Pour M. Ariel Mailler, patron de la banque Excia

Oyé, Noé, noyé !

Un pauvre diable est le seul Dieu quand il est soûl. Mort de soif. Tonneau troué. L’alcool qui parle. Et qu’ça roule et qu’ça trinque et qu’ça coule allez aboulé un verrunverrunverre derrière la cravate, juste pour décuiter, c’est la tournée à Noé. Nouvel Ordre Edénique. Allez, encore un. La même chose au même comptoir de ce même café d’étudiants – s’ils savaient ! –, devant le même cimetière d’Ixelles où Florence il y a trente-cinq ans. Son pull rouge incroyable. Et cet éclat de rire, le même que jadis, à chaque ligne de son texte paru dans une revue littéraire dont elle me parlait déjà – Marginales – cette feuille alors imprimée par un vieux coco, son rire que je revois face au même miroir de l’autre côté du bar. (Je préférerais de loin quelques oranges et une bouteille de lait, posées sur un autre comptoir.)

À l’attention de l’avocat Serge D., « administrateur provisoire » de la société Les Dépanneuses Orange. Florence et Serge D., le début des années septante. Un double moloko ! Ça veut dire « lait » en russe. Une façon de parler quand on veut décuiter. Souvenir de ce film, Orange mécanique, qu’on avait vu ensemble.

Maître, Une simple feuille de papier peut contenir un message qui sauve ou vous trancher la gorge ainsi qu’une lame de rasoir. Ce serait la grandeur d’une civilisation, de s’en aviser. Que serait l’aventure humaine si celle-ci n’obéissait qu’aux implacables lois d’une fatalité – fût-elle économique – dont les mâchoires mécaniques réduiraient en marmelade orange toute dimension singulière dans la résolution des problèmes au sein de la Cité ?

Florence et son pull rouge qui donnait envie de lui demander pourquoi ce genre de tricot fait pour l’oblation de ses adorables seins ne s’appelait pas plutôt un push. Bien sûr, malgré le contexte idéologique, ni Serge D. ni moi, ni aucun autre de la bande n’avions osé lui poser la question, ni la mettre en pratique. J’avais alors des plans grandioses pour changer le monde. Oui, nous en avions tous. Encore un verre… Noé, ne l’oublions pas, était un homme à la réputation discutable. Une chope, un pichet, un godet. C’est drôle comme le vocabulaire me revient. Allez avale. Serge et Florence ! Faut rire un peu… C’est une telle calamité broyeuse qui menace la survie de notre radeau familial, depuis qu’un engrenage aveugle a déposé dans notre boîte aux lettres la sommation des Huissiers de Justice par vous commanditée, pour apurer la facture impayable reçue de la firme Les Dépanneuses Orange, en date du 13/08/2006.

Florence mariée ? Et une autre Vieuxtemps !… Je me permets de vous rappeler que, le jour même des faits ayant entraîné l’intervention de ladite société, m’étant rendue dans ses locaux pour expliquer un état de complète insolvabilité (la totalité des revenus de mon travail, sur une année, s’avérant inférieure au montant de votre facture), je m’étais entendu répondre par un responsable ayant l’oreille du patron qu’un règlement à l’amiable ne pouvait manquer d’être trouvé, compte tenu de ces circonstances exceptionnelles, à la condition que je verse au plus vite une avance de cinquante euros, lequel arrangement préalable suspendait tout risque de recours en Justice.

Dire que si Florence avait alors investi mille dans le Nouvel Ordre Édénique, elle serait aujourd’hui plus que millionnaire ! Vous êtes prêts ? Tournée générale, car le patron de la firme Les Dépanneuses Orange, c’est encore mézigue, même si les affaires n’autorisent pas souvent ma présence à Bruxelles. Une carafe pour toi aussi, mon gars ! C’est donc avec stupéfaction que, le 21/09, je recevais une sommation des Huissiers à payer une somme globale supérieure à la facture initiale, car alourdie de divers frais forfaitaires. J’ignorais alors les difficultés de cette firme et m’enquis aussitôt par téléphone des possibilités d’arrêter le mécanisme infernal. Il me fut formellement répondu qu’un arrangement pouvait encore être trouvé, suite à quoi je pris rendez-vous pour le vendredi 29 à midi, le directeur devant – me dit-on – être présent pour une réunion administrative.

Moi, présent à la réunion ? J’t’en fous ! L’invisible Noé, propriétaire de l’ombre, patron des Dépanneuses Orange – parmi d’autres fleurons de son arche – était à la Bastoche en train de se rincer la dalle comme ce soir, dans l’espoir fou de revoir l’ombre de Florence et sans savoir que l’avocat machin était le Serge d’autrefois.

