Les trois fées

Évelyne Guzy,

Nous sommes quatre penchés sur ce berceau. Quatre, c’est au moins un de trop. Dans l’histoire de la Belle au bois dormant, la quatrième marraine, c’est la sorcière.

L’image que je garde de lui est celle d’un être en mouvement. Les muscles saillants, courant autour du stade. Les bras tendus, vissant une lampe. Les jambes fléchies, taillant un rosier. Et répondant à mes questions, entre deux gestes concentrés sur d’autres préoccupations. « Il est où, Dieu ? » demande l’enfant. « Au sommet du pommier », répond le père. Tout était dit. Et moi qui passe ma vie à parler, à m’agiter, à vouloir prouver. Lui, il était là, planté à jamais comme un pommier au milieu de mon enfance. Si Dieu est au sommet de l’arbre, papa est toujours à côté de moi. Je suis né dans cette croyance. Lorsqu’on ramassait des coquillages, il connaissait le nom de chacun d’entre eux et me le disait, sans que je doive le demander. Pour que je sache, que je grandisse. Tu seras un homme, mon fils, cette phrase semblait l’habiter. Le poème de Rudyard Kipling était affiché derrière son bureau.

Un homme. Mon fils. Sait-on vraiment ce que signifie un homme ? Chaque fois que j’y réfléchis, je vois mon père. Alors, je me regarde dans la glace, le matin dans la salle de bains, ou dans l’ascenseur qui me mène au sommet de cette tour qui domine la ville et dont j’ai moi-même dessiné les plans. Les mêmes sourcils épais et bien tracés. Le même nez parfaitement droit. La bouche qui dévoile un sourire digne d’une pub — plus rare chez lui, j’ai tendance à en remettre ; son sourire à lui, on l’attend. Les mêmes épaules aussi, larges et carrées. Ces épaules que j’ai vu s’effondrer, d’un coup, sur mon lit, entraînant le corps solide de mon pommier de père dans une inertie qui a duré plusieurs heures. Sans parler des jours de mutisme qui ont suivi. Contrairement au roseau, le pommier ne ploie pas. Tout ce que j’ai voulu faire, c’est lui rendre ses racines, je crois. Afin que poussent de nouvelles branches.

Depuis quelque temps, je ramenais un type à la maison. Un copain comme je les aimais à l’époque, silhouette gracile qui se glissait subrepticement dans les draps à fleurs du lit tiré au carré par maman, et y semait un peu d’émoi. Et moi, et moi… Et papa m’a demandé pourquoi « ce garçon » restait toute la nuit, là. J’ai répondu ce qu’il n’avait pas envie d’entendre ; il avait posé la question, pourtant. Pas de mensonge entre nous, seulement la vérité, aussi nue que mon amant la veille, dans le même lit, celui où s’est écroulé papa, pénétrant mon territoire avec sa question. Je suis toujours en train de le relever.

Il est comme ça, d’un bloc, je vous l’ai dit. Moi, tout élastique, en train de ciseler mon corps face au miroir du studio de danse ; la danse, ma passion depuis que j’ai douze ans. Moi, façonné par ma volonté. Tu seras un homme, mon fils. Toujours dans cette tension. « Flexion, extension, tirez sur la jambe. Flexion, extension, Michel, regarde ta partenaire. » La partenaire, je m’en foutais. Le prof de danse, à l’époque, je l’ai rendu complètement fou. Je n’aimais que moi, et ceux qui savaient me regarder. Comme papa. Heureusement, j’ai changé. Enfin, je crois.

Alors, aujourd’hui, les mêmes épaules, et les mêmes bras sculptés comme ceux des statues du Parthénon ; le ventre plat, comme celui qu’il a perdu, mais que j’admire sur les photos de mon enfance, où, une pelle à la main, j’essayais déjà de construire des châteaux qui le fascineraient. Mais une légèreté, une souplesse chez moi qu’il n’a pas. Et ce petit détail qui ne colle pas. Il est comme ça et je fais comme ça. Presque comme si. Jamais je n’y arriverai. Parce que pour y arriver, je devrais arrêter d’essayer.

Nous sommes donc quatre là, autour de ce berceau, et cela n’a pas été facile. Dans l’histoire, j’ai commencé par user deux prétendants, avec lesquels j’ai même été pacsé. Le troisième, j’ai fini par l’épouser. Et il est ici, sur la photo de famille, à côté de moi. J’ai été très clair avant de sceller notre union : nous aurions un garçon ou pas question de poursuivre notre relation. Il a dit doublement oui. Il faut dire que papa n’y avait pas été par quatre chemins.

