Traduction libre

Jean Jauniaux,

II m’a raconté son histoire.

Moi je ne lui demandais rien.

Je le laissais en paix. Comme tous mes clients, d’ailleurs.

Il entrait, déposait son chapeau et allait directement dans le rayon, là-bas : « philosophie et linguistique ». Le coin où personne ne va. C’est comme une niche. Des livres partout, comme les parois d’une cabane. Pas un endroit pour mes clients habituels…

Ma clientèle ? C’est plutôt pour les vieux romans policiers, qu’elle vient… ou pour les livres neufs à la moitié du prix affiché. « Tombés du camion ! » si vous voyez ce que je veux dire.

Quelques touristes aussi… La galerie est réputée. Elle figure dans les guides. J’ai même vu une photo de ma vitrine dans un livre japonais… C’est tout dire.

Les touristes entrent dans la bouquinerie parce qu’ils ont un quart d’heure à perdre, parce qu’ils ont raté le train ou le bus, parce qu’ils n’ont pas envie de regagner leur chambre d’hôtel.

Lui ? Il venait tous les jours. Le matin, le midi et le soir.

Vous le décrire ? Je pensais que vous le connaissiez… Un homme ni jeune, ni vieux. Vous savez, sans âge précis. On lui donnerait, on lui aurait donné… enfin, je ne sais pas quel temps employer ? Faut-il parler de lui au passé ? Si vous m’interrogez à son sujet, c’est que quelque chose a dû lui arriver ?

Bon.

Non. Ne dites rien… Je comprends.

Je reviens à votre question. Il avait certainement dépassé la soixantaine, mais il portait les cheveux assez longs, ce qui le rajeunissait.

Le visage était marqué. Des rides que des larmes ont creusées plus souvent que des rires. Il était petit. En dessous de la moyenne. Mais il était très mince, très maigre. Cela grandissait sa silhouette… Si ce que vous voulez, ce sont des détails précis pour dresser un portrait-robot, je crois que vous allez en rester pour vos frais, comme on dit… je serais incapable de vous fournir quoi que ce soit à vous mettre sous le crayon ! Oui, oui. Je sais. Les techniques ont évolué. On n’est plus à l’époque de Maigret et des crayons. C’est l’informatique maintenant ! Justement… l’informatique … Si j’avais su, jamais je ne lui aurais appris cette fichue informatique…

« Monsieur Bogdov ! ».

C’est ainsi que je le saluais chaque matin. Et le midi et le soir. Enfin, jusqu’à ce qu’il cesse de venir… Mais c’est sans doute pour cela que vous êtes là… Hmm ?

J’ai toujours essayé d’appeler mes clients par leur nom. Cela les fidélise, comme le disent les as du marketing. Lui, quand il m’entendait dire « Bogdov », il souriait et répétait ensuite avec la prononciation correcte, un peu chantante.

J’essayais alors :

« Bonjour Monsieur Bogdov ».

Et il hochait de la tête en murmurant :

« Khorocho… Otchine Khorocho ».

Ce qui veut dire :

« Bien. Très bien. »

Puis, il se rendait dans sa « cabane de livres » comme nous appelions dorénavant le rayon linguistique et philosophie. Je l’ai dit déjà ? Oui. J’ai regroupé les deux rubriques. Au départ, parce que personne ne consultait jamais ces ouvrages, personne ne me les réclamait et surtout, personne n’en achetait. Et puis, je trouve que philo et linguistique sont complémentaires. Je dirais même : indissociables.

Vous ne trouvez pas ?

Au début, je veux dire les premiers jours, je l’ai observé. Vous savez, les voleurs cela n’a pas d’âge. Surtout dans une librairie comme la mienne. On entre, on sort. Il suffit de passer un peu rapidement devant la caisse et, hop ! : disparu l’indélicat avec le magazine ou le livre en poche. J’en ai même vu qui sortaient de la bouquinerie en lisant déjà le livre qu’ils dérobaient !

Mais, je m’égare. Toutes ces misères du petit commerce nous éloignent de l’objet de votre visite.

Comme pour tous les nouveaux clients, je lui ai proposé mon aide, mon conseil.

« Merrci » me répondit-il avec son accent roulant les rrr.

Il déclina mon offre en me faisant comprendre qu’il ne cherchait rien de particulier… Dans ce cas, lui ai-je dit en boutade, vous êtes au bon endroit ! Et je lui désignai les rayonnages de philosophie qu’il examinait :

« Ici, il n’y a que des questions. Pas de réponses ! »

C’est une plaisanterie éculée que je sors de temps en temps. Je pense qu’il avait choisi ce coin-là du magasin parce qu’il était sûr de ne pas y être dérangé. Et aussi parce que les étagères sont dotées d’une planche amovible que vous pouvez tirer vers vous pour y déposer les ouvrages de référence que vous consultez. Ce sont des volumes assez lourds en général, et fragiles. Mon menuisier a mis au point ce mécanisme. Très ingénieux et qui pourrait être fort utile. Certes, il n’a jamais beaucoup servi ! Sauