La bécasse sur la toile

Huguette de Broqueville,

Prise dedans. Empêtrée. Ses pattes désespérées agrippent les milliards de fils de la vierge qui scintillent au printemps. Qui tentent. Qui engluent les mouches folles que sont les surfeurs. Où est l’araignée ? Elle est là, tapie dans l’interstellaire des canaux. Dans le bruit des conversations du vecteur Skype et des musiques diffusées par les iTunes. Dans le frais, le léger, le charmant, l’allegro de la sonate spring de Beethoven, dans la divine ivresse de la sonate à Kreutzer. Dans les déflagrations, les fracas, dissimulée au cœur de l’infernal tapage humain. Vide de silence.

Dans leur chambre, les écrivains, qui ignorent le computer, ont une plume à la main. Certes, le cerveau dirige la main ; certes, le cerveau agence les mots ; certes, la quintessence d’un ressenti, la fulgurance d’une pensée tombent sur le papier. Mais surtout, l’écrivain a mal à son moi. Il le dorlote, le panse, le nourrit, prêt à toutes les trahisons pour le sauver. Le monde capté sert à gonfler son moi exacerbé. Une plume à la main, l’écrivain pousse devant lui la monstrueuse montgolfière de son narcissisme, comme un ventre.

Délivrée de son moi médiocre, légère, aérienne, araignée elle-même sur la toile gigantesque, la bécasse surfeuse capte l’effervescence immédiate et simultanée du monde. Un peu de Chine, un brin de Bush, un écho de Corée, un tantinet d’Israël, un zeste de Palestine, un rameau du Liban, un doigt d’Iran, un fétu d’Europe, une goutte de Turquie, une larme de Kurdes, un grain de Russie, une fragrance de Poutine (elle se souvient d’un fugitif tête-à-tête), une poussière de Tchétchènes, un soupçon d’Irak, une miette des Twins Towers, une once de diplomatie, et l’explosion des guerres que ses doigts agiles survolent. Au cœur de la toile, elle entend le vacarme sourd du monde, la respiration accélérée du monstre qui s’entête à la violence pour survivre.

Elle chatte, la bécasse ; polymorphe, elle se déguise en vieux monsieur sage, en jeune fille impubère, en adolescent en mal d’amour. Mais, insuffisamment développé, le côté pervers de son imaginaire tourne court. Et puis c’est si banal ces corps agglutinés, ces baisers profonds, cette soupe de langues… virtuelle.

Faire l’amour à l’ordinateur c’est abandonner ses doigts à la sensation de la virtuosité, c’est regarder l’écran et ce qui s’y passe, c’est être voyeur, voyageur, découvrir les infinies possibilités d’un corps docile, sensible à ses séductions. L’ordinateur chatoie, l’ordinateur pense, l’ordinateur répond à toutes les sollicitations, trop docile peut-être…

Se souvenant qu’elle est reporter, la bécasse guette l’événement digne de son journal Le Sacré Peuple. Elle entre dans la guerre d’Israël contre le Hezbollah, parcourt les ruines du Liban martyr, se scandalise aux femmes et enfants assassinés par Tsahal, capte le chant des guerriers juifs : Depuis 5 000 ans on ne reconnaît pas notre existence, mieux que Descartes nous proclamons : je me défends, donc je suis. Tirs de roquettes et bombes, une femme israélienne meurt, gros titres dans les journaux ; au Liban 40 morts, à peine une ligne. Avions et navires rapatrient les naufragés à Chypre et en Turquie. Images fugitives, dérangeantes, identiques aux deux camps : des hommes hurlants sur des civières, du sang sur la route. Ça, c’est le pragmatique, le sol, le réel tangible.