Le premier, Christian, c’était vraiment un type bien. Un peu vieux pour moi, mais un type bien. On s’était connus sur un chantier. Il était arrivé avec ses jolies petites chaussures de ville claires et un gilet à l’ancienne, élégamment porté sous son veston bien coupé. Cravate à pois crème et chaussettes assorties. Un modèle de raffinement… pas vraiment discret mais si séduisant ! Le client me l’a présenté comme le décorateur chargé du projet. Je ne l’ai jamais vu toucher un outil, il laissait ça aux ouvriers. C’est à peine s’il se servait du mètre pour mesurer : il avait l’harmonie dans l’œil. Quand je lui ai parlé bébé, il m’a répondu lange et donc caca (beurk !) — c’est fou ce qu’évoquer la prime enfance vous fait remonter au stade anal. Il était d’accord, à condition qu’on ait une bonne pour s’en occuper. (Et heureusement, m’a-t-il dit en riant, aucun de nous deux ne devrait s’abaisser à accoucher comme une femelle ; je pense qu’il blaguait à peine.) Moi, mon père, il m’a torché comme ma mère. Tu seras un homme, mon fils.

Le second, Benoît, était beau comme un Apollon. Sur lui, je sentais le regard des femmes sans cesse posé : il faisait partie de ceux qu’elles rêvent, les envieuses, de convertir aux turpitudes hétéros ! Il était à moi et je comptais bien le garder. Quand il ne donnait pas cours de grec dans un athénée, il s’occupait de me confectionner des desserts aphrodisiaques, souvent au gingembre. Sa réponse a été plus nette : « Un enfant ? Je n’y ai jamais vraiment pensé sérieusement. Et puis, tu as lu cette étude de Daniel Gilbert, le professeur de psychologie d’Harvard ? Selon lui, les gens les plus heureux gagnent entre trente-huit mille et cinquante-sept mille euros par an ; ils sont mariés… et n’ont pas d’enfants ! » Il a dit ça avec une moue gourmande. Il était à croquer comme la pomme, mais moi c’est le pommier qui me tentait. Fin de la relation. Tu seras un homme, mon fils.

Mes va-et-vient amoureux ont alors commencé à irriter mon paternel. Comme à l’accoutumée, il s’est mis à parler peu, et bien. Nous étions à table en train de laper notre soupe en silence, un lundi midi, alors que je m’étais ménagé une pause entre deux réunions. Pour tout dessert, j’ai eu droit à une phrase : « Et tu comptes faire comment pour avoir un enfant ? » C’est alors que j’ai compris clairement ce que, déjà, je ressentais vaguement : être homme, c’est être père. Didier pourrait vous paraître fade ou ennuyeux, décevant, finalement, face à mon côté flamboyant. Didier pense comme moi. Et comme papa.

Sans doute imaginez-vous le happy end qui se profile à l’horizon. Mais il se fait — je vous le rappelle, au cas où vous l’auriez oublié — que Didier et moi sommes homos. Alors, décider qu’on veut être père, ce n’est pas si simple. Sans doute, comme moi, êtes-vous nés « naturellement » de l’union biologique de vos deux parents — que vous le vouliez ou non, vous représentez leur fusion, très concrètement. Mais Didier et moi ne pouvions nous contenter de faire l’amour pour réaliser le mystérieux mélange de nos deux êtres. Il nous fallait réfléchir, raisonner, consulter, programmer… soit, contrôler. Ce que je fais généralement très bien, et lui moins. Mais cette fois, il était très concentré et prêt à tout pour parvenir à ses fins : il serait le père biologique du bébé. Et, pour corser le tout, objectivement, après analyse, le patrimoine génétique de mon mari était certainement plus valable que le mien. (Par respect pour mes parents, je ne rentrerai pas ici dans le détail mais, croyez-moi, il y a des risques qu’on préfère éviter.) Cependant, toutes ces considérations hyperrationnelles n’allaient pas régler mon problème : pour faire pousser de nouvelles branches au pommier de l’arbre familial — soit, pour ne pas décevoir mon père —, il valait mieux que ce soit moi le géniteur. J’étais face à un dilemme.

