Gauche, droite (bis)

Marianne Hendrickx,

Centre Rogier, Bruxelles, 1966

Les gens écrasaient la petite. Elle, si minuscule dans cet univers en mouvement. Elle ne savait pas où on l’avait emmenée. Clo-Clo, pas là. Sheila, pas là. Elle espérait ne pas perdre la main de la maman, ça lui arrivait de se tromper. « Aujourd’hui, je t’habille en rouge », avait dit la maman. « Ce sera plus facile de te retrouver si on se perd. » Les grands applaudissaient des personnes qui ne chantaient pas.

La maman avait l’air déçue. Le grand Youri Margarine n’avait pas pu venir à Bruxelles. Il était pourtant monté si haut. Il avait regardé de très loin la grosse boule sur laquelle on vivait. Tout ça, malgré son problème aux yeux. Youri ne connaissait pas les couleurs. Ce qu’il avait vu, on l’avait reçu dans le poste de télé. C’était noir ou blanc, comme le petit Michel au jardin d’enfants qui coloriait toujours tout en gris. « Elle est là ! » cria la maman. « C’est Valentina, Valentina Tereshkova ! » Une dame aussi, alors était redescendue du ciel comme Youri ? La femme fusée était gentille, elle, et venait dire bonjour à tout le monde, partout.

La petite ne comprenait pas. Pourquoi Youri et la dame là avaient-ils voulu s’envoler de la Russie ? Là-bas, des magiciens fabriquaient de vrais livres pour les enfants. Les pages de toutes les couleurs, avec de l’or et de l’argent, cachaient des fenêtres de papier qui s’ouvraient, des languettes qui se déroulaient comme quand on tire la langue. Une surprise se cachait en dessous. C’était plus amusant que de faire des cumulets dans les nuages. À chaque Foire du Livre, la Russie offrait du rêve aux petites filles tristes. « Et ce n’est pas cher, en plus », disait souvent la maman. Les lettres étaient un peu bizarres. « De toute façon, tu ne sais pas encore lire », expliquait la maman.

On criait maintenant comme pour Clo-Clo. « Tu te rends compte qu’en Russie, une femme peut devenir cosmonaute ? », hurla la maman à l’oreille de la petite.

Oostduinkerke, Belgique, juillet 1968

Les petites filles marchaient en rang par deux, en se tenant la main. Ça sentait le goudron chaud. On ne voyait pas le bout de la route. « Un, deux, trois ! », cria la monitrice. On allait chanter. « Debout les damnés de la terre, debout les forçats de la faim, la raison tonne en son cratère, c’est l’éruption de la fin… » C’était dur à retenir, ça ne voulait pas dire grand-chose, mais à la cinquième colonie, on y arrivait. Les dunes avaient surgi. On n’avait jamais le temps d’arriver ni à la lutte finale, ni à la plage. Maintenant, il fallait enlever les chaussures et les tenir – dans la main gauche pour la petite fille de gauche, dans la main droite pour la petite fille de droite, de manière à ne pas se lâcher.

Elles avancèrent dans le sable. « Stop, jeux », annonça la monitrice. Le règlement interdisait d’improviser. On ne pouvait pas jouer à cache-cache parce que ça partait dans toutes les directions. C’était pour l’éducation, pour bien grandir, un peu comme les oranges qu’on recevait à la Noël rouge après le spectacle du Cirque de Moscou. Alors, on tournait en rond avec « j’ai perdu mon mouchoir ». La monitrice prêtait son foulard rouge.

Ce soir, dans le grand réfectoire, chaque petite fille recevrait la même quantité de tartines de pain blanc. Puis, ce serait un petit soir sans rêves dans le dortoir sans fin.

