La bécasse à Bethléem

Huguette de Broqueville,

Que peut-elle faire sinon marcher de Jérusalem à Ramallah, de Ramallah à Bethléem, dans la poussière et les pierres de Palestine ? Passer de checkpoint, en checkpoint, de chemins en routes défoncées, devant des armes braquées sur elle comme des pointes de barbelés ?

Avant d’errer sur cette terre, pendant des mois, elle a regardé les télévisions du monde. Elle a vu Sharon, le faucon, marcher sur l’Esplanade des mosquées. Pourquoi justement là, au sein des mosquées ? Elle se glisse dans la peau de Sharon : il a de grands desseins pour son peuple, et ces desseins coïncident avec sa haine envers son ennemi personnel, le Palestinien Arafat. Qu’espère-t-il, le faucon ? Ce que, d’un pas lourd et déterminé, il vient provoquer : la seconde Intifada, les pierres des gamins palestiniens contre les chars israéliens. À la face du monde, Sharon ose se proclamer attaqué. Devant son gouvernement, devant l’Europe et l’Amérique, une mauvaise foi tranquille suintant de son visage, sa bouche annonce la défense active. Un an durant, c’est l’implantation frénétique de nouvelles colonies. Pour ce faire, on rase des maisons, on fait place nette. On tue. La population réagit par des manifestations, puis par des jets de pierres, la riposte des soldats israéliens est sauvage, brutale. Il reste aux Palestiniens une seule arme : leur vie. Que veut exactement Sharon ? La bécasse soupçonne la volonté d’exaspérer la population palestinienne, de la pousser à l’exode… la bécasse allume la télévision, regarde, se nourrit d’images et d’indignation, éteint. Tout en vaquant à ses occupations, elle rassemble ses idées : voyons voir, faisons le point :

Depuis 1948, Arafat cherche à récupérer, pour son peuple, la terre que la présence imposée d’Israël lui a enlevée. Depuis la Shoah, Israël vit dans la peur d’être dégommé de la Palestine à lui octroyé au détriment des Palestiniens. Alors, il prend. Il occupe les territoires autonomes, il implante des colonies. Israël puissamment armé. Les Palestiniens, sans armée. Goliath ne supporte plus la présence de David. Il fonce avec sa grosse masse de chair et de chars dans cinq villes soigneusement choisies. Des caves et des maisons, il extirpe des milliers de « terroristes ». Il en tue, il en cache. David ramasse en lui-même ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire la foi en Allah et en la pérennité du peuple palestinien. Il se ceinture d’explosifs, se fait exploser à Jérusalem, à Netanya. Représailles de Goliath : opération « muraille de protection », les chars pénètrent dans Ramallah, écrasent les voitures, détruisent les maisons, démolissent les bureaux de police, les médias, les infrastructures administratives et économiques, l’aéroport. Ils encerclent la demeure d’Arafat, pointent leur canon sur le chef assigné à résidence, chez lui. Le monde regarde et se tait. Le monde est silence car George Bush approuve : « Depuis le 11 septembre nous sommes en guerre contre le terrorisme, tu as raison Sharon de présenter comme terroristes ceux qui défendent leur territoire ». Poutine lui aussi a vite compris le bénéfice qu’il pouvait tirer de l’attentat du World Trade Center. Il s’est rangé du côté de l’Amérique qui lui dit : « Tu as raison, Poutine, d’écraser les Tchétchènes, ce sont des terroristes ». L’Amérique implante ses troupes au Kirghizistan afin de contrôler le pétrole et d’avoir un œil sur l’Asie. Elle reluque l’appui de la Chine et la Chine lui saute dans les bras : en toute impunité, elle peut achever le génocide tibétain.

La bécasse ne peut plus se taire. Elle écrit son désarroi à son journal Le Sacré peuple. Un article bien torché, juste l’essentiel : l’acharnement de Sharon contre le peuple palestinien, les kamikazes martyrs, le sang qui de part et d’autre coule, le silence de l’Europe, l’approbation de Bush. Elle a honte pour les intellectuels d’Europe qui n’osent crier leur indignation par crainte d’être accusés d’antisémitisme. Le silence est le lourd tribut payé à la Shoah. La culpabilité du monde envers les six millions de juifs calcinés sert d’alibi à la réoccupation des territoires autonomes et, qui sait, à l’éradication des Palestiniens. Les chars avancent, détruisent, massacrent sans vergogne. « Tue pour ne pas être tué. » « Prends pour ne pas être pris. » « Repousse la population palestinienne pour ne pas être, par elle, rejeté à la mer… », ainsi fantasme le peuple juif à travers la conscience de la bécasse.

Elle trépigne : qu’est-ce que je fais ici à tourner des mots dans ma bouche, alors qu’à la face du monde « le vieux » est enfermé, humilié ? Alors que mes pas devraient se poser sur les traces des pacifistes qui ont le courage de pénétrer dans le guêpier du Moyen-Orient ? Elle décide de se rendre en Palestine. De traverser les checkpoints entre les camps de réfugiés. Elle expérimente tout autre chose que se trouver devant la page blanche. L’odeur, la poussière, le vent, la chaleur, les vêtements, les parlers arabe et hébraïque, les soldats si jeunes et si féroces, les fusils pointés au moindre geste suspect, les grues qui déterrent et crèvent des conduites d’eau, les gamins qui pataugent dans le précieux liquide, les soldats qui hurlent « Passez » ou « Retournez ». Et les gens passent ou retournent, les soldats qui vocifèrent : « Enlevez votre chemise » afin de voir si l’homme ne porte pas de ceinture explosive, « Baissez votre pantalon » pour la même raison et l’homme reste nu devant les soldats. Les gens tentent une brèche, plus haut dans la colline, par un chemin peu fréquenté, et la bécasse accompagnée d’un de ses amis, photographe et interprète, passe dans des champs d’oliviers, derrière des maisons à moitié détruites, elle a chaud, les cailloux blessent ses pieds, elle interroge une vieille femme qui lui montre les dégâts, mais dans la rue, personne ne lui parle, les gens se hâtent vers leur destination. Les chars quittent le village, se rangent en bordure, en attente d’un ordre de Sharon. Reprennent le village, très vite, et tuent trois pseudo-terroristes palestiniens. Raflent un millier d’hommes qu’ils emmènent dans un désert. On n’entendra plus jamais parler d’eux. En représailles, un kamikaze se fait sauter à Jérusalem.

Elle s’en va à Jenine, où l’opération « Muraille de sécurité » est la plus systématique, la plus féroce. On interdit aux journalistes d’entrer. À trois cents mètres du camp, avec cris et banderoles, les pacifistes israéliens se mêlent aux Occidentaux. Quand tout sera fini, quand les bruits d’hélicoptères et de tirs se seront apaisés, on découvrira un vaste champ de ruine d’où les rescapés tirent des corps décomposés. La bécasse et le monde imaginent le pire car Israël met son veto à l’égard de l’équipe que le secrétaire général de l’ONU a désigné pour faire la lumière sur « ce qui s’est passé ». Tsahal a beaucoup à cacher, pense avec amertume la bécasse. Mais plus tard, quand tout rentrera dans l’ordre, on découvrira les charniers s’ils existent, les os n’étant pas biodégradables. Treize soldats israéliens tués font les gros titres des journaux. On minimise les morts palestiniens : 300 ? Non, à peine 30… Le monde entier manifeste pour les Palestiniens. Soixante mille pacifistes israéliens marchent dans Jérusalem.

Elle est à Bethléem, où est né le Christ, médiateur entre les hommes et Dieu, installé dans une mangeoire par Marie sa mère. La bécasse marche le long de ruelles vides, c’est le couvre-feu : des soldats israéliens la refoulent. Elle ne peut atteindre la place de la mangeoire qui jouxte le couvent des Pères franciscains et la Basilique de la Nativité. Comme aux jours les plus sombres du moyen âge, celle-ci donne asile aux pourchassés de la terre. Deux cents Palestiniens y ont trouvé refuge. Côte à côte, musulmans et chrétiens subissent trente-neuf jours de siège. Ils se sont partagé la Basilique. Ils prient chacun leur Dieu et chacun respecte le Dieu de l’autre. Dehors les juifs leur envoient des cris d’animaux, des sirènes assourdissantes, des rafales de tirs pour les déstabiliser. Ces chasseurs d’hommes n’ont pas reconnu en Christ leur Messie. Chaque jour, ils l’attendent. Ça sera pour demain. Du haut d’une grue géante, des snipers observent le mouvement des Palestiniens dans l’enceinte de la Basilique. Ils guettent les terroristes pour les abattre, ils ont tout le temps, ils les affameront pour les faire sortir.

Coïncidence, correspondance, il y a deux mille ans une étoile guide trois Mages d’Orient vers Bethléem et s’arrête au-dessus de la crèche d’un nouveau-né. Car le prophète a écrit : Toi, Bethléem, terre de Judas, c’est de toi que doit sortir le chef qui sera le pasteur d’Israël mon peuple. Les Mages reconnaissent en cet enfant le Roi des juifs, ils s’agenouillent, l’adorent et lui offrent l’or, l’encens et la myrrhe. À trente ans, Jésus se proclame le Messie, fils de Dieu. « Mon royaume n’est pas de ce monde », dit-il à ses disciples. Les juifs finissent par l’arrêter, pour blasphème. Il comparaît devant Pilate qui ne trouve en cet homme rien de condamnable. « Que faut-il faire de Jésus, qui se dit le Messie ? » « Crucifiez-le » crie le peuple, et Pilate se lave les mains « Moi, je suis innocent du sang de cet homme, c’est votre affaire ». Le peuple répond : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » Et son sang est tombé sur eux et sur leurs enfants. Les chrétiens ont cru en la part divine de ce Christ Jésus, médiateur entre Dieu et les hommes. Ils deviennent ainsi le relais entre Dieu et les juifs. Ils vénèrent les Lieux saints, Jérusalem, Bethléem, Nazareth, la Judée, la Samarie et la Galilée, terres chrétiennes, terres de l’islam, terres des juifs. Sharon le faucon, le pur et dur de l’acharnement meurtrier, écrase avec ses blindés ces mêmes terres, sans y mettre les pieds. Du haut de sa jeep et de ses chars il a fait des incursions à Hébron, Jéricho, Beituniya, Salfit, Naplouse et dans la bande de Gaza. Il a foncé sur Ramallah, Kalkiliya, Tulkarem, Jenine, Bethléem qu’il a réoccupé. Pour torpiller la mission du secrétaire d’État américain Colin Powell, il a fait délibérément monter la tension : avant de parler de paix, il veut achever « le travail », c’est-à-dire liquider tous les chefs terroristes du Hamas. Il sillonne encore le sol qu’a foulé le pacifiste Jésus. Les chaînes des chars écrasent sa trace. Sharon autorise Arafat à sortir de Ramallah, il continue le siège de Bethléem. Sur le lieu de la naissance du Messie, Roi des juifs, les soldats israéliens semblent monter la garde. Ils n’osent donner l’assaut, comme si l’enfant né là, il y a deux mille ans, était sacré. Enfin, un accord international est trouvé, car c’est internationalement que le monde s’est coalisé pour Bethléem, ce symbole des Chrétiens, cette icône d’un enfant-Dieu, démuni, à la merci des hommes… ainsi médite la bécasse qui s’apprête à pénétrer avec la population dans la Basilique de la Nativité.

Quand les treize terroristes palestiniens sortent par la porte de I humilité, ils se prosternent devant Allah, se relèvent, font un grand signe d’amitié aux franciscains, refusent de donner la main à l’officier israélien qui les intercepte. Ils sont envoyés dans un hôtel à Chypre en attendant leur exil. Ces treize terroristes, des musulmans, que convoitait Israël, ont eu la vie sauve à l’endroit même où les Rois mages, des étrangers, ont adoré l’enfant juif, fils de Dieu.

La bécasse peut entrer dans la Basilique. Elle fait le ménage avec les prêtres, les orthodoxes, les protestants, des Palestiniens. Elle remarque que pas un ne se dispute la propriété d’un morceau de dalle, comme c’était le cas avant le séisme Sharon. Chrétiens et musulmans humblement nettoient et proclament ainsi au monde que la religion ne doit jamais devenir un motif de conflit, de haine et de violence. Quelques heures plus tard, les chefs d’Église latins, syriaques, orthodoxes, arméniens se tiennent la main pour réciter la prière du Seigneur en arabe.

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