Histoire de faire avancer le schmilblick, je me suis mis à consulter des sites proposant des ovaires fécondables — à réimplanter ou non (service optionnel) dans le giron de la reproductrice — issus de l’utérus de femmes d’origine caucasienne. Il me semblait plus raisonnable de tisser le moins de liens possible entre la mère biologique et l’enfant ; j’ai donc proposé à Didier de faire appel à une mère porteuse américaine, dont je m’apprêtais aussi à sélectionner le profil idéal. Cette démarche lui a plu, d’autant qu’il s’imaginait que si je raisonnais de la sorte, je ne pourrais qu’arriver à la conclusion que ce serait lui l’étalon choisi pour la reproduction.

C’est alors que, nuit après nuit, je me suis mis à cauchemarder. J’étais face à l’ordinateur, où s’affichait un configurateur, comme celui dont vous vous êtes peut-être déjà servi pour simuler l’apparence de votre prochaine voiture ; on peut ainsi aisément y visualiser la couleur et les options extérieures (jantes, toit ouvrant, etc.) ainsi que l’aménagement intérieur (cuir ou tissu ? métal ou ronce de noyer ?). Le mien s’intitulait Big Shaker. Sa mission : m’assister dans le modelage de mon futur enfant (biologiquement celui de Didier mais créativement, le mien). La machine n’était pas au point : de défaillance en défaillance, le bébé qui sortait ainsi façonné ne répondait en rien à mes attentes, et encore moins à celles de mon père. Il n’avait pas nos beaux sourcils symétriques, ni notre petit nez droit. Et encore moins notre joli sourire. Je me réveillais en sueur, mes cris sortant Didier de son sommeil, qui est sacré : il déteste avoir les traits tirés.

Au bout de trois semaines, crevés, on a commencé à s’engueuler. Jusqu’au jour où mon père — eh oui, toujours lui ! — a débarqué à la maison et s’est fendu d’une phrase, une seule : « Le hasard fait bien les choses. » Oui, mais comment ? Comment introduire le hasard dans un processus qui avait tout de la maîtrise ? Nous avons donc décidé de ne pas décider. Enfin, partiellement.

Nous avons demandé d’être deux dans la petite pièce grise de l’hôpital. Nous avons mis sur le côté une des deux fioles qui nous avaient été confiées. Puis nous avons fait l’amour, comme tous les couples — enfin presque — qui désirent un enfant, mais dans le plus grand silence. Nous l’avons fait, et nous avons senti que cet enfant serait le nôtre, quoi qu’il arrive. Je sais, cette phrase sonne très cliché, mais, avouez-le, cette idée ne vous a-t-elle jamais effleuré ? Ensuite, nous avons mélangé le fruit de notre émoi dans le joli flacon. « Je suis toi et tu es moi », m’a répété Didier. Puis, nous avons poursuivi notre plan : demander aux médecins de fermer les yeux sur ce joyeux mélange, on verrait bien qui gagnerait la grande course des spermatozoïdes vers l’ovule tant convoité. On le devinerait peut-être un jour, mais on n’en serait jamais certains. Car dans le fond, malgré nos calculs et précautions, nous ne pouvions tout savoir de la mère.

Ils ont respecté notre volonté : tout est bon, du moment que c’est un garçon (inutile de se compliquer la vie avec une fille). Le fœtus a été couvé par Myriam, une jolie Américaine avec quelques principes bien ancrés : tout dans la gestation doit être naturel ; nourriture bio, pas d’échographie, accouchement par voie basse, sauf absolue nécessité. Nous lui avons donné raison : dans le fond, elle en était à sa quatrième gestation pour autrui. Pour que nous puissions vivre authentiquement la naissance de notre enfant, elle viendrait accoucher auprès de nous, se gardant bien de révéler l’origine de son ventre arrondi aux autorités du pays. Le plan était parfait.

Nous voilà donc autour du berceau. « L’erreur est humaine », dit Didier. J’ai la gorge nouée. Puis, débarque mon père, sans frapper ; cette fois, il est accompagné : « Où est mon nouveau prince charmant ? » s’exclame maman. Je lui désigne le petit lit, atterré. Elle n’hésite pas un instant, elle scrute l’intérieur du lange. « Mais c’est une fille ! » « Une petite fille, c’est merveilleux ! J’en ai tant rêvé… » Papa a les larmes aux yeux. Cette fois, la quatrième marraine n’est pas une sorcière. Tu es un homme, mon père.

À M., de sa Reine, à jamais penchée sur son berceau.

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