La colonie, c’était comme ça, tous les étés et à Pâques aussi : des piles de choses pareilles, dans le même ordre, à faire en même temps et tout le monde ensemble. Dimanche, une vieille dame viendrait faire le tour du réfectoire. Elle aurait une belle mise en plis de ses cheveux tout blancs et l’air contente de voir tant d’enfants manger les mêmes glaces. Tous ses colliers faisaient cling-cling, mais on ne pouvait pas se moquer. Elle portait un drôle de prénom, Jeanne-Émile. Elle mettait des bijoux pour se consoler. Tout le personnel chuchotait son nom aux enfants, ça avait l’air aussi important. La vieille dame avait pris le même nom que le bâtiment de la colonie. Un bête nom, Vandervelde.

*

La maman attendait le retour du car. Elle se précipita vers sa fille. « Tu t’es bien amusée, ma chérie ? Tu as vu Jeanne-Émile, elle est toujours aussi gentille ? Et l’iode, tu en as bien profité au moins ? »

Sinaïa, Roumanie, août 1970

La fillette, neuf ans, regardait l’accompagnateur du groupe de Belges sur la petite estrade dans le hall. Les lustres de cristal éclairaient péniblement ce qui ressemblait à un ancien palais avec beaucoup de chambres. Heureusement que la lumière manquait. La peinture s’écaillait sur les colonnes. Les fauteuils en skaï étaient déchirés par endroits. Rien n’allait avec rien. Dehors, la montagne grondait, sombre en plein été. Les valises s’entassaient dans un coin. Personne n’avait encore reçu la clé de sa chambre.

Une drôle d’odeur flottait dans l’air, aigre et lourde, une de ces trucs qui donnent mal à la tête ou à l’estomac. L’accompagnateur entama son discours. « Citoyens, citoyennes, je vous remercie encore une fois de participer à ce voyage de découverte en pays ami. Je reconnais les fidèles que je rencontre au cours de l’année aux événements organisés par Solidarité, Action et Culture. Je reconnais beaucoup d’entre vous qui ont assisté au dernier concert des Chœurs et Orchestre de l’Armée rouge au Cirque Royal. »

Il fredonna : « Kalinkakalinkakalink kakaya… » Rires polis. « Je m’égare. Pardonnez mon enthousiasme commu… Comme une influence artistique. » Une trentaine de personnes sourirent parce qu’il le fallait. L’accompagnateur était le représentant de la mutuelle qui organisait le voyage, le garant de la sécurité du voyage. Autant dire l’incarnation du Parti, le Père Parti à côté de la Mère Patrie. Il intercédait pour tout. On lui confiait son sort pendant quinze jours de vacances organisées. Il ne fallait surtout pas le vexer.

« Je ne peux pas vous dire en plus, mais, d’ici quelques jours, un éminent homme politique liégeois de passage pour raison confidentielle viendra nous saluer. Il tient à vous remercier pour votre engagement permanent comme employés de la Fédération des Mutualités socialistes. Un engagement réel, puisqu’à l’heure où je vous parle, certains n’hésitent pas à prendre leurs vacances à Benidorm chez le dictateur Franco. Appelons un chat, un chat ! Je sais qu’ici, dans les Carpathes, nous sommes au pays de Dracula… » Il attendit un effet qui ne vint pas. « Mais ce vampire-là est né de l’imagination populaire. Rien n’est plus authentique que les légendes du peuple. »

Les relents de cuisine envahissaient davantage les salons de l’hôtel. Tout ce pays sentait le chou-hibou-caillou-Ceaucescu qui avait sa photo partout. Un fumet âcre suivait : celui de la viande de mouton hachée, cuite en boulettes ou en saucisses.

