Un son qu’on laisserait après soi pour marquer sa présence sur Terre, quelque chose qui circulerait dans la galaxie des signaux perdus, captés d’une manière ou d’une autre par les générations à venir, voire par celles qui ont disparu.

Greil Marcus, Like a Rolling Stone : Bob Dylan à la croisée des chemins.

Il y a toujours quelques secondes pendant lesquelles le juke-box et la chaîne hi-fi se font concurrence. Cela donne des sons et des paroles étranges, des introductions mêlées à des refrains, des gimmicks étouffant les solos, des couplets sans avenir. Un poème obscur, comme ceux qu’on croit entendre en lisant une piste musicale à l’envers, des textes implicites, des appels à la révolution, des messages sataniques. Quelques secondes… jusqu’à ce que le juke-box prenne finalement le dessus et crache les morceaux – deux pour cinquante centimes.

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Je suis là pour régler cette histoire de notes et de textes qui s’enchevêtrent. Trente ans que j’ouvre le ventre des juke-box, comme un garagiste plonge ses mains dans le cambouis pour relancer un moteur, sauf que moi, les vrombissements que je ramène à la vie sont des standards, des partitions d’anthologie. J’ai une préférence pour les Rock-Ola, les célèbres juke-box créés à Torrance, en Californie. C’est le cas aujourd’hui, dans ce bar du centre-ville : un modèle Tempo 200 de 1958, une splendide caisse de résonance d’hier. Idéalement, quand on met une pièce de monnaie dans le juke-box, la chaîne hi-fi, placée sur une étagère derrière le comptoir, devrait s’arrêter immédiatement et laisser l’ancêtre s’époumoner. Mais elle résiste encore un peu pour emmêler les notes et les paroles. Rien de grave, sans doute un câble défectueux entre les deux appareils.

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Ce bar est l’un des derniers temples du blues et du rock de la ville. Il est tenu par Eddy, dont la grande carcasse hante les lieux depuis trois décennies. On se connaît depuis longtemps, depuis que je viens faire l’entretien annuel de son juke-box. Il nous sert un café. À la radio, le flash spécial est tout entier dédié à Johnny Hallyday qui a rejoint l’autre monde dans la nuit de mardi à mercredi. Eddy hausse les épaules. Ce qui le tracasse, c’est le Rock-Ola. Moi aussi d’ailleurs. Les demandes d’intervention de ce genre sont de moins en moins nombreuses, alors j’essaie d’en profiter pleinement. Depuis les années 1980, les juke-box sont partis à la casse par camions-bennes entiers. L’avènement du CD les a enterrés un peu plus. Le son numérique du troisième millénaire a placé sur eux une pierre tombale pour des siècles et des siècles. On ne voit presque plus de juke-box dans les bars de nos jours. C’est devenu une affaire de particuliers, de privilégiés qui s’installent devant leur boîte à musique sixties, chez eux, comme d’autres le font devant une cheminée, et dans l’âtre crépitent les vieux vinyles… J’ai prévu trois jours de travail pour l’entretien du Rock-Ola. Le bar n’ouvre qu’à 17 h 00. En attendant, je suis chez moi. C’est ce que m’a répété Eddy en m’accueillant en début de matinée. Avant de s’en aller, il m’a regardé un moment au chevet de son vieux juke-box. Mes gestes lui sont familiers. Je procède toujours de la même façon. J’observe, parfois pendant plusieurs heures. Je caresse les mécanismes, j’essaie de comprendre leur histoire. J’extrais les disques un à un, je passe un doigt sur les sillons, charmé comme au premier jour par l’extrême douceur des pistes gravées sur la surface du vinyle. Face à tant de magie, j’agis humblement, en artisan, en modeste ébéniste du son.

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Introduire une pièce de monnaie. Sélectionner le morceau avec le système de touches numériques. Le choix est vaste, une centaine de disques – pas de Johnny cependant. Des styles alléchants : Hit Tunes, Rythm and Blues, Favorites, Country and Western, Varieties… Et puis attendre, éventuellement en fermant les yeux pour recevoir la musique. Le juke-box est la meilleure façon d’écouter le son conçu par les ingénieurs de l’époque – pas besoin de filtres, pas besoin de remastériser. Tout est là, une osmose parfaite entre la machine et les vinyles. J’ai passé tellement de temps à profiter de la présence du Rock-Ola que je ne me suis pas encore penché sur ce problème de faux contact entre la chaîne hi-fi et le juke-box. Je réglerai ça demain. Les jours que je passe chez Eddy ont toujours un petit plus par rapport à mes autres interventions. Je me déplace un peu partout Belgique, également en France, en Allemagne, aux Pays-Bas. Je vois de beaux spécimens, c’est vrai. Mais ici, dans ce bar, il y a cet incroyable décor, une petite estrade en bois pour les concerts, des posters de Frank Zappa et de Buddy Guy punaisés aux murs et même au plafond, des photos, des objets vintage partout, des étagères qui débordent de bibelots parmi lesquels une série de lézards et de bouddhas en laiton… Je referme le juke-box juste avant le retour d’Eddy. À 16 h 50, comme tous les jours, il se penche sur la machine pour son rituel : écouter The Animals, The House of the Rising Sun, du bon son des années 1960. La pièce de monnaie grelotte dans le ventre du Rock-Ola. Un temps mort. Puis le sélecteur tourne un moment avant de s’arrêter en face du disque, le bras enlève le 45 tours et le pose sur la platine. Un léger crépitement précède les premiers riffs de guitare…