Son rire cruel à chaque ligne ! On s’en descend encore un… Pas vrai, Serge ? Elle faisait Philo romanes et toi le droit, quant à moi j’étais élève libre à la cafétéria. C’est lit que Noé, un jour, entendit une voix… Celle de Florence, écrivant des poèmes pour cette revue, qui eut l’idée du Nouvel Ordre Édénique et de la tour Panoptic. On me fit part, seulement alors, du fait que la société était dirigée par un « administrateur provisoire » – à savoir vous-même. Ayant adressé une lettre aux Huissiers pour leur expliquer la situation, je vous en déposai copie, ainsi qu’une missive où s’exprimait l’espoir qu’une médiation de votre part pût encore être envisagée. Cette requête, je l’accompagnais d’un exemplaire de mon dernier livre, qui se donnait précisément pour but d’analyser les modalités d’extinction de toute parole médiatrice, dans un monde régi selon les normes de la « tour Panoptic » ; ainsi que d’un relevé de mes droits d’auteure, établissant la somme ridicule de mes revenus annuels.

À leurs spéculations politico-philosophiques j’ai préféré la spéculation financière. Noé, qui aimait déjà boire, ne pouvait être pris au sérieux par personne sinon par Florence quand, à la vaste tablée du resto universitaire où trônait le grand Serge, il la prit au mot en annonçant que la banque Noé était née. Vous qui êtes juriste plus que gestionnaire commercial de formation, je vous croyais bien placé pour savoir quel déni du Droit peut résulter de certaines situations où la réparation d’un dommage entraîne des préjudices plus graves, lesquels peuvent conduire à une négation de l’idée même de Justice. Une griffe provoquée dans le chrome de votre limousine pourrait-elle justifier que 1 auteur de cette faute soit condamné à réparer celle-ci par le versement de ses revenus annuels ? Nous sommes ici au cœur de la réflexion philosophique sur le Droit et la morale, telle qu’elle fut menée par une Hannah Arendt. Je ne vous apprends rien en rappelant que les régimes totalitaires s’appuyèrent toujours sur des bases juridiques solides, qui donnèrent validité légale à ce qui serait ensuite considéré comme crime contre l’humanité, pour le fait même que ces totalitarismes, en leur essence, libéraient leurs fonctionnaires et gestionnaires de la moindre responsabilité personnelle comme de toute nécessité de penser.

Si Noé s’en souvient, de leurs divagations interminables ! Il suffisait pourtant de lire Le Capital – en cachette – à la bibliothèque de l’Unif, pour pressentir qu’après l’époque florissante ayant vu les propriétaires de la force de travail concéder une part substantielle de leurs plus-values, la contre-offensive ne pouvait manquer de se produire, qui ouvrirait de réjouissantes perspectives aux nouveaux aventuriers de la finance à douze ou quinze chiffres. Il s’en fallait d’un simple détail pour que ce beau programme triomphât : la reddition de toute forme de capitalisme d’État. D’où la nécessité de leurs théories radicales. Moyennant un complet discrédit de l’Union soviétique, nous serions libres enfin de conquérir une planète n’attendant que notre audace pour que le chiffre généré par les fonds spéculatifs s’affiche en millions de milliards de dollars. Commission trilatérale et nouveaux philosophes, pape venu de l’Est et guerre des Étoiles : ce devait être suffisant pour terrasser les prétentieux systèmes bureaucratiques. Il ne restait plus qu’à intimider les derniers récalcitrants, donc à mettre au pas toutes les formations de la gauche européenne, en leur faisant comprendre où étaient leurs intérêts véritables après les incidents survenus à ces pauvres Aldo Moro, Olof Palme et autres André Cools. À boire ! Sur l’écran du téléviseur, dans un coin en hauteur du bistrot, se congratulent deux hommes. L’un porte un nœud papillon rouge et hoche une mèche d’un noir que n’admet pas la nature ; l’autre, une pipe de sage entre les dents, penche vers lui son immense front chauve en battant des paupières avec la componction du saint homme au-dessus de la mêlée des passions humaines. Si Florence pouvait savoir ce que Noé – donc les Dépanneuses Orange – leur doit, à ces deux hommes ! Un gouvernement des riches, par les riches et pour les riches, où l’ordre administratif des choses, par techniciens et experts, neutralise l’idée même de conflit politique. Parades et spectacles, cotillons et simulacres, en guise de débat démocratique…

La voix de Florence nous disait à tous : « Par ton œuvre, tu sauveras le monde. » Je crois bien qu’elle était surtout la Pythie du grand Serge !… Allez, encore une goutte. Or, c’est bien de responsabilité morale personnelle qu’il s’agit ici, même de manière négative. Ce qui offense à mes yeux la Justice dans le cas qui nous occupe, c’est la dissolution de toute forme de parole au sein d’une structure qui nie aujourd’hui ce qu’elle avait affirmé la veille. Je m’en tiens donc à l’espoir qu’une telle négation puisse à son tour se voir niée, par votre entremise libre et responsable. Vous auriez ainsi l’occasion de valider la fonction de médiateur qui est supposée vôtre, en assumant personnellement de respecter la promesse d’un règlement à l’amiable qui m’avait été faite, et en stoppant le mécanisme aveugle de recours à une « Justice » dont les principes se trouvent ici bafoués.