« Et maintenant, citoyens, citoyennes, une dernière recommandation. N’oubliez pas de me remettre votre carnet de mutuelle demain matin au plus tard afin que je puisse remplir les formulaires qui vous permettront d’être couverts en cas de maladie. Je passe maintenant la parole à notre guide locale, Doïna, qui nous suivra tout au long de notre séjour. »

Une jeune femme très blonde, fort maquillée, s’avança. Son chemisier blanc en soie synthétique laissait transparaître une lingerie pigeonnante. « Mesdames, Messieurs, je suis ravie de vous accueillir. Vous êtes un peu comme nos cousins dans la grande famille du socialisme. Je suis à votre disposition pendant tout votre séjour à la montagne et j’assurerai aussi votre transfert au bord de la mer Noire. Ah, un point important, la boutique pour touristes, où l’on paie en devises étrangères, se trouve tout près d’ici. Quand vous sortez de l’hôtel, prenez à droite et vous arriverez sur une place. Vous reconnaîtrez tout de suite le magasin qui présente dans sa vitrine des blouses brodées, des vêtements en cuir, de l’artisanat et tout ce dont vous pourriez avoir besoin. Les films pour appareils photo, par exemple. Permettez-moi encore une fois de vous souhaiter la bienvenue. »

*

Dans la chambre, la fillette regarda la maman ouvrant les deux valises : celle pour les vêtements et celle pour les cadeaux au peuple roumain. La deuxième ne contenait que des panties en grosse mousse caramel et des fardes de cigarettes.

« En Roumanie, le personnel des hôtels préfère recevoir des bas ou des cigarettes que des pourboires », expliqua la maman. « On ne trouve pas tout ça ici. Et puis comme ça, on ne doit pas amener et changer trop de dollars en argent d’ici. On est déjà obligés d’amener un certain montant, je trouve qu’ils exagèrent. »

De Sinaïa à la Mer Noire, Roumanie, août 1970

Pour rallier la mer Noire en autocar, Doïna avait trouvé un chemisier encore plus transparent et elle pigeonnait davantage, ce qui la rendait très sympathique aux mâles du groupe. Ça semblait d’ailleurs une coutume : toutes les Roumaines en contact avec des touristes occidentaux portaient des tenues que la maman décrivait comme « trop provocantes ».

On roula une bonne heure sous une pluie battante en se contentant du bruit des essuie-glaces. Puis, Doïna entreprit de commenter le trajet. Elle prit le micro du car. « Longtemps ignorée des touristes occidentaux, la Roumanie a pris des mesures énergiques, à l’initiative de notre guide suprême Ceausescu. Désormais, au bord de la mer Noire, des stations balnéaires modernes qui portent chacune le nom d’une planète de notre système solaire accueillent les touristes en leur offrant tout le confort. La Roumanie dispose de véritables atouts pour passer des vacances heureuses. La montagne permet de pratiquer le ski en hiver. Un autre grand avantage est notre climat : de mai à septembre, le soleil fait scintiller le pays tout entier et permet de jouir des charmes des plages de la mer Noire. C’est une vraie euphorie également de traverser la plaine et ses champs de blé dorés sous le ciel bleu pur et le soleil joyeux, comme nous le faisons pour le moment. »

Doïna n’alla pas plus loin. L’autocar se mit à rire, puis à la huer. « Vous nous racontez ça par un temps pareil ? », cria un touriste. « On a déjà passé une semaine à la montagne, il a draché tout le temps ! », rigola une dame.

Doïna balbutia : « Mais c’est le texte officiel pour ce trajet ». Elle fondit en larmes et hoqueta dans le micro. « Je n’y peux rien, moi, s’il pleut. Ce n’est pas ma faute si le temps ne correspond pas à ce que je dois dire. » L’accompagnateur se déplaça et empoigna le micro : « Doïna, vous êtes notre soleil ». Elle renifla et essuya son maquillage.

« Tu vois, dit la maman, ça, ce sont les hommes. Le moindre prétexte est bon pour… pour… enfin tu comprends. »

Delta du Danube, Roumanie, août 1974

La gamine se sentait la peau sur les os et le squelette délavé comme ses jeans. Elle se serait enfuie, mais elle se trouvait sur une barque pour explorer une merveille de la nature. Quand on a la chance de se trouver dans le delta du Danube, un endroit inaccessible aux gens noyés dans les préjugés contre le communisme, on supporte la flotte. Même les canards se cachaient. Les oiseaux rares promis par Petre, le guide, s’étaient sans doute envolés.

