Fait-elle l’objet d’un questionnement, la Flandre me remet en mémoire le principe d’incertitude de Heisenberg. En tant qu’observateur, toute réponse franche de ma part ne peut être que désespérément subjective. Réponse sujette à des remaniements constants, à des doutes relevant autant de la pathologie que du besoin éperdu de figer, au moins pour un instant, le flux qui nous entraîne. De toute façon, ma réponse recoupera ce que j’ai déjà écrit sur la Belgique
Seule caractéristique à mes yeux irréfutable : la Flandre m’est un fait accompli. Je réagis à son égard comme devant ma naissance – avec colère ou indifférence –, mais je ne discute ni l’une ni l’autre. Pour la plupart, elle est en majeure partie déterminée par la langue. Ce qui n’est pas mon cas, ou alors dans une moindre mesure. Notez que mon bilinguisme n’entre ici guère en ligne de compte, bien que je lui doive une chose essentielle : lire dans l’original les poésies de Leopold.
Ce qui détermine la Flandre, la mienne, ce sont ses aspects sensibles, visuels avant tout, qui alimentent mon imaginaire. C’est là, me dira-t-on, un phénomène qui vaut pour les habitants de n’importe quelle région au monde. Bien entendu, seulement les généralités ne m’intéressent pas, voyons plutôt les différences, les paradoxes.
Vivant dans ce qui m’est un décor atmosphérique, un filtre d’influences étrangères, aurais-je, si j’avais été élevé à Paris, Vienne ou Genève, élu au terme de l’enfance Londres comme capitale de mes désirs ? Décor peut sembler un mot inapproprié. Seulement, dans la mesure où j’éprouve une réticence congénitale à adhérer à ce qui m’entoure – ville ou campagne des Flandres –, à céder à une identification passagère, c’est qu’il s’agit bel et bien d’un décor plutôt que d’un lieu enveloppant. Il se peut que la distinction soit minime, mais, si je pense à Londres, voire à l’Édimbourg des années 50, cette distinction, ce recul conservent toute leur force. À Londres ou à Édimbourg, j’adhère sans réserve. Et peu me chaut la part de fabulation suspecte ou de nostalgie rétro qui se glissent ici.
Géographiquement, le territoire ne correspond à aucune carte. C’est un agrégat de parcelles que mes promenades ont sécrété au fil des jours. Un rassemblement d’atolls dont certains sont menacés par ma désaffection. Seul remède à celle-ci : la lumière versatile d’un ciel bas, rarement élevé – et qui peut, mais ce n’est pas évident, opérer une métamorphose favorable, exceptionnellement une résurrection. Et c’est ainsi que des façades anversoises, les débilitants faubourgs de Gand (je n’oublie pas les demeures patriciennes), les tableaux des musées et, je le répète, les clartés saisonnières m’imposent un alphabet, un langage tout en prolongements.
De ces sites et de ces lumières imposés, quelque chose a dû passer dans mes livres. Quoi au juste ? Je l’ignore et m’en soucie peu. Mettons, si l’on insiste : la chambre à coucher des Arnolfini ; les sibylles et les jeunes novices de Gérard David et autres Primitifs ; le littoral crépusculaire de Spilliaert, auquel il me faut ajouter la dame dans un compartiment de train ; la rue De Marbaix à Anvers, toute de hautes façades 1900, digne d’un Whitechapel sophistiqué, et qui honore un quartier d’entrepôts et de bouchers ; le vaste magasin de brocante de la rue du Couvent où reposa, naguère, le tombeau de Dracula ; le coude de l’Escaut, rive droite, au crépuscule ; les ateliers Godfroid dont la pénombre fourmille de corbillards anciens, de réverbères, de tableaux hyperréalistes sauvages, de débris de statues ; le dédale circulaire autour des vieux forts de la métropole, et ainsi de suite.
Politiquement, la Flandre m’est aussi étrangère que la terre Adélie, et cela malgré la classique mise en garde : Si tu ne t’occupes pas de politique –, etc. etc.