L’ironie de Florence, que je devine dans ces lignes. Non, ce n’est pas le genre de soirée pour s’offrir un cru à trois mille euros la bouteille. J’en reste à la bonne vieille chope de jadis, même si elle n’a plus le même goût. Tous ces jeunes qui s’agitent pour les plans de libéralisation de leur université, voire pour quelques milliers de prolétaires jetés à la rue par la Voiture du Peuple, s’imaginent-ils que chez Noé le bon trader cachetonne à plusieurs dizaines de millions ? Et d’ailleurs, de quoi se plaint cette piétaille ? Que ne créent-ils, chacun, leur entreprise ? À ces privilégiés de l’emploi, il eût suffi d’investir quelques économies dans les actions VW pour les voir logiquement doubler à la faveur d’une immédiate envolée de ce titre à la Bourse !… La même chose, oui. Une soif atroce. L’autre nuit, pour fêter un beau coup, j’ai repeint les murs d’une boîte à coups de Dom Pérignon. Cinquante mille de champagne, et autant en frais de nettoyage. Rond comme un boulon d’industrie automobile. Rétamé. Laminé. Mais quelle mélancolie ! Ainsi, à contrecœur, Noé entreprit l’œuvre de sa vie. Rien que pour séduire une fille dont je n’ai peut-être pas encore dit que les cheveux étaient du même rouge que le pull, aussi rouges que les idées sociales du grand Serge. Hup hup hup, encore une lampée, asteblif. Puisque vous affirmez, dans votre lettre du 2/10, avoir reçu le cadeau de mon livre comme un « hommage » (à qui, puisque je ne vous connais pas ?), ne pourriez-vous à votre tour me présenter l’hommage d’un respect de mon point de vue de femme, vivant dans les marges de la société pour tenter d’en traduire l’essence, et dont les pratiques expérimentales pourraient bien valoir un jour à ladite société quelque gratification difficilement mesurable aujourd’hui ?

La nuit, Noé buvait pour faire taire les voix. Nouvel Ordre Édénique. Un projet sans doute risqué. Banque du sang, si vous voulez. Le plus marrant, avec tous ces gauchistes, c’est qu’ils ne prenaient même pas leur Marx au sérieux. Un pochard, moi ? Assoiffé, oui, mais pas clodo. Ne t’en fais pas pour le pourboire. Il suffisait en ce temps-là d’une mise ridicule pour empocher bientôt le gros lot. Les années fric et frime allaient venir, c’était inscrit dans les gènes du système. Bien loin de solliciter une quelconque forme de passe-droit, ma démarche inviterait plutôt au passage à un droit authentique. S’il serait trop long de vous expliquer ici les raisons pour lesquelles, un dimanche matin, accompagnée de créatures fictives, je fus amenée à garer ma Golf devant un garage, le prix à payer pour une telle bévue ne saurait être une condamnation capitale. Je vous prie de bien vouloir y réfléchir, afin que le courrier que j’attends ne soit plus l’équivalent d’une lame de rasoir.

Banque du sang, vous dis-je ! Car Noé passa les années qui suivirent, sur l’autre rive de l’Atlantique, à bâtir une arche financière où peu importaient les espèces, pourvu que les copulations du travail et du capital engendrassent tous les quatre ans des taux de profit à trois chiffres. Ce qui, vu le déluge des sommes engagées, représentait rien moins que la promesse d’accoster enfin sur la Terre promise…

Dans l’espoir d’un message qui sauve, permettez-moi de vous adresser, Maître, l’expression de ma parfaite considération.

Signé : Florence-la-Rouge.

*

On peut habiter Central Park et n’en tomber pas moins sur la revue Marginales. Hypothèse hasardeuse, peu vraisemblable en termes de statistiques, même si la probabilité d’y trouver cette revue négligemment abandonnée sur un bank parmi les écureuils me paraissait de loin supérieure à celle de revoir un jour Florence. La preuve. À l’aube, faisant mon jogging avant l’ouverture du New York Stock Exchange, il me parut en somme naturel – conforme au Nouvel Ordre Édénique – de découvrir sa signature au sommaire d’une revue littéraire belge posée sur ce bank vide. Quand le centre est partout, la périphérie nulle part, le monde entier est un bank oh les écureuils se mettent sous la dent Marginales, car on ne quitte jamais vraiment Central Park. Ces charmantes bestioles semblaient intriguées par le fait que le texte de Florence-la-Rouge contenait une seconde lettre adressée à l’avocat Serge D., comme la première entrelardée de considérations attribuées à un ivrogne qui se fût mis dans la peau d’un financier de New York en goguette à Bruxelles, propriétaire déchu des Dépanneuses Orange. Maître, S’il est plus de fausses notes que d’harmonie dans la valse du monde, à qui en tenir rigueur ? Est-il juste qu’une condamnation sans appel frappe l’être qui se caractérise par la valeur d’échange nulle de son travail, quand sa valeur d’usage peut être de nature à réenchanter ce monde ? Mais qui, parmi l’armée de managers ayant pour fonction de gérer l’accumulation des plus-values, se soucie-t-il encore de pareilles chimères ?

