Je m’appelle Gustave. J’ai dix ans. Je n’aime pas mon prénom Gustave. Et encore moins depuis qu’on est allés visiter la ferme avec l’école. Il y avait là un cochon qu’ils avaient appelé comme ça. Un gros machin rose tout dégueulasse qui pataugeait dans la boue et le caca. Du coup, en classe, dès que la maîtresse prononce mon prénom, ils se mettent tous à grogner. Mais ce n’est pas pour ça que je raconte cette histoire. Ce truc-là, c’est juste pour me mettre en rogne un peu plus. Depuis deux semaines, je dois aller voir un psychologue. Il s’agit d’un monsieur qui pue le cigare froid, qui porte d’énormes lunettes et qui pose plein de questions comme les flics dans les séries télévisées. Sauf que c’est nettement moins drôle. Maman m’a dit que le monsieur est une sorte de docteur qui va m’aider à surmonter mon « traumatisme ». Ils en ont discuté ensemble avant que le monsieur ne commence à m’interroger. Ils parlaient entre adultes, comme si je n’étais pas là. Je déteste ça. Apparemment, c’est l’école qui veut que je vienne le voir parce que j’ai des problèmes de comportement. À cause du « traumatisme », justement.

traumatisme : n.m. (1855 ; gr. traumatismos). Méd. Ensemble des troubles provoqués par le trauma dans l’organisme, choc traumatique (plus courant que Trauma). Traumatisme crânien, chocs violents avec ou sans plaie.

J’avais donc reçu un coup sur la tête sans même me rendre compte et je devais aller voir un toubib qui a un nom comme une maladie. Elles sont bizarres, les grandes personnes. Quand le monsieur m’a causé en me regardant par-dessus ses verres gros comme des bocaux de cornichons, il m’a annoncé qu’il allait me soigner en parlant car mon problème se situait dans mes émotions.

Émotions, ça, je connais. On en a parlé en classe avec Madame Clémentine. Elles sont quatre : la joie, la peur, la colère et la tristesse. Ce sont des choses qui se passent dans notre corps et qui nous disent comment on se sent et nous font réagir. Les émotions, on les a eues juste après qu’on ait été des singes, il y a très très très longtemps. Elles servent à vivre dans la jungle et nous permettent d’avoir les bons réflexes.

La joie, nous savions tous ce que c’était. Fastoche. Mais Madame Clémentine nous a demandé ce que l’émotion joie faisait dans notre corps : ça fabrique comme des chatouilles à l’intérieur, ça donne envie de chanter, de rire, de parler avec tout le monde. Parfois, c’est comme une balle magique qui saute dans le ventre. La joie sert à faire que les humains se sentent bien ensemble. Depuis le mois de février, j’ai plus envie de rire, j’ai dit au monsieur. Il a fait des grands yeux pour que je raconte pourquoi, mais je n’en avais pas envie.

La peur. Personne ne voulait avouer avoir eu peur. À dix ans, tu penses ! Avant, quand les hommes étaient presque des singes, la peur servait à s’enfuir super vite quand un tigre à dents de sabre se pointait. Ou à se cacher dans une cachette qu’il ne pouvait pas trouver. Celui qui a peur a froid et peut claquer des dents parce que tout le sang va dans les jambes pour pouvoir courir super vite. C’est embêtant quand on a peur du contrôle sur les fractions car on ne peut pas quitter la classe à toute berzingue, on est obligé de les calculer, sinon on a zéro. Nous avons même joué aux journalistes : Madame Clémentine a parié que tout le monde avait peur de quelque chose et que celui qui se vantait de ne jamais avoir la trouille était un menteur. Pour vérifier, les élèves de la classe sont allés interviewer les adultes de l’école. J’ai dû aller chez la directrice. Elle est très grande, très fine et fait souvent des remarques. Quand elle arrive dans la cour, tout le monde se tait, même les profs. J’avais envie de cavaler au lieu de lui poser la question. J’étais certain qu’elle allait répondre qu’elle avait peur des enfants mais elle a dit qu’elle ne se sentait pas bien quand quelqu’un conduisait trop vite. Moi, j’adore ! Mask !

Je n’avais pas les chocottes du monsieur, mais j’avais quand même envie de m’en aller et mettre le turbo. Il a parlé de la colère. Cette émotion servait à se défendre dans les cavernes quand un méchant voulait voler la nourriture. Elle prépare au combat : le cœur s’accélère, les muscles deviennent tout durs, comme le docteur Banner qui devient Hulk, un type énorme, quand quelqu’un l’embête. Mais, dans la cour de récré, il est interdit de devenir un gros bonhomme vert, même quand Soufiane t’insulte « Fils de p… » ou « N… ta mère ! » Il faut alors le dire à la madame qui surveille, au lieu de frapper. Si on tape, on est insulté et puni ! L’autre gagne sur toute la ligne. Quand on cafte, la madame fait des yeux à geler sur place un ours polaire et donne des punitions genre écrire cent fois : je ne peux pas me moquer de mes petits camarades. Soufiane a trouvé le truc. Il crie : « Fils de… ta mère » tout le monde comprend, sauf la madame qui surveille, parce que Soufiane n’a dit que la vérité : on est tous les fils et filles de notre maman. Quand il joue à ça, j’ai envie de le démolir.