Mais que se passe-t-il plus haut, dans la sphère cérébrale des dirigeants ? Là où tout semble propre sous de beaux habits, dans les palais ? Chez les ayatollahs aux gandouras immaculées ? Israël aurait-il envisagé une politique à long terme : l’attaque du Liban avant que l’Iran ne possède la bombe afin de tuer dans l’œuf une guerre nucléaire ? A-t-il pensé cela dans son costume strict, Ehoud Olmert le dirigeant civil de l’État guerrier ? Et que pense Damas ? Car c’est l’entité Damas qui pense et actionne les marionnettes au Moyen Orient, et non Bachar, le fils falot de Hafez El-Assad. Et Beyrouth dans tout ça, que pense Beyrouth ? Beyrouth ne pense plus, le cerveau étouffé sous les gravats des bombes. Et la Palestine ? Où en est-elle dans cette bataille pour l’existence qu’elle et Israël se livrent depuis des lustres ? Elle reçoit les « pluies d’été » des raids aériens israéliens. Corps massacrés, destins anéantis. Les sentiments, où sont-ils dans ce bordel de ferraille et de feu, cette guerre chirurgicale, inhumaine, sans grandeur ? Où sont les corps à corps d’antan où l’homme donnait sa mesure ? L’ardeur au combat, l’orgueil, la fierté ? Ces ballets d’avions où, à travers leur cockpit, les aviateurs un instant toisaient l’ennemi avant de l’abattre ? Non, plus de sentiments. Sauf un, la haine.

Et l’Amérique ? L’Europe ? L’Amérique soutient Israël, l’Europe ergote, les pays arabes se taisent, l’Iran se tapit, le Liban agonise sous l’œil torve du monde.

Dans le même temps, sur la toile, la bécasse reçoit des messages, des spams, des offres, des pleurs, des gémissements, ça dit des cancers à l’œsophage, des propositions de transfert via son propre compte de 36 millions de dollars par des affairistes du Sierra Leone, ou des généraux du Nigeria (25 % de la somme pour elle, transaction honnête et strictement confidentielle !). Ça dit des appels pour la liberté d’expression envers les surfeurs chinois et tunisiens incarcérés. L’univers entre dans le cerveau de la bécasse, comme au Mont-St-Michel la mer envahit le sable avec de petits suçotements sournois. Où qu’elle se tourne, elle entend les cris, les remue-ménage méninges, le galop furieux d’un monde en déroute. Pour le Liban, les diplomates enfin s’affairent, attaché-case, veston impeccable et parlotes. À l’intérieur des corps, l’angoisse, la peur, et la conscience que tout encore peut s’arranger. Plus haut encore, par-dessus les milliards de têtes humaines qui s’agitent sur le globe, la colère accrue de la couronne solaire déverse sa violence sur les comportements.

La bécasse répond à ses mails, signe des pétitions, prend parti pour une cause, blog avec des amis palestiniens et israéliens, elle entre dans la bioguerre et le cercle infernal des chatteurs, elle s’empêtre dans la machinerie des microprocesseurs, rencontre de gros et d’inoffensifs virus que son « Norton » a tôt fait d’avaler ; des petits, des insignifiants, des rusés prêts à la destruction. Elle ne sait plus où elle en est, elle cherche à s’accrocher à une certitude ; elle s’empêtre dans les filaments de la toile, les nœuds, les liens qui la projettent dans des culs-de-sac. Où est-elle ? Qui est-elle ? Infinitésimale surfeuse entre les milliards qui dansent sur la toile, mouches folles au soleil du savoir. Où se sont réfugiés son moi médiocre, ses aspirations quotidiennes, ses émois dérisoires face au monde ? La toile les a anesthésiés, comme l’araignée d’une patte et de ses mandibules entoure de glu sa victime. Belle araignée, sauve-moi de ta toile, donne-moi une survie, encore un moment, une minute qui me semblera une éternité. Et l’araignée, belle d’horreur et magnanime, car elle y trouve son miel, lui donne la clé : tu veux exister ? Sois ton site : www.labecasse.org

Et la bécasse vit que cela était bon.

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