Une seconde à peine ce soir-là j’avais capté son être à la source, un regard qui se voilait pour me dire quelque chose n’appartenant qu’à ses yeux. Est-ce bien moi qui prononce de tels mots ? Je dois être tout à fait paf. Dans un complet abandon d’amour, non sans quelque trace d’humour sur ses lèvres écarlates, le visage de Florence a resplendi pour moi sur fond d’un nuage de lune, exactement dans le ciel noir entre la cathédrale Sainte-Gudule et la banque Noé. Nous étions assis sur un bank. C’est elle qui avait prononcé le mot à la flamande, par jeu, m’apprenant qu’il avait donné naissance à l’institution prestigieuse que, toujours selon son jeu à elle, il ne me restait plus qu’à créer. Vous rendez-vous compte ? Elle a même ajouté que I emblème en serait une gerbe de couleurs éclatées. Plus rien à voir avec l’auguste banque de papa, promise à tomber dans mes poches de spéculateur étranger. Son regard sur ce bank peuplé d’écureuils ! Tout se passe comme si cet « autre monde » entrevu par Swann, alter ego de Marcel Proust, à l’occasion d’une phrase musicale, tout se passe comme si ce royaume des songes devait se résorber sous la loi d’un dédoublement du monde exclusivement matériel : il y a d’une part l’économie traditionnelle (au nom de laquelle une politique et une culture bourgeoises étaient encore de mise) ; et il y a d’autre part l’économie purement artificielle, ou virtuelle, celle de la spéculation financière, inséparable des pratiques mafieuses. Ainsi, dans la saloperie qui me tombe sur le crâne et qui suspend ma vie à son crochet, reçois-je une facture de plus de trois cents euros pouvant se décomposer comme suit : cinquante euros de frais réels pour l’usage d’une Dépanneuse Orange, le solde étant constitué de prélèvements arbitraires dont vous savez très bien qu’ils relèvent de la pratique du racket.

« Qui dira les mystères de la banque Noé ? » Florence avait prononcé la phrase comme une comédienne récitant du Racine, et j’en étais resté pantois. Nog één pintje, en guise de lubrifiant social ! Moi qui refusais toute forme de commerce avec les explications idéologiques du monde, car les lois du marché sont ce qu’il y a de plus rationnel, il m’était presque pénible d’entendre poser une question qui suggérait, par sous-entendu, son élucidation révolutionnaire imminente. J’ai cru voir alors dans ses yeux le fond de son âme. « Tu me prends pour un infect agent de l’impérialisme ? », lui ai-je balancé comme en manière de plaisanterie stupide, ajoutant lourdement un nom de code caricatural à trois lettres et trois chiffres, tel qu’il s’en trouve en titre des mauvais romans de gare. « M. 395260 », m’a-t-elle répondu. Le paradoxe de cette affaire est que les mafieux qui dirigeaient la société Les Dépanneuses Orange, m’avaient clairement laissé entendre une solution possible, compte tenu de mon exceptionnel état d’impécuniosité. Le responsable m’avait assuré que son patron « n’était pas un chien » et qu’il se montrerait ouvert à la possibilité d’un sérieux rabais de la facture. Il suffisait de verser comme acompte la somme de cinquante euros pour voir s’éloigner le spectre d’un recours en Justice, lequel ne manquerait pas d’alourdir encore ma dette en frais divers dont l’incongruité ne pourrait avoir d’égale que l’abrutissement de ses concepteurs. Or, n’est-ce pas l’intervention légaliste d’un avocat nommé comme « Administrateur provisoire », n’est-ce pas ce retour en force formel de la Loi qui, aujourd’hui, suspendant l’hypothèse d’une atténuation des multiples préjudices ici causés (que valent, en Justice, les nuits d’insomnies ?), n’a d’autre conséquence que de faire empirer le mal ? Ce n’est pas sans raison que, dans mon précédent courrier, je me permettais d’invoquer le nom de Hannah Arendt.

Solution finale : encore une Pale-Ale ! Oui, dans ses yeux j’ai cru voir le fond de son âme quand elle a prononcé « M. 395260 ». Car je suis de la tribu, voyez-vous. Le chiffre avait glacé mon sang. Tatouage. Destroy. Désinfecté. Gazé. Mort au monde. Au-delà de l’au-delà. Ma famille comme la sienne, probablement. Mais pas du tout. Elle s’était mise à rire, toujours assise à mes côtés sur ce bank de la nuit. Son âme, si ce mot a un sens. La seule femme dont j’aie vu le fond de Pâme. Non, je mens, il a bien dû y en avoir d’autres, de ces regards où le puits s’ouvre jusqu’à la source, mais j’ai pu les oublier, combien de cadavres au cimetière des amours d’un instant ! Ses lèvres alors ont chantonné, comme pour elle seule, une de ces chansons de Brel ou de Ferré, quelque chose où il était bien sûr question de misère sociale… En place d’une réponse à ma dernière lettre, c’est une nouvelle sommation d’Huissiers de Justice, mandés par vos soins, qui vient de me parvenir. Peut-être cette chanson de Georges Brassens vous est-elle un jour arrivée aux oreilles :

