La Bécasse et Poutine

Huguette de Broqueville,

« Petite bécasse », disait sa mère, résistante, sous-lieutenant de l’Armée Secrète et Croix de guerre. Petite bécasse devenue grande rencontre sa mère morte dans l’effervescence qui secoue l’Europe de l’Est. Elle court le monde dans l’espoir insensé de comprendre le moteur de ce bouillonnement. Un peu de religieux, un peu d’ethnies, un peu de langues, une casserole en ébullition, les nationalismes tressautent, les frontières éclatent, la bécasse saute de pays en territoires, d’avions en taxis, pour s’affaler épuisée sur un banc, aux Champs-Élysées de Bucarest, plus larges que ceux de Paris. Mais on ne peut faire concurrence à Paris. Ceausescu n’en a pas eu le temps, ni le goût, trop occupé à construire ses palais. Ses Champs-Élysées sont vides.

En Roumanie on rencontre des Roumains. Elle les rencontre donc et les découvre méfiants, se jalousant, englués dans le marasme. Mais généreux et chaleureux envers les étrangers, rêvant de l’Occident et de son argent « facile », n’ayant aucune idée de la vie de forçats des cadres capitalistes : pas de répits, pas de grève, responsabilités. Mais les Roumains n’ont pas encore la poigne pour forcer le destin. Alors ils chantent leur Roumanie. L’armée pullule de poètes. Des groupes littéraires privés font concurrence à l’officiel. Ces compétitions permettent à la culture francophone de jouir d’un grand prestige. Un lieutenant général pétri de paranoïa emmène la bécasse dans un petit marché de fruits multicolores. Il refuse de mettre les pieds dans le gigantesque Palais Ceausescu, scandaleux de richesse. Elle s’y rend avec un guide. D’un des mille balcons, elle contemple Bucarest et ses centaines de grues rouillées qui pourrissent sur les toits. Elle rejoint un hôtel somptueux mais vétuste dans un parc, celui des apparatchiks d’antan. Dans le hall, carrure large, faciès impassible, des hommes traînent qui, dès l’instant où elle paraît, portent à l’oreille leur GSM. « Nous sommes suivis », dit le lieutenant-colonel. « Ce n’est pas grave », dit la bécasse. Elle veut épouser la terre, la senteur, l’esprit des Roumains, leur paranoïa. Appréhender leur force interne. Elle dort avec le beau lieutenant-colonel.

Le contraste de Budapest, opulente, déjà occidentalisée, les petits cafés aux musiques technos, une place riante de verdure avec la statue gigantesque de Liszt, qui tend ses doigts de bronze aux facéties des enfants. Elle rencontre le prototype du « nouveau riche » des pays de l’Est : un homme, le diamant au doigt, une villa achetée pour une croûte de pain lors de la chute du communisme, les mille gadgets qu’il montre avec une joie d’enfant : la porte électronique de trois garages, ses voitures américaines, sa piscine intérieure, son sauna… Il est représentant des produits de beauté Estée Lauder pour la Hongrie.

Varsovie. Le quartier juif démoli, reconstruit. Du faux ancien, mais debout, mais photographié des touristes, comme avant, comme si la guerre d’Hitler n’avait pas eu lieu. La Place du Marché, vivante de couleurs bleu pastel, jaune, ocre, rose, un festival de joie et d’harmonie. Dans la pâtisserie à la mode, elle boit un chocolat exquis, grignote de lourds gâteaux que les élégantes dévorent. Après la pluie, le soleil inonde la place d’une brume de lumière. Dans le jardin Lazienki, le Palais, restauré lui aussi, ouvre ses portes aux écrivains et poètes réunis en congrès. Les guerres semblent oubliées.

Elle veut plus, car elle est gourmande la bécasse, elle veut tout connaître, tout savoir, tout éprouver, parcourir les rues, les dédales de l’imaginaire, respirer là où ont respiré Chopin, joué Ignace Paderewski, gouverné les rois aimés dont le dernier,

Stanislas Poniatowski, était un « Européen » cultivé. Elle veut voir ce que ces hommes ont vu. Mais Varsovie a été détruite et le regard des artistes a disparu. Leurs fantômes errent dans la pierre et les monuments rebâtis.

Varsovie, Prague, Vienne… qui ont secrété écrivains et penseurs les plus brillants du siècle dernier, Kafka, Musil, Rilke, Witkiewicz, Freud… cette Mitteleuropa, selon le mot de Kundera, bientôt intégrée dans l’Union européenne, sans la Russie.

À Saint-Pétersbourg, les pieds excités de la bécasse foulent la Perspective Nevski, elle rêve de Poutine. C’est là qu’il a marché, pensé à sa belle, demandé en mariage Lioudmila, Lutik comme il l’appelait. Poutine le jeune qui a balayé Eltsine le vieux et la clique prévisible des gâteux. Tout comme en Angleterre, le sémillant Tony Blair. Leur coup d’œil complice lors de leur première approche. L’allure juvénile de Poutine quand il arpente à grands pas le tapis rouge. Son bon regard de chien battu. Son sourire intériorisé sur l’impression de pouvoir qui le porte. À Gènes, modeste participant au G8, qui est le G7, alors que la Russie appauvrie a dû abandonner quatorze républiques ex-soviétiques, que la Tchétchénie autonome cherche l’indépendance, Poutine, parmi les sept pays les plus riches de la planète, observe avec circonspection le libéralisme occidental. Attentif aussi à la révolte des antimondialistes, drôlement semblable, pense-t-il, à celle de la racaille tchétchène matée dans le sang. Poutine, maître de la Russie, trait d’union entre l’Europe qui se fait et la Chine qui s’impose, Poutine risque-t-il de se jeter entre les pattes de velours du Tigre chinois et d’oublier sa sœur Europe ? Verrait-il d’un bon œil une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural ? À Moscou, la bécasse se jure de rencontrer Poutine.

La présidence belge de l’Union Européenne facilite les contacts. Reporter au journal belge mi-figue mi-raisin politique et culturel, Le Sacré Peuple, la bécasse interviewe la taupe du KGB du temps de Gorbatchev, Yvan K. À la Maison de la Presse à Moscou, elle écoute l’ex-dissident Alexandre Zinoviev tandis que sa fille (dix ans) joue du piano. Elle rencontre Boris

Toumanov, chef du service international aux Temps Nouveaux. Elle entre dans les vues de Yasny Kogan, député de l’opposition à la douma pour les droits de l’homme. Il lui dit : un seul Tchétchène a plus de valeur pour moi que Poutine. Mais c’est Poutine qu’elle veut, le face-à-face avec ce petit homme, d’apparence insignifiant et d’autant plus redoutable. La séduction du mal caché. L’opportunisme cynique. Presse et liberté d’expression obligent, elle réussit à se faire inviter au Kremlin. On ne déroule pas le tapis rouge pour elle, mais un haut placé, Youri Vaslov, lui ouvre les portes. Splendeur du Kremlin. Le saint des saints, le tabernacle de la grandeur des tsars et de l’utopie la plus sanglante de l’histoire, le communisme. La bécasse marche avec circonspection sur les parquets de bois précieux, caresse du regard le marbre des murs, l’or des stucs. Dans une salle modeste, des journalistes internationaux et russes, les envoyés du New York Times et du Monde attendent. Enfin, sous le feu des regards et des flashs, le tsar de toutes les Russies (moins quatorze États), paraît : démarche sportive, sourire énigmatique, dévoré d’ambition, heureux de sentir en lui l’ivresse du pouvoir. En cela il est fidèle à l’image de l’espion qu’il fut. Car le rêve de Poutine adolescent était de devenir espion comme le héros invincible des films de renseignements. « Une seule personne est plus efficace que toute une armée », a-t-il écrit avec admiration. Espion donc et même patron du KGB. Le goût du pouvoir occulte s’alliant à la fierté patriotique, tout comme chez la mère de la bécasse. Mais la mère de la bécasse a travaillé contre Hitler pour la libération de son pays. Poutine a œuvré pour l’État russe contre les éventuelles dissidences. La bécasse pense à sa mère à cet instant, à son combat contre le nazisme. Elle y pense alors que Poutine se place devant le micro, que sa bouche s’ouvre et se ferme sous les consonnes slaves. Elle remarque distraitement la lèvre inférieure, épais ver de terre qui se détache du visage. La vie privée de l’homme. Ses gourmandises, sa sensualité. Oui, la bécasse le découvre sensuel à l’instant où la voix la charme de sa fermeté. Elle ne comprend pas le russe. Mais il parle anglais à présent. Le contenu importe peu, Poutine avance les mots qu’on attend de lui. Et quand il martèle la dénégation russe : niet, niet, niet, elle comprend qu’il est un adversaire digne d’elle.

Elle s’avance, regarde le Président droit dans les yeux (d’un bleu virant au vert du loup des steppes), saisit le micro, crie sa désapprobation devant l’indifférence de l’homme face au drame humain du Koursk. Sa cruauté envers la population tchétchène : « Je comprends votre nostalgie de l’Empire, votre ambition d’une grande Russie, votre crainte de perdre vos États autonomes… mais si vous continuez à perpétrer vos crimes contre l’humanité, notre Ministre des Affaires Étrangères Monsieur Louis Michel évoquera la loi de la “compétence universelle” dont s’est dotée la Belgique… comment votre “Poursuivez-les jusque dans leurs chiottes” pouvait-il ne pas être suivi par l’armée à votre dévotion ? Vous manquez d’imagination, Monsieur Poutine. Avez-vous pensé à la terreur d’une famille tchétchène, au regard affolé des enfants acculés jusqu’au lieu intime, s’écroulant sous une rafale de kalachnikov dans la haine et les excréments ? Vos services spéciaux s’activent… » Un signe de Poutine, deux sbires lui saisissent les bras, elle se débat, elle crie : « Vous me reverrez », juste le temps de voir le bon regard de cocker tomber sur elle comme un assommoir, la lèvre inférieure s’affiner de supériorité, on l’entraîne. Elle passe par un dédale de couloirs déserts, descend des escaliers sans fin, on lui bande les yeux, une voiture l’emmène, les hommes qui la maintiennent fument et se taisent.

Oubliée de tous, la bécasse pourrit dans une prison moscovite et rêve à la lèvre inaccessible de Vladimir Poutine.

Partager