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Vendredi, en début d’après-midi, j’identifie enfin le problème avec la chaîne hi-fi. Un faux contact, comme je le pensais, qui fait sans cesse sauter un fusible. Un quart d’heure et ce sera réglé. Voilà qui va me permettre de me focaliser sur l’entretien du Rock-Ola – déjà deux jours que je l’ausculte. À la radio, encore et toujours Johnny Hallyday, en chansons, en archives sonores, en hommages émus et larmoyants, en déclaration d’amour, en gloire hexagonale et même belge. Un grand cortège est prévu demain dans les rues de Paris pour saluer le départ du Taulier. On annonce quelque 700 motards pour escorter le corbillard sur les Champs-Élysées. J’ai en tête The House of the Rising Sun. Cette folk song du groupe britannique The Animals triomphe à l’été 1964. L’histoire d’une jeune fille en perdition qui exerce dans un bordel de la Nouvelle-Orléans. En France, les yé-yé adaptent alors à tout va les tubes anglo-saxons, avec des succès très variables. C’est comme ça que Johnny croise la route des Animals. Avec une envie énorme de faire du rock’n’roll, en rêvant d’Elvis et de tous les autres. Hugues Aufray adapte les paroles en français, en lissant un peu le propos : il n’est plus question de prostitution, mais d’un jeune homme qui quitte le droit chemin, direction la prison, ou plutôt le pénitencier, terme plus puissant qui permet de situer la chanson hors du temps et de l’espace. Fini les récits de surprises-parties et d’amours éphémères des débuts. Pour la première fois, « l’idole des jeunes » campe un personnage viril et désenchanté. Le Pénitencier est né, un titre phare de la carrière de Johnny Hallyday. Eddy, lui, a toujours fulminé contre cette reprise qu’il estime trop sirupeuse par rapport à la version des Animals. Je le suspecte d’avoir jubilé quand il a entendu l’info principale de la semaine à la radio…

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En plus de l’entretien de leur juke-box, certains clients me demandent de « nourrir la bête ». Ce n’est pas le cas d’Eddy qui possède une superbe collection de vinyles – blues, rock’n’roll, ska, boogie-woogie, rockabilly, jazz, reggae, soul… Pour trouver des 45 tours, j’ai mon réseau, les derniers disquaires du centre-ville. À force, on me connaît dans le milieu. On me met des merveilles de côté, des raretés, des ovnis qui n’ont jamais pénétré les oreilles ni même aucun des sens des nouvelles générations. Certains veulent que leur collection de vinyles colle au plus près de la date de construction de leur juke-box. D’autres composent des playlists qui traversent les décennies, qui touchent aux émotions, aux souvenirs qu’on enferme dans un écrin couleur sixties ou seventies. La mienne navigue entre Like a Hurricane de Neil Young et Space Odity de David Bowie, en passant par Under My Thumb des Rolling Stones, sans oublier The Ring of Fire de Johnny Cash. Oui Johnny… pas Cash, mais Hallyday, on ne parle plus que de lui depuis mercredi. Ça retombera sans doute, plus tard, après le chagrin collectif. Je n’ai jamais été un fervent admirateur de Johnny Hallyday mais, je dois bien l’avouer, sa disparition – si longtemps annoncée, si longtemps fantasmée – me touche, elle m’impose quelque chose d’indicible. Peut-être parce qu’il y a en lui une certaine belgitude portée par ses origines et surtout par un énorme réservoir de fans partout dans le Royaume ? Après être resté plusieurs heures au chevet du Rock-Ola, je sors prendre l’air, je pars faire les disquaires. J’ai envie d’offrir quelque chose à Eddy, cette vieille canaille.