La gamine réussit une manœuvre compliquée : entrouvrir suffisamment sa veste pour ouvrir son livre de poche et continuer à lire sans que le bouquin souffre de l’humidité.

Petre était le premier Roumain normal qu’elle voyait : il portait des jeans et des sabots comme elle, au lycée. Maintenant qu’elle étudiait le latin, elle s’habillait différemment. Il avait même les cheveux un peu longs pour un garçon, aurait dit la maman. Il parlait français. Il s’assit sur le banc mouillé de la barque. « Que lisez-vous ? » Elle répondit : « Colette. Mais j’ai aussi pris Balzac. » Il regarda le ciel et articula comme pour lui-même, sans la regarder : « Ici, on ne trouve pas tout ça. »

Réfugiée dans un vieil hôtel, la troupe de touristes se frictionna et utilisa les moyens du bord pour sécher les vêtements de l’excursion. Fer à repasser ou sèche-cheveux.

Le lendemain, on repartit vers la Mer Noire. Le car cahotait à travers les petits villages. Un flot de musique, un air oriental attira l’attention. « Stop, stop, stop » s’était mis à scander le troupeau. De guerre lasse, le chauffeur se gara dans la gadoue, aux abords d’un hameau et tout le monde descendit. Petre avait très vite baissé les bras. Impossible de stopper une cinquantaine de touristes occidentaux dans leur élan. Il n’y avait qu’à suivre les chemins, l’oreille en éveil, pour se rapprocher de cette musique étrange.

On pataugea jusqu’à une double porte bancale qui s’ouvrit comme un livre. À l’intérieur, c’était plein d’images. Les femmes portaient des blouses brodées à la main et des foulards peints de fleurs vives qui éclairaient des visages usés par l’air et le soleil. Leurs yeux brillaient comme ceux des jeunes filles qui découvrent l’amour. Un parfum moelleux et sucré enveloppait l’air. Ça ressemblait à l’encens des hippies, on avait envie d’inspirer de toutes ses forces. Le mur du fond était en bois sculpté, avec de l’or ou du cuivre qui brillaient. Un monde heureux.

Face à la foule, un homme à longue barbe, qui portait une longue robe blanche fanée, essayait de parler plus fort que la musique. « Nous avons une chance inouïe, expliquait l’accompagnateur de la mutuelle à mi-voix. Ce que nous voyons, c’est un petit pope crasseux en train de célébrer un mariage, c’est un moment typique ». Le pope souleva soudain deux couronnes serties de pierre et les posa, puis les croisa sur la tête de deux jeunes gens, comme un prestidigitateur. Tout le monde cria de joie et on s’embrassa.

Petre rassembla ses touristes avant qu’ils ne filent faire la fête avec les autochtones qui les invitaient déjà. « Le car nous attend. Nous retournons à Saturn. »

*

« Je crois que tu devrais donner tes livres au guide », suggéra la maman. « Colette et Balzac, ça a l’air aussi important pour lui que des cigarettes. »

Saturn, station balnéaire, Roumanie, août 1974

Du balcon de la chambre de l’hôtel Galaxy, la jeune fille regardait le décor net et fleuri de la station Saturn, réservée aux touristes occidentaux. La journée, une vieille dame – en fait, elles

étaient deux, tour à tour, ridées comme de vieilles paysannes – s’installait sur le banc en face de l’hôtel et attendait qu’un client distrait jette un papier ou un mégot. Alors, la vieille femme se levait, ramassait et jetait à la poubelle. Le soir, un vieux monsieur venait arroser les massifs et les plates-bandes.