Le monsieur a ajouté un truc au cours de Madame Clémentine et ça m’a aidé à comprendre : la colère vient aussi quand quelque chose d’injuste se passe ou quand il n’est pas possible de réagir. La chose qui m’est tombée sur la caboche pour faire un traumatisme devait ressembler à de la colère. Le monsieur a dit qu’il était top content que je parle de ça, mais il ne me donnait pas du tout l’impression d’avoir avalé une balle magique. Il a juste souri et j’ai vu que le cigare avait pourri ses dents de devant. Ce sont des incisives qui servent à couper la nourriture.

Il m’a demandé si je me sentais triste parfois. La tristesse, c’est le contraire de la joie, c’est quand on a la gorge qui serre, le nez qui pique, on sent qu’on va pleurer et on a envie de serrer son nounours très fort, même les grands de dix ans et demi ! Madame Clémentine a dit qu’il était important de raconter les choses qui nous rendaient tristes à quelqu’un en qui on avait confiance. Parce que quand on parle de ça, on se sent mieux. Elle a ajouté que des chercheurs avaient interrogé des enfants pour leur demander à qui ils se confiaient. Les chercheurs ont trouvé que les enfants, ils préféraient partager leur chagrin avec leur doudou ou avec leur chien plutôt qu’avec les parents ou leur maîtresse. Madame Clémentine avait l’air de trouver ça dommage. Moi, je pense qu’ils ont raison.

Je n’avais pas du tout envie de cafter sur le secret chez ce type qui essayait tout le temps de savoir ce que je pense. Je préférais d’ailleurs quand il ne montrait pas ses dents toutes noires pour faire gentil. Après une heure, maman m’a ramené à la maison. Il fallait revenir la semaine suivante et celle d’après encore. Tous les mercredis à trois heures. Jusqu’à ce que j’aille mieux. Plus de foot avec les copains, la poisse ! Ils vont encore me traiter de victime, c’est la nouvelle insulte qu’ils ont inventée pour ne pas se faire gronder !

Je n’avais pas envie d’être une victime. Mais je devais aller voir le monsieur à cause du truc qui m’a défoncé la tête sans le savoir. Donc quelque part, j’étais victime d’un accident un peu étrange. Il faut avouer que j’ai eu l’impression qu’un quarante-tonnes, le gros des Transformers m’avait foncé dedans quand c’est arrivé. J’en suis resté tout paf ! Le camion, ce n’était pas pour de vrai, c’était simplement pour expliquer comment je me suis senti. Il a donc quand même fait des dégâts !

Avant que le camion ne me soit rentré dedans et n’abîme mon cerveau, j’étais un garçon comme les autres avec des chouettes parents qui criaient parfois, mais tous les parents font ça. Je travaillais bien à l’école, j’avais plein de copains et tout le monde était heureux. Tous les dimanches, papa, maman et moi allions chez pépé et bonne-maman Josaphat avec le nouveau tram 24 qui ne fait pas de bruit et on dirait qu’il sort d’un film de science-fiction. Je les appelle pépé et bonne-maman Josaphat pour ne pas les confondre avec ceux de Namur ! Bonne-Maman préparait toujours un poulet avec de la compote et des croquettes avec de la vraie mousse au chocolat pour le dessert. Elle me gâtait beaucoup. Elle me donnait souvent des morceaux pour compléter mon train qui était installé dans l’ancienne chambre de maman. Pépé m’aidait à faire la maquette du paysage avec des faux arbres, de la fausse pelouse et tout et tout. La gare, on aurait dit la gare de Schaerbeek en miniature avec la tour en forme d’oignon.

Après la Saint-Nicolas, nous n’y sommes plus allés. J’avais reçu une nouvelle loco pour mon train. Papa et maman faisaient comme si quelqu’un était malade et ne se disputaient plus du tout. Je croyais que bonne-maman avait le cancer ou un truc qui fait mourir, parce qu’ils ne voulaient pas me répondre quand je demandais pourquoi nous n’allions plus chez eux. Ils étaient gênés et se tournaient les yeux vers l’arrière comme s’ils avaient un mille-pattes coincé en dessous de leur t-shirt.

J’imaginais plein de choses. Pépé enlevé par des extraterrestres. Un tueur en série avait massacré mes grands-parents. Dutroux s’était évadé et les tenait en otage. Des terroristes avaient fait sauter leur maison. Maman était triste mais ne parlait pas, même pas au chien ou à sa vieille poupée en porcelaine qu’on ne peut pas toucher au salon. Je l’ai espionnée. Il devait se passer quelque chose de très très grave. Mais si c’était si grave, RTL serait venue et tout le monde l’aurait su, moi aussi. J’avais peur et je voulais sauver pépé et bonne-maman. J’étais en colère parce que ce n’était pas juste qu’ils ne me disent rien, alors qu’ils n’arrêtaient pas de répéter que j’étais un grand garçon maintenant, surtout quand ils allaient au cinéma ensemble et que je devais rester seul à la maison avec Biscuit, notre bichon. Je me sentais triste parce que je ne faisais plus partie de la famille et que plus personne ne m’aimait.

Et puis, le dimanche de la Saint-Valentin, la fête des amoureux qui a lieu le 14 février, nous avons pris le 24. Je ne sentais pas de chatouilles dans mon ventre. Quand nous sommes entrés dans la maison au 214, rue des Azalées, il y avait un drôle de silence. Pépé nous attendait. Il souriait comme s’il revenait d’un voyage en avion et qu’il était ravi de nous revoir. Cela ne sentait pas le poulet rôti. Ni le cadavre. Le cadavre, à mon avis, ça doit puer comme du melon trop mûr, c’est une odeur que je déteste. J’ai juste reniflé l’eau de Cologne que mon pépé appelait l’« after-chèvre » pour me faire rire quand j’étais petit. Personne n’avait envie de rire à ce moment-là. Nous nous sommes assis. Je n’osais pas demander où était bonne-maman. Pépé a fait « Humhum ! » et a ouvert la porte de la cuisine. Un vieux type que je ne connaissais pas est entré et a embrassé tout le monde comme si on était des super-potes. Je n’ai pas voulu qu’il me touche. Il insistait et j’ai crié que j’allais appeler le délégué aux droits de l’enfant parce qu’on ne peut pas forcer les enfants à donner des bisous à des vieux types qui sont peut-être des pédophiles. C’est Madame Clémentine qui l’a dit ! Le gars avait l’air triste. Il s’est assis et m’a dit d’une voix de vieux type moche : « Tu ne me reconnais pas ? » Papa, maman et pépé me regardaient tous comme si j’allais dire le compliment de la fête des mères.

Et c’est là que le camion m’a renversé et a cassé ma caboche.

Le vieux type moche a expliqué : « J’ai changé, mais je suis bonne-maman ! N’aie pas peur ! Tu sais, parfois les gens se sentent mal dans leur peau. Moi je me sentais très mal parce que toute ma vie, j’ai rêvé d’être un homme. Alors j’ai beaucoup économisé et j’ai été à l’hôpital très longtemps. C’est pour cela que vous n’êtes plus venus en visite. Les docteurs m’ont opéré et j’ai changé de sexe. Je suis très heureux ! »

D’habitude quand quelqu’un dit le mot « sexe », la balle magique me fait tellement rire que je ne sais plus m’arrêter. Mais là, cela n’avait rien à voir avec les blagues de « zizi sexuel » de Titeuf. Ma bonne-maman était devenue un sale mec vraiment pas beau. J’aurais voulu m’enfuir mais j’étais paralysé sur ma chaise, obligé d’entendre la suite, même si je ne le voulais pas. Ils m’ont donné un nouveau mot : « Transsexuel. » Mais je m’en fiche. Des mots comme cela, je ne veux pas les apprendre.

« Tu restes mon petit poussin des îles, je t’aime toujours autant. Tu es un garçon formidable et je suis sûr qu’un jour, tu comprendras mieux ! Quelque part, c’est génial, non ? Tu auras trois grands-pères ! Tu devras juste m’appeler bon-papa au lieu de bonne-maman. Je reste habiter ici avec pépé, il est tout à fait d’accord, on se connaît depuis tant d’années. Et je l’aime toujours ! Nous avons une telle complicité. »

Le reste, je ne m’en souviens plus. Je n’arrêtais pas de dire qu’à cause de tout cela, mon pépé était devenu pédé.

C’est la honte de chez honte ! Tu comprends maintenant que quand les autres disent « Groingroin Gustave », ça m’est bien égal !

Le lundi matin après ce truc-là, j’étais dans un coin de la cour quand Soufiane m’a envoyé un SMS :

« Kèskispas ? »

Il fait ça quand un copain boude.

Je n’ai rien répondu.

Je n’en parlerai jamais, même si je dois passer tous mes mercredis chez le monsieur qui pue le cigare froid, au lieu de jouer au foot avec les autres.

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