mais des lettres de créanciers, mais des saisies d’huissiers…

Sans doute parce que cette sommation, datée du 11/X/2006, ne suffisait pas, qui usait encore de termes courtois pour m’inviter à échelonner le paiement de ces taxes forfaitaires purement virtuelles, ne correspondant à aucun exercice réel, à partir du 25 de ce mois, j’en reçois, coup sur coup peut-on dire, une deuxième, datée du 13/X/2006, usant à deux jours d’intervalle de tout autres mots pour s’étonner du fait que l’animal suspendu par la gorge au crochet des Dépanneuses Orange n’ait pas encore craché son jus d’oranges mécaniques et lui balançant dans la gueule un coup de latte conclu par cette aimable menace, bien dans le genre des familles régnant sur les affaires du monde : « À vous de voir oit se situent vos intérêts ! »

Jus d’orange et moloko : c’est plutôt mon régime, sur l’autre rive de l’Atlantique. Un doute m’était venu, poursuivant à l’aube, en tenue de jogging, sur un bank de Central Park, la lecture de cette revue Marginales ; un doute renforcé par l’afflux soudain de souvenirs d’un autre temps, face au bar du café de la Bastoche, tandis que je guettais partout l’ombre du pull rouge de Florence. Le sort de cette firme, Les Dépanneuses Orange, était bien la dernière de mes préoccupations lorsque je me résolus à ce court voyage d’affaires à Bruxelles. L’extension future du siège de l’OTAN, la docilité des instances européennes, le prochain statut international de Brussels District (amorcé par la nouvelle compagnie Brussels Airlines grâce à l’homme à la pipe) : ces impératifs stratégiques reléguaient au second plan notre politique de contrôle d’une myriade de sociétés écrans. Peut-être à trop avoir levé le coude, je n’y voyais plus très clair. Que veulent donc ces porcs ? Bien sûr, la réponse est à chercher dans Animal Farm de George Orwell, que les appendices aux machines de la tour Panoptic habilités à produire ce genre de courrier ne sont en aucune manière programmés pour lire. Je ne possède rien, Maître. Mon insolvabilité se trouve être plus absolue, plus infinie que celle d’une étoile ou d’une conque marine autour de laquelle se rêve mon prochain roman. Devrais-je y faire figurer un chapitre, où Joyce et son vieux pote Homère, au volant d’une voiture de police de la commune d’Ixelles, se gareraient inopinément devant le 13, rue de Florence (immeuble occupé par les bureaux d’un club d’avocats), dans le seul but d’attendre le déroulement d’événements qui ne manqueraient pas de les éclairer sur le monde comme il va ? Devrais-je, ensuite, les faire s’immoler comme des bonzes devant cet immeuble, afin que mon lecteur puisse les entendre commenter votre silence ?

Tout ce qui m’avait tenu lieu de cohérence intellectuelle achevait d’exploser face à ces lignes signées Florence-la-Rouge. « Le véritable enjeu révolutionnaire est de dissocier l’Esprit et ça ! », m’avait-elle finalement lancé, bondissant du bank en contrebas de l’église et de la banque. Sur le coup, je n’ai pas bien compris si sa colère désignait le premier, puis l’autre édifice, ou si elle englobait de ses deux bras tendus sous les projecteurs jaunâtres, d’abord une entité vague (l’Esprit), qui eût habité dans l’air qu’elle brassait entre ses mains, puis les deux bâtiments réunis. Mais elle se dressa sur le bank pour se tourner vers la banque et ajouter, trépignant des poings contre un adversaire invisible : « Car ça attaque l’Esprit, ça détruit l’Esprit, tout en se prenant pour l’Esprit du monde ! » À cet instant, une voiture de police est venue doucement se garer près du trottoir, et (K.-O. debout, à tomber raide, la tête dans le seau), les deux gus qui nous ont embarqués vu qu’elle n’avait pas ses papiers, ces deux guignols avaient l’air d’enterrés revenant du royaume des ombres.

Car je parle, je parle, et vous ne dites rien. Serait-ce, vraiment, que vous ne pensez rien, au sens fort qu’il faudrait donner à ce mot ? Voyons, laissez-moi vous aider. Ne comprenez-vous pas qu’il se joue là quelque chose dont la gravité excède les trois cents euros et quelques de la facture mafieuse ? Quelque chose qui, s’il devait recevoir l’éclairage public adéquat, serait à même de déchirer le masque de sérieux et de légalisme dont se revêtent les protagonistes officiels de cette affaire, éclaboussant leur visage d’une ridicule infamie ? J’ai la fâcheuse habitude. Maître, de considérer que tout a un sens. Mais peut-être est-ce déjà trop pour vous. Ces mots, ces phrases : quel pensum ! Envoyez-moi tout ça au trou ! Tel est bien ce qu’il reste d’universel bombardé par l’inconscient de votre classe, Maître : Silence, on pille et on tue ! Paix aux Châteaux, guerre aux Chaumières ! Mais dans notre isba, Maître, qu’espérez-vous trouver d’autre que ces objets sans valeur, d’usage courant, dont s’entoure la vie des pauvres gens ? Je m’aperçois du fait que, si vous ne m’écoutez plus depuis un long moment, c’est que vous dormez ! Bien sûr, tous ces mots mis à la suite les uns des autres, ça vous épuise… Promis : je raccourcirai désormais chacun de mes paragraphes.