De temps en temps, on devinait un homme dissimulé dans les buissons. « Dollars, lei ? » Il échangeait les dollars en lei moins cher que dans les bureaux de change officiels, mais on risquait de tomber sur des faux. Ou alors sur une bande de voleurs qui piquait les billets verts sans rendre la moindre monnaie locale. La jeune fille se demandait où ils habitaient, le vieux, les vieilles et les petits trafiquants. Il n’y avait pas la moindre maison, pas le moindre immeuble de logement à proximité, seulement des hôtels.

On frappa à la porte de la chambre. Le médecin. La jeune fille, qui avait attrapé des maux de ventre à force de manger du chou sous toutes ses formes, ouvrit et vit une dame de l’âge de sa mère. Elle entra, l’ausculta. « Mon grand-père dit que je dois devenir docteur pour gagner beaucoup de sous », expliqua l’adolescente. La Roumanie était peut-être un pays encore plus moderne que la Russie – où on n’avait produit qu’une seule femme cosmonaute. Ici, les femmes pouvaient devenir médecin, ça offrait davantage de possibilités. « Mes médecins sont toujours des femmes, chuchota la dame, parce que les médecins sont payés par l’État, donc très mal. » Elle jeta un regard inquiet à sa patiente et prononça « chut », l’index devant les lèvres.

Le médecin parti, l’adolescente se mit à trier ses livres de poche usés, achetés dix francs chez les bouquinistes. Petre allait arriver. Il n’avait pas voulu qu’on lui donne tout dans un sac, dans le hall. Il avait fallu s’organiser. La maman attendait dans le hall, simplement pour montrer que tout était prêt. Ils ne se parleraient pas. Petre naviguerait parmi les touristes qui se rendaient à la salle à manger pour passer par l’escalier. Les ascenseurs, c’était trop risqué.

Trois coups à la porte. Un silence. Trois coups à nouveau. C’était lui. Elle ouvrit, il observa le couloir, ni vu ni connu, et se glissa dans la chambre. « Vite », dit-il. Elle regarda Balzac, Dumas, Colette, Diderot, Queneau, Cesbron, Giraudoux, Agatha Christie et même La cause des femmes de Gisèle Halimi disparaître dans les poches de son jean et dans celles, innombrables, d’une veste qui semblait avoir été taillée pour transporter des bouquins. Les grands formats s’engouffrèrent dans le porte-documents. Il entrebâilla la porte – personne – puis se retourna. Elle tendit la main en guise d’au revoir. Il la saisit et lui fit le baisemain comme à une dame. Le temps de réagir, il avait disparu, avalé par le couloir.

*

« Peut-être qu’on a eu tort de choisir Saturn, dit la mère dans l’avion du retour. Tu te souviens de l’après-midi qu’on a passée à Neptun ? Ou alors Jupiter… Ça avait quand même l’air plus chic. »

Jette, Belgique, novembre 1975

Encore la voix de la maman qui-parlait-du-bureau. « Ça ne va pas bien avec le mari de Martine Verhuyst. Elle était tellement contente qu’il ait pu enfin quitter l’Allemagne de l’Est. Tu te rappelles qu’elle s’est mariée là-bas ? » Oui-oui. « Il a pu venir un an après. Je crois que c’est un ministre socialiste qui est intervenu quand il est allé là-bas. Mais ça ne va pas. C’est vrai qu’ils se connaissent depuis dix ans, mais ils se voyaient seulement en été quand elle allait en vacances, parce que sa mère venait du village. » Le silence suffisait, elle allait poursuivre. « Ça n’est pas avec elle que lui, ça ne va pas, tu comprends. Mais il ne s’habitue pas au GB. Il ne supporte pas les rayons pleins. Je crois qu’il fait… comment on dit ? Mais si, comme avant la guerre. Voilà, j’ai trouvé, c’est la dépression. »

Lac d’Ochrid, Yougoslavie, août 1977

La lycéenne au bord de la piscine écoutait le guide, peau mate et cheveux noirs, et se laissait aller à sa nonchalance. Le club de vacances triomphait sur les rives du lac désert. Les montagnes ondulaient. Toute la région s’offrait aux sens. On aurait pu être ailleurs ou nulle part. La lumière, les paysages caillouteux étaient ceux que décrivaient les poètes grecs.

