éveillaient lentement en elle le désir de transformer ces émois, ce plaisir d’adolescent, ces cris de coq au matin, en un savoir sensuel qui apporterait, à la vivacité, une valeur de durée, de chaleur, de partage, de tendresse.

Se rafraîchir, pensait Lolita, au contact de cette jeunesse, de cette spontanéité, saisir et guider ces gestes. Un paysage naissait, soudain, devant elle.

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