Florence avait la bouche écumante quand les deux revenants en uniforme l’ont poliment invitée à les suivre. Pouvais-je la laisser partir seule, dans cet état ? Un peu de salive se projetait à ses lèvres depuis sa langue en feu, du même feu que les incroyables nichons qui se balançaient sous son pull rouge, tendu à craquer. J’ai bandé durant tout le trajet à ses côtés, sur le siège arrière de la voiture qui actionna son gyrophare, sans faire hurler toutefois la sirène prévue pour d’autres types d’opérations. Cette fille, je la voulais, même si ses idées me répugnaient. Eussé-je joui du privilège de l’intemporalité, dont je m’apercevrais bientôt qu’il était l’apanage de ces deux flics étranges, il ne fait aucun doute que je me fusse écrié pour la séduire : « Chère Florence, le Tour de France écrasé par un Yankee monotesticulaire, c’est Noé ! Et le coup du jeune écrivain U.S. revenu de toutes les guerres, dont le premier roman de mille pages décroche le Goncourt, c’est encore Noé ! Tout le système éditorial français mis à nu, l’exceptionnalité du pays de la Révolution ridiculisée, le fleuve souterrain magique venu des druides et passant par Villon, Rabelais, Racine, Molière, Diderot, Baudelaire, Nerval, Hugo, Balzac, Rimbaud, Lautréamont, Flaubert, Zola, Proust, Aragon, Breton, Claudel, Artaud, Céline, Saint-John Perse et quelques autres, volatilisé ! Le New York Stock Exchange enfin reconnu comme centre névralgique de l’intelligence mondiale, puisque tel est le but ultime de l’Agence !… » Mais, prisonnier du temps linéaire, je ne pouvais lui faire cette déclaration d’amour fracassante, car ces événements n’auraient lieu que bien plus tard, tandis qu’à ma consternation je l’entendais s’engager dans une conversation souriante avec les deux spectres à képi, comme s’ils appartenaient tous trois à un monde qui m’était inaccessible…

Permettez-moi d’interroger encore votre silence. Sans doute n’êtes-vous pas payé pour penser, tâche au-dessus des forces de l’actuel citoyen moyen, qui serait requise pour l’examen serein de mon « dossier ». Que du contraire : vos honoraires, comme on peut l’imaginer, sont fonction du lait que vous suspendiez vos facultés intellectuelles et spirituelles aux crochets de ces dépanneuses Orange où se débat mon existence depuis qu’elle fut frappée par le maillet de la Justice.

La voiture de police glissait en silence par des avenues désertes. Oui, j’ai un rien abusé. Je plane, je vogue, je gaze dans un habitacle entre les frontières du temps, qui me remémore leurs plaisanteries muettes où il était question d’un bon avocat dont elle ne devait manquer de se pourvoir au plus tôt, ce à quoi Florence, l’air parfaitement dégagé, tirait du néant le nom de notre ami Serge D., lequel en était encore à ses candidatures en Droit. Négation totale, fuite hors du monde : c’était elle ! Une complète inconscience des réalités matérielles, alors qu’elle prêchait le matérialisme dialectique. Oui, la même chose, cul sec ! Pourtant, rien ne devrait vous interdire un exercice modéré de la réflexion hors des heures de bureau. Je vous en assure, sans exiger le moindre émolument pour ce gracieux coaching : l’esprit ne s’use que si l’on ne s’en sert pas, et son usage adéquat peut remédier à bien des déboires, voire générer de substantielles économies, quand partout prolifère un marché du « bien-être » alimenté par son absence.

Alors est venu le moment où, à force de douter, il n’y avait plus de doute. J’étais leur prisonnier dans une navette non de l’espace mais du temps. Tel un poisson dont le bocal se fût transporté dans d’aériennes dimensions, je ne percevais que par bribes leur conciliabule ailé. Bien sûr, je vous offre ici le principal argument qui puisse m’être opposé : Où aviez-vous donc la tête, ce jour où dut vous être réservé l’usage d’un crochet métallique dont la valeur horaire excède celle de votre travail littéraire sur une année entière ? Oui, où avais-je la tête ?

Tout se passait, tenez-vous bien au comptoir, tour se passait comme si cette scène survolait trente années si peu glorieuses avec la même aisance qu’en mettait cette automobile à glisser sur l’asphalte mouillé. Tout ceci est pur artifice, comme vous vous en rendrez compte au réveil. « Où avais-je la tête ? », entendez-vous prononcer dans votre sommeil du Juste, et c’est le mauvais rêve qui continue, cette bagnole occupée par deux types du nom d’Homère et Joyce dont on n’a plus ouï parler depuis l’Université, ces virées nocturnes où l’on refaisait le monde. Dans votre sale cauchemar, les deux ivrognes en question venus des confins de votre mémoire bloquent l’entrée du 13 rue de Florence et vous êtes bien forcé de revoir Florence la rouquine aux nichons incroyables sous son pull mouillé qui vous avait planté à la Bastoche avec son rire sauvage parce que vous ignoriez ce qu’était un aède Florence toujours aussi belle dans la bagnole de ces deux moins que rien tandis que vous la réussite sociale une brillante carrière la preuve sur votre ordre Florence entre les crocs d’une dépanneuse Orange.

