La banque et la bécasse face à face

Huguette de Broqueville,

D’un pas décidé, la bécasse pénètre dans l’auguste maison. Elle s’y sent à l’aise, son argent est là. Pas grand-chose, il est vrai, mais là où est l’argent, là est la sécurité et, paraît-il, un certain bonheur.

Mais elle est furieuse. Le compte des Amis du Sacré Peuple a été bloqué. Certes, elle avait bien reçu un long questionnaire sur la nature de son association, certes, elle avait négligé d’y répondre, n’empêche, elle a tempêté au téléphone. On l’a convoquée. Elle a rendez-vous avec le directeur. Il dit assoyez-vous. Elle dit, je vous écoute. Il dit :

— Nous vous avons envoyé un questionnaire en rapport avec votre association.

— En effet.

— Vous n’y avez pas répondu.

— En effet.

— C’est pourquoi nous avons bloqué votre compte.

La bécasse avec calme :

— Ceci me semble inadmissible, Monsieur le Directeur.

— Nous avons des directives et je vous demanderai de répondre à mes questions. Vous êtes donc une des responsables de l’asbl Les Amis du Sacré Peuple ?

— Une association de fait. Monsieur.

— Quels sont les statuts ?

— Pas de statut.

— Alors montrez-moi les documents prouvant son fonctionnement, des convocations par exemple, des comptes rendus…

La bécasse estomaquée :

Mais, Monsieur, de quel droit vous immiscez-vous dans le fonctionnement d’une association privée ?

Le Directeur ne répond pas, il se fait plus incisif :

— D’où vient l’argent ?

— Des cotisations.

— Quand l’association a-t-elle été créée ? Quel est son but ? Combien de membres avez-vous ? Recevez-vous des subsides ? Disposez-vous d’un numéro de TVA ?

Elle réplique avec patience comme à un enfant à qui on bourre le crâne de notions les plus élémentaires.

— L’association s’inscrit-elle dans une structure plus large ?

— Elle est née de l’existence du journal Le Sacré Peuple.

— En cas de dissolution, où iront les fonds ?

— Mais… nous n’avons pas envisagé de dissolution…

— Il faut absolument répondre à cette question si vous voulez garder le statut d’association de fait. Où iront les fonds ?

— Mais… je ne sais pas moi, on peut imaginer une association similaire qui reprendrait Les Amis du Sacré Peuple…

— Quel est le nom de cette association ?

— Je n’en sais rien puisqu’elle n’existe pas encore !

Le Directeur sèchement :

— Il nous faut le nom de cette future association. Si vous ne pouvez pas répondre correctement à notre demande, le statut d’« association de fait » vous sera ôté. Vous formerez alors une indivision.

— Mais c’est intolérable ! Vous vous arrogez le droit de décider quel genre d’association nous sommes ! Je n’ai jamais rien entendu de plus ridicule et surtout de plus contraire à la Constitution belge qui reconnaît à toute personne le droit de s’associer, donc, de facto, de constituer une association de fait.

— En cas de dissolution, nous voulons absolument savoir où iront les fonds.

— Et si je ne réponds pas à cette demande ?

— Vos comptes resteront bloqués.

La bécasse se sent piégée. L’atmosphère dans ce bureau étroit se rétrécit, elle suffoque presque. Le Directeur lui aussi a chaud, il s’essuie longuement le visage. Après avoir enfourné le mouchoir dans sa poche, il finit par dire :

— Les fonds pourraient retourner à l’entité mère, le journal Le Sacré Peuple par exemple, réfléchissez.

Elle dit : — Mais enfin, Monsieur, que cherchez-vous ?

Il dit : — Nous avons des directives très strictes concernant les associations. Nous devons savoir d’où vient l’argent qui transite chez nous. Et où il va.

— Je vous l’ai dit, il vient des cotisations.

— Vous êtes certaine de l’honnêteté de vos cotisants ?

— Honnêteté ?

— Je veux dire, ont-ils une âme intègre et les mains blanches qui ne manipulent que de l’argent propre ?

— Ai-je bien entendu, vous parlez de l’âme ? Que vient faire l’âme dans une banque ? Je ne connais pas l’origine de l’argent de nos cotisants. Pourquoi auraient-ils une âme sale qui suinterait de l’argent sale, Monsieur ? Pourquoi tout de suite cette suspicion ?

— Nous vivons une époque trouble…

Elle regarde le Directeur. Pour la première fois, elle détaille le gros nez, les petits yeux de verrat derrière des lunettes d’écaille. Où est l’âme de ce Directeur dans ce tas de chair costumé ? La peau près des tempes s’humidifie, la bouche profère, les mains manipulent des papiers.

— Ce qui me gène, dit-il, c’est cette notion vague d’association de fait, cette nébuleuse. Pourquoi ne vous mettez-vous pas en ASBL ou en Société Anonyme ?

— Paperasserie, Monsieur. Et par principe. La convention européenne des droits de l’homme reconnaît la liberté d’association. Je pourrais m’associer avec vous, Monsieur le Directeur de l’agence bancaire, sans la moindre obligation de statuts, de bilan, d’assemblée générale. Mais l’organisme que vous servez servilement ne peut concevoir une association qui échapperait à son contrôle. En cela, il outrepasse ses prérogatives, il faillit à la loi sur la liberté de s’associer article 27 de la Constitution. Je pourrais mettre un avocat dans vos pattes. Monsieur le Directeur de l’agence bancaire, pour voie de fait, abus de pouvoir, usurpation de fonction, harcèlement et blocage illicite du compte d’une association de fait. Si vous ne débloquez pas immédiatement le compte des Amis du Sacré Peuple, notre Comité aura le plaisir de vous traduire en justice.