Au bord de la piscine, elle lisait Germinal, ce qui témoignait d’un effort scolaire et d’une louable fraternisation avec les idéaux familiaux et locaux. « Moi aussi, je l’ai lu, expliqua le guide qui s’était assis sur la chaise longue voisine. À l’école secondaire, ici, on lit tout Zola. » Un silence. « Et Marx, vous avez lu Marx ? » Elle répondit que non. Selim ne désarma pas. « En sciences politiques, on commence par lire Le Capital. »

« Je n’ai pas lu », dit-elle. Elle regrettait de dire non aux yeux bruns du guide. C’était comme un refus. Elle laissait flotter son regard autour de sa chemise, jamais boutonnée très haut, parce qu’il faisait chaud. Mais en même temps, on appréciait le torse.

Le guide était un homme. Pas un collégien qui guette les filles à la sortie du lycée pour demoiselles bien, celles qui passent l’été à Knokke. Il avait étudié à l’université – le prestige, mais aussi la démocratie en action. Tout le monde avait sa chance. La Yougoslavie était un pays d’avenir. Il devait bien avoir… elle ne savait pas. Vingt-cinq ans ? Passé ce cap, elle ne faisait plus la différence.

Il avait distribué les chambres à l’arrivée des touristes de mutualité socialistes, au hasard. Elle avait reçu la clé, laissé ses parents rejoindre la chambre double et empoigné sa valise vers le deuxième étage. Sa première chambre « single » se trouvait juste en vis-à-vis de celle du guide.

Elle déposa Zola et s’enfonça dans une séance de bronzage en fermant les yeux sous ses lunettes de soleil. Selim serait, rêvait-elle, le premier homme à traverser le couloir, à frapper à la porte. Et elle le laisserait entrer à minuit pile. Par volonté intellectuelle, pour comprendre Marx qu’elle n’avait pas lu. C’est le genre de conversation qu’on ne peut tenir au bord d’une piscine vers onze heures du matin. Selim, un soir, lui résumerait Le Capital en quelques minutes, et la vie reprendrait ses droits. Il lui enseignerait la vérité. Et la vérité, elle est forcément toute nue.

La voix de l’homme résonna soudain à côté d’elle. « Vous avez tort de vous exposer au soleil. C’est si rare, une peau comme la vôtre, si blanche. »

*

On roulait vers la ville, vers Skopje, la ville blessée. Selim l’expliquait si bien, dans l’autocar.

Un tremblement de terre avait tout ravagé, des années plus tôt. Skopje avait été reconstruite, mais les habitants avaient voulu conserver une trace, une cicatrice à vif. À côté de la nouvelle gare, on avait gardé les éboulis de l’ancienne et surtout la tour sur laquelle l’horloge s’était figée à l’heure exacte du séisme.

Au retour vers le club de vacances, quelques touristes curieux s’inquiétèrent du futur du pays. Selim qui adorait parler prit le micro. « Tito mourra un jour, bien sûr, expliqua le guide. Mais il a tout prévu. Chacune des régions occupera à son tour la présidence. La Macédoine, aussi. En Yougoslavie, nous nous entendons très bien entre nous. Mais ici, chaque minorité est respectée. Je suis turc, musulman. Je vais à la mosquée. N’oubliez pas que la Yougoslavie est le seul pays qui s’est libéré tout seul de l’occupant allemand. Par ses propres moyens, ses propres armes. Tenez, vous savez la seule chose vraiment dangereuse en Yougoslavie ? Rouler en voiture. Nous sommes le pays où il y a le plus de morts sur les routes. »

« L’année prochaine, je crois que tu ne viendras plus en vacances avec nous », lança la maman en récupérant les valises à l’aéroport de Zaventem.