On s’y remet. Bonne descente. Ainsi que les dieux grecs. Dalle toujours en pente. Les-z-avez-vous vus soûls ? Oui, Jupiter, les hommes savent pourquoi ! Est-ce bien moi qui parle, ou l’un de ces deux gus, le grand maigre à lunettes, épatant son collègue à gueule de star antique, genre buste de marbre et regard de statue, quand celui-ci nous libère à l’adresse indiquée, 13 rue de Florence, où celle-ci d’un claquement des doigts fait s’ouvrir la porte cochère avant de saluer ses potes qui démarrent pour d’autres odyssées ? L’aède, Maître, est une instance qui plaide pour un esprit désoccupé, pour un esprit qui se laisse habiter. Certes, en un tel état, convient-il surtout de veiller à ne pas s’engager dans la circulation des véhicules automobiles. Ou alors, est-il impératif de se déconnecter d’avec toute forme de rêverie, pour se brancher sur les codes en usage, qu’ils soient ceux de la route ou de toute autre forme de circulation régie par les lois du marché. Croyez que je ne me dissimule, en aucune manière, cette circonstance aggravante que mon forfait fut commis un dimanche matin, à cette heure où nul accès de garage ne saurait être encombré de manière à empêcher quiconque de prendre son auto pour s’en aller quérir les croissants hebdomadaires.

On s’en descend un ? Non, ce n’est pas ce que j’ai proposé à Florence, engagée plutôt dans un mouvement ascensionnel pour gravir la volée d’escalier menant au cabinet du futur avocat. Le plus fou de ses rêves eût-il pu capter ce qui nous arrivait dans la réalité ? Bientôt l’aube viendrait, puis la matinée dominicale où, pour tant d’âmes quiètes, il n’est d’autre souci que celui de choisir entre toutes les viennoiseries proposées aux vitrines fleurant bon le pain chaud. J’achève d’écrire le mot « croissant », et aussitôt me viennent à l’esprit de ces fâcheuses associations d’idées n’étant pas loin de nous mener au choc des civilisations. Voyez comme nous sommes, nous, incorrigibles useurs de mots et d’idées, mais quand même, le châtiment mortel de trois cents euros est-il proportionnel à la faute commise ? Car en temps ordinaires, je vous le jure, jamais l’auteure de ces lignes ne manque de se soumettre à tous les codes avec zèle et scrupule.

Complètement cuit. Annihilé. Jambes coupées à revivre tout ça trente ans plus tôt, comme je l’étais cette nuit-là dans les bureaux qui n’étaient pas encore ceux de notre ami Serge D. Sous mon regard éberlué Florence, très à l’aise, écumait armoires et classeurs, parcourait le contenu des fardes en piles sur des étagères, vidait les tiroirs, fouillait les corbeilles sans qu’il me fût possible de comprendre. Enfin elle se résigna, d’un nouveau claquement des doigts, à ouvrir le coffre-fort. Solitaire y trônait un majestueux dossier. Mais si, malgré toutes les précautions prises, avait dû se produire une seule erreur de parcours ? S’il était advenu qu’en un moment de distraction coupable, au cours duquel eussent coïncidé les égarements de l’âme et ceux relatifs à la conduite automobile, je ne me fusse pas avisée du signe « parking interdit », pensez-vous que les conséquences en dussent être fatales ?

J’étais, dois-je vous l’avouer, dans mes petits souliers. Fait. Refait. Non moins que ce soir. Déjà j’imaginais qu’elle sortait l’affaire SWIFT. Oui, cette firme à nous spécialisée dans l’espionnage financier. L’œil du NYSE en plein cœur de 1 Europe. Illégalité parfaite, avec la bénédiction du gouvernement belge. Voyant double j’étais comme ce soir. Ossifié. Annihilé. Fossilisé. Mais il y avait pire. Et si dormait là, dans ce minable coffre-fort, quelque explosif dossier relatif à notre réseau Échelon, département plus que sensible de la tour Panoptic ? Anesthésié. Même si le Parlement européen avait voté une résolution enjoignant de mettre fin au contrôle, par nos services, de toutes leurs communications satellitaires, cette noble intention était depuis lors demeurée lettre morte. Motif ? Allez, encore un. Derrière les écoutilles mon gars. Oui, le motif en est que cette résolution fut prise le 5 septembre 2001. Vous pensez bien qu’une semaine plus tard, elle se trouvait dans les débris… C’est à une civilisation grippée, saturée de blocages en tous genres qu’ont mission de remédier les Dépanneuses qui vous mandent. Mais qui d’autre que l’aède œuvre à débloquer les rouages grippés ? N’y aurait-il pas lieu d’entretenir dès lors de fécondes solidarités, plutôt que de stériles querelles, entre coreligionnaires du verbe, n’ayant d’autre souhait que de voir émerger un monde où tous les flux circulent ?