D’indignation, elle s’est levée. Son corps penche sur le Directeur dont les petits yeux de verrat sont deux O de stupeur derrière les lunettes.

— Je vous le répète, nous avons des directives…

— De qui ?

— De haut lieu.

— Ça veut dire ?

— La lourde et subtile machinerie qu’est une banque doit pouvoir contrôler chaque rouage afin d’éviter tout dérapage. Elle est tenue d’identifier ses clients. Elle est elle-même contrôlée par l’Association belge des banques et par la CBFA, laquelle subit les pressions du Ministère des Finances…

— Ah, nous y voilà, le fisc veut nos sous.

— Le terrorisme… Le blanchiment d’argent…

Le front de la bécasse touche presque celui du banquier.

— Parlons-en ! Et nous, qui confions à la banque nos maigres ressources, avons-nous un droit de regard sur elle ? Que fait-elle de notre argent ? Seriez-vous le serviteur d’une de ces banques sales qui financent des régimes autoritaires ? En fermant les yeux sur vos agissements en haut lieu, nous sommes complices de vos éventuelles infamies… mais, vous avez tout prévu, pour nous clouer le bec vous nous donnez 2,35 % brut pour un dépôt à quinze jours, moins 15 % de précompte… à peine de quoi s’offrir des cacahuètes. Dans le système capitaliste qui est le nôtre, nous n’avons malheureusement pas d’autre choix que de confier aux pouvoirs financiers le fruit de notre travail…

À son tour, le Directeur se met debout :

— Nous sommes une banque propre !

Un vol de colombes aère l’atmosphère, tout devient diaphane, intemporel, des ailes immaculées poussent au dos du Directeur. La banque semble en effet propre, nette, neutre comme un ange, l’ange tutélaire des biens. La bécasse a honte de son emportement, elle se rassied, tempère :

— Je vous ai montré papiers et documents, je suppose que tout est en règle ? Que votre soif de paperasserie est étanchée ?

Il dit :

— Tant que vous n’aurez pas rempli ces documents, vous ne serez pas en règle.

Cette réponse sans réplique et récurrente, ce ton tranchant ; de colombe, le Directeur se mue en policier. Sans un regard pour elle, immuable dans sa dureté, il s’est rassis. Elle est devant un tribunal du KGB. Cette pensée la traverse, mais elle dit :

— Avez-vous seulement songé, Monsieur le Directeur de l’agence bancaire, qu’il me suffirait d’un coup de téléphone pour transférer mes propres fonds, qui sont maigres il est vrai, dans une autre banque et d’encourager mes amis d’en taire autant ? Je suppose que cette perspective pourrait sur l’heure débloquer le compte des Amis du Sacré Peuple ?

Il s’y attendait, mais souvent ce qu’on attend vous prend au dépourvu. Son mouchoir passe à nouveau sur son visage. « Comme il sue » pense la bécasse avec joie. Mais, prise au piège répugnant du chantage, elle est elle-même une souris atteinte de la suette, liquide de la peur, de l’agressivité, de la colère, de l’enfermement. Des couloirs, des portes, un château. Kafka.

— Nous sommes en plein Kafka, Monsieur le Directeur, dit-elle d’un ton léger.

C’est dans sa nature de tourner en dérision les situations les plus périlleuses et même de s’en amuser. Afin de s’en sortir. Afin de faire comme si elle n’y était pas, afin de se sauver.

Lui ne rit pas. Il temporise :

— Revenons à nos moutons. Débloquer le compte des Amis du Sacré Peuple n’est pas si simple : les comptes d’associations de fait ne peuvent pas être gérés en agence, la décision doit venir du Siège. Tant que vous n’aurez pas répondu à la question sur la destination des fonds en cas de dissolution, signé en bonne et due forme et envoyé le tout au Siège, le compte des Amis du Sacré Peuple restera bloqué.

— Quelle est la loi qui vous donne ce droit de blocage ?

— Je ne l’ai pas en tête, les cas extrêmes…

C’en est trop pour la bécasse :

— Suis-je un cas extrême ? C’est de l’abus de pouvoir, Monsieur, vous vous substituez à la justice. On croit rêver ! Vous me traitez comme si j’étais une trafiquante d’armes, une terroriste, une cachottière d’argent sale. La banque deviendrait-elle une sorte d’État dans l’État ? L’œil de Moscou ? Le KGB du capitalisme ? Elle rit de colère : le KGB du capitalisme, n’est-ce pas une trouvaille ?

Il fait beau dehors. La bécasse respire à pleins poumons Pair délicieux de la liberté.

Mais le duel verbal avec son banquier lui laisse un goût amer, c’est contrainte et forcée qu’en cas de dissolution les fonds iront au Sacré Peuple. Non que cette solution lui déplaise, au contraire, elle aime son journal de tout son amour de bécasse. Mais les petits yeux de verrat, la voix cassante du Directeur de l’agence bancaire, la sécheresse péremptoire des questions et assertions, l’interrogatoire policier l’ont anéantie. Soudain l’air lui semble moins pur, son espace de liberté violé, elle se sent dépossédée.

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