Région de Split, Yougoslavie, 1980

L’étudiante avait les paupières gonflées par un chagrin d’amour en descendant d’avion, puis en montant dans l’autocar. « Ce qu’il faut, c’est te changer les idées », avait tranché la maman. « Je t’offre des vacances avec un groupe de jeunes. » La jeune pleureuse débarqua quelque part au bord de la mer Adriatique. Cela ressemblait à l’Italie. Surgit Hélène, l’amie d’enfance, la confidente perdue de vue depuis cinq ans au moins. « Qu’est-ce que tu fais là ? » Deux voix simultanées avaient posé la même question. Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

« C’est la troisième année que je viens, expliqua Hélène. J’ai des tas de copains ici maintenant. Mais ça se dégrade. Il n’y a plus aucun responsable local sur place cette année, je ne sais pas pourquoi. Et la bouffe, par exemple. C’est le comble : pendant l’année, ici, c’est une école d’agriculture et d’horticulture. Eh bien, il n’y a rien à manger. Le soir, on va dans les petites tavernes des habitants. Il y a toujours du poisson grillé, du jambon de montagne et du vin. Et puis, ce n’est pas loin de la discothèque, on va danser et draguer. Ils passent les mêmes tubes que chez nous et les Yougoslaves adorent les touristes de notre âge. Les filles d’ici, tu vois, c’est le genre pas touche. On les enferme. »

*

Au retour, la maman était ravie de son cadeau artisanal, une bague en argent fileté, achetée chez le bijoutier d’un petit village. « Merci ma fille. Tout se passe bien, n’est-ce pas, depuis que Tito est mort ? J’en étais sûre, il avait tout prévu. »

Théâtre Royal de la Monnaie, Bruxelles, Belgique, 1983

L’étudiante écoute, maquillée en cadavre mozartien grâce à une infâme mixture vert-de-gris sur tout le corps. Dans la loge des figurantes de l’opéra, Anja traduit chaque jour à voix haute les journaux du pays qu’elle a fui. La Pologne a cessé d’incarner le pays de nulle part. Là-bas, les gens ont faim. On parlait d’un certain Walesa et de syndicats. Parmi la petite troupe, personne ne comprenait. Pourquoi les travailleurs devaient-ils se syndiquer dans un pays où tout était conçu pour le bonheur ?

*

La maman, au téléphone, avait l’air fâchée. « Quoi ? Tu as joué à l’opéra et tu ne m’as rien dit ? Comment, ça durait 35 secondes et on te portait ? Mais je serais venue te voir ! Mais si je t’aurais reconnue. Ah bon, il y a des choses plus importantes que ça… Je vois. Les grèves en Pologne ? Je ne comprends jamais rien à ce que tu racontes. » Furieuse, la maman raccrocha.

Berlin, décembre 1989

La journaliste exultait. Quelques semaines déjà s’étaient écoulées depuis l’écroulement du mur. Mais atterrir à Berlin-Est et passer la frontière à l’invitation d’un tour operator allemand, ça ne se refuse pas. « Peux-tu ramener des morceaux du mur pour ma fille ? », avait demandé un collègue. Les vrais morceaux se payaient cher. Sinon, il fallait se contenter des miettes. Même chose pour les uniformes militaires, les appareils photo, les képis. « Serp y Molot, Madam ? » proposa un type avec une veste militaire. Un Soviétique sans doute, sinon il n’aurait pas dit « Serp y Molot », faucille et marteau. Les vendeurs de T-shirts avaient tout envahi et proposaient un modèle unique, fabriqué en Asie. Du coton blanc avec le texte d’un panneau surimprimé : « You are leaving the American sector ». On était sortis du secteur américain.