Le rire de Florence-la-Rouge ! Triomphalement, elle sortit du coffre-fort la farde qui était bien postdatée de trente ans, comme tout pouvait me le suggérer dans cette cinquième dimension du rêve et de la mémoire où je m’étais aventuré ; mais il s’agissait d’un dossier sans doute encore plus explosif que tout ce que j’aurais pu redouter. Haut-le-cœur. Nausée. Une rasade. À moins qu’il n’y ait parfois, ce que je ne veux croire, volonté délibérée d’entretenir le mal afin de garantir le commerce du remède au mal, ce qui, dans une parfaite circularité mécanique, expliquerait dès lors cette crise de l’esprit et de la parole, cette panne de sens où l’aède ne serait plus vu que comme un empêcheur de bloquer et de dépanner en rond.

Rond… Oui, complètement rond ! Parmi les papiers en tout genre, échanges de courriers, figurait le présent récit, tel qu’avaient pu le découvrir il y a quelques jours, à l’aube, les riants écureuils de Central Park, dans un numéro de la revue Marginales que je n’en finissais pas de lire et relire à ce comptoir du café de la Bastoche. Était-ce crédible ? Oui, les trois cents euros, tu les mets sur ma note de frais. Manquerait plus que ça, qu’on se promène avec du cash ! Que faites-vous de la sécurité ? Pas de souci l’ami, comme on dit aujourd’hui. Vous pouvez adresser la facture à l’avocat Serge D., sur le compte des Dépanneuses Orange. Puisqu’elle avait même prévu ça, Florence, elle dont le regard magique traversait les années mieux que jamais les yeux d’un homme ne furent capables de percer les mystères dissimulés sous son pull rouge. « Moloko ! », ai-je hurlé dans le bureau du futur Maître. Ce n’était pour moi qu’une façon de l’inviter à une dernière connivence, une ultime complicité. Elle fit mine de ne pas avoir compris l’allusion au jargon employé par les personnages du film qui connaissait alors un succès retentissant. Moloko ! Oui, parfaitement, Moloko ! Melk, milk, Milche ! Milky Way ! Du lait, si vous préférez… Pour terminer la nuit, deux tonneaux de voie lactée ! Car les seins de Florence ont soudain pris leur envol épanoui, me laissant seul et à jamais assoiffé d’eux, tandis qu’elle prononçait pour la seconde fois de cette nuit le nom de code en forme de matricule M. 395260, tel qu’il la désignait dans son dossier. Me refusant à envisager une aussi absurde hypothèse, je me permets de placer mon espoir, Maître, en la parole médiatrice dont vous êtes porteur. Sans quoi, dépourvue du désir de me soumettre à ce racket enrobé de prestiges légaux, me verrais-je contrainte d’adresser copie du présent courrier à l’une de mes instances littéraires dénommée Florence-la-Rouge, laquelle s’autoriserait à le rendre public sous quelque titre bien dans sa nature de moloko. Vous vous rappelez ce film : Orange mécanique ?

Chacun pour soi, Noé pour tous. Voyez donc cette main, celle d’un écrivain belge dont l’œuvre invisible est promise à traverser les âges, quand elle s’approche des oranges et de la bouteille de lait posées sur un autre comptoir. Malheur à qui feint de ne pas comprendre cette situation ! Nous sommes le mercredi 29 novembre, il est onze heures du matin, j’ai glissé la carte bankaire dans l’appareil magnétique à la caisse d’une grande surface, afin que mes doigts puissent légalement saisir la bouteille de lait et les oranges. Mais, au lieu de la formule AANVAARD, surgit sur le minuscule écran ce qui ressemble au verdict sans appel d’un tribunal réuni dans l’urgence pour statuer sur la validité d’une requête extravagante : saldo ontoereikend. Condamné ! Florence ne venait-elle pas de m’assurer d’une somme versée, par système bankaire, suite à une prestation théâtrale à Paris ? Le retard du paiement, depuis plus d’une semaine, n’était-il pas dû au fait qu’« ils » exigeaient l’adresse de l’agence Dexia, filiale du groupe Noé, sur la chaussée de Malines à Sterrebeek ? Ne leur avait-elle pas fourni ce renseignement voici trois jours ? Nos maigres avoirs ne tombent-ils pas dans ce puits sans fond depuis plus de vingt ans ? Le couple d’employés dans leur cage de verre (qui est à quelques pas sur le même trottoir) consulte les tréfonds de sa mémoire électronique : il ne leur est pas possible de m’avancer la somme de cinq euros, notre solde familial s’élevant à celle de 3,83. Le gérant de l’agence, appelé à la rescousse, ne peut que confirmer avec regret cette impossibilité technique. Il ne restera plus à Florence-la-Rouge qu’à faire de toutes ces histoires un roman.

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