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Samedi, 10 h 30. Eddy vient de partir. Je suis seul dans le bar avec le Rock-Ola. J’allume la télé pour suivre d’un œil l’hommage rendu à Johnny dans les rues de Paris. Je m’épargne le son, les commentaires du présentateur et de ses consultants. Le cortège est déjà parti de Marnes-la-Coquette, dans les Hauts-de-Seine. Ce qui me frappe, c’est le corbillard presque entièrement vitré, comme une papamobile, pour exposer ce corps en partance qui s’apparente déjà à une relique, pour inviter à le caresser des yeux lors de son ultime passage. La voiture semble glisser sur l’asphalte, telle une aiguille sur un microsillon. Les gens sont massés le long des routes, devant les maisons, comme pendant les courses cyclistes. Certains ont opté pour le mauvais côté d’un rond-point ; constatant leur erreur, ils se mettent alors à courir dans tous les sens pour mieux se placer. Les premiers groupes de motards sont là, en désordre, juste après le convoi des proches et des officiels. Plus on approche du centre de Paris, plus les rues sont noires de monde. Des cars de fans sont venus d’un peu partout pour participer à ce moment historique, à cette détresse aussi soudaine que sincère, alignée sur les Champs-Élysées, place de la Concorde, rue Royale, devant l’église de la Madeleine. En traînant chez les disquaires du centre-ville, j’ai rapidement mis la main sur le 45 tours du Pénitencier. Le vendeur, qui me connaît bien, m’a souri, l’air de dire que non, impossible, ce n’était pas pour moi – pas du Johnny ! –, mais pour un de mes clients. J’ai rectifié : pour un ami. Je range le disque du Pénitencier à la place de celui des Animals. Je teste la machine. Tout fonctionne à merveille. Voilà mon modeste hommage : Johnny avec ses idoles dans un juke-box. Comme dans une boule à neige, avec des flocons et des notes qui s’envolent quand on la secoue, avec des lignes de basse et des mots qui retombent pour former un tapis amortissant. Il n’y a plus qu’à espérer qu’Eddy ne le prenne pas trop mal.

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Je remets plusieurs fois le 45 tours : Les portes du pénitencier / Bientôt vont se refermer… Voilà la B.O que je colle aux funérailles de Johnny qui déroulent à la télé. Une belle lumière hivernale enveloppe les rues de Paris, ni trop forte, ni trop diaphane. Le parcours du corbillard évoque un paysage disparu, une époque révolue, comme cette France profonde, çà et là mouchetée de Belges, ces fans de toujours, ces cuirs, ces bananes, ces tatouages, ces sosies. Ce peuple, d’une cohérence bien à lui, se moque d’être traité de ringard, il voue la bien-pensance aux gémonies. Il est là, comme un seul homme, comme une seule voix grave et sensible. Une telle ferveur populaire ne pouvait pas être boudée par les plus hautes autorités. Celles-ci devaient être présentes, elles devaient se montrer absolument dans le crépitement populaire – des dizaines de personnalités politiques et même trois présidents, un trio de mauvaises pâtes, trois singes de la non-sagesse. En somme, de la belle récupération, inévitable en de telles circonstances. L’entretien du juke-box est terminé. Mais j’ai encore une petite surprise pour Eddy : j’ai importé des États-Unis des éléments décoratifs en plastique et des néons remplis de liquide fluorescent pour remplacer certaines pièces et redonner tout son éclat au Rock-Ola. Les lumières rouges et roses du Tempo 200 vont embraser le bar ce soir ! Mettre le feu, l’allumer comme chantait Johnny. En ce samedi radieux, une certaine France et une certaine Belgique meurent, elles enterrent leur « pape-star », leur « pope-rock ». Rideau ! Après ? Direction le pénitencier friqué de Saint-Barthélemy, pour une vie éternelle sous le sable blanc des petites Antilles. Et c’est là que je finirai ma vie / Comme d’autres gars l’ont finie

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Le spectacle est terminé depuis longtemps. J’ai mis de la musique pour oublier les images du cortège funèbre. Eddy est de retour. Ses yeux scintillent quand il voit les néons fluorescents flambant neufs et les accessoires rutilants. À 16 h 50, il glisse une pièce de cinquante centimes dans le Rock-Ola. La chaîne hi-fi s’arrête aussitôt. Pas besoin de regarder, son doigt trouve d’instinct la touche : The House of the Rising Sun. La guitare et la batterie résonnent étrangement. Ce son ? Eddy fronce les sourcils. Il regarde la touche qu’il vient d’enfoncer de son index. J’ai laissé l’étiquette des Animals pour préserver l’effet de surprise. Mais alors cette sonorité ? L’entretien du juke-box a-t-il été si radical cette année ? Ces paroles, cette voix, du français… Johnny Hallyday ! Eddy plonge ses yeux dans les miens, profond, à la recherche d’un aveu. Je soutiens son regard. Pendant ce temps l’aiguille poursuit sa course sur les sillons, pendant ce temps les vibratos de Johnny rivalisent avec l’orgue. Je finis par craquer, j’esquisse un sourire. On éclate de rire. Il y a de la connivence, celle qui unit le blagueur au dindon de la farce. Eddy lève une main, point fermé, index et auriculaire tendus. Magnanime, il m’adresse le signe des cornes : rock’n’roll !

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