Ixelles, Belgique, août 2000

La divorcée de fraîche date venait pour la énième fois de raconter la chronique d’un naufrage de couple annoncé à son amie d’enfance. Enfoncées dans les fauteuils du salon, elles prenaient le thé. « Tu sais, dit Hélène, je me demande parfois ce qu’ils sont devenus. Je veux dire, les Yougoslaves de nos vingt ans. » La fille de rouges n’y avait jamais pensé. Loin des yeux, loin du cœur. Les souvenirs goûtaient une odeur de barbecue improvisé sur la plage. Puis, des sensations de peaux bronzées, de peaux roulées dans le sable qui picotaient.

« Ils étaient plus jeunes que nous, souvent », poursuivait Hélène avec son pragmatisme habituel. « Ils ont dû faire la guerre. » Le silence indifférent de son amie s’appesantit sur le salon. On ne stoppait pas Hélène comme ça. « Du côté des Serbes. » La divorcée hésita à prononcer quelque chose de cruel. Tant pis, autant être sincère. « Je ne me souviens pas d’un seul prénom. Du côté de la Yougoslavie, je pense parfois à Selim. Je ne t’ai jamais parlé de lui ? Après tout, ça n’en vaut pas la peine. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. »

« Mais enfin, certains de nos petits amis de là-bas sont sans doute morts ! », hurla Hélène. Possible, vraisemblable. La divorcée répondit machinalement : « D’autres ici sont morts du sida ». Ça rendit Hélène perplexe. « Au fond, je ne connais personne dans ce cas. »

*

La maman rentrait d’un city trip. « Tes vacances se sont bien passées, chère mère ? » La maman s’était bien amusée. « Oh oui ! Budapest, c’est beau. Et puis tu vois, on a visité un musée en plein air. Il paraît qu’on ne le trouve pas dans les guides. Peut-être que c’est parce qu’on est affiliés à la mutuelle qu’on nous a laissé voir ? Ça fait quand même quelque chose. Ils ont mis là toutes les grandes statues de Lénine et de tas d’autres. C’est bien qu’on n’ait pas tout cassé. On dirait qu’ils attendent. C’est vrai qu’ils peuvent encore servir. »

Bruxelles, Belgique, mai 2001

La cliente contemple dans le miroir son visage fatigué. Les muscles noués dans le cou et aux épaules font mal. Elle cherche à échapper à son reflet. Dans le salon du quartier chic, la coiffeuse exerce son art comme d’autres sculptent, avec concentration. Pour une fois, il n’y a plus personne.

« Je suis pianiste, raconte soudain la coiffeuse. Pianiste bulgare, comme les parapluies ! Premier prix au Conservatoire là-bas. Puis, j’ai travaillé à l’opéra. C’était une autre époque, vous savez. Toutes les femmes étaient blondes. Le même blond parce qu’on utilisait de l’eau oxygénée. Et on portait toutes le même rouge à lèvres rouge et le même vernis. » Son accent donne de l’exotisme à sa silhouette trop parfaite d’une femme qui prend sa revanche.

La cliente s’affronte enfin dans la glace. Elle se tire la peau des pommettes de ses propres mains pour lisser son visage d’adulte. « Dounia, je suis claquée. Qu’est-ce que je peux faire ? »

Dounia se pince la lèvre pour empêcher le souvenir de s’échapper. Elle grimace de mal. La morsure ou le passé. « Vous prenez un yaourt, un yaourt complet, c’est très important. Puis vous y mélangez une aspirine bien écrasée. Et vous vous faites un masque sur le visage avec ça. Il faut laisser sécher comme du plâtre, au moins vingt minutes. »

L’œil perplexe de la cliente croise le regard de la coiffeuse dans la glace. Dounia rit. « Ça marche ! Après ça, vous serez resplendissante, vous irez dîner et danser toute la nuit. Évidemment, il ne faut pas raconter ça à tout le monde. C’est un vieux secret de l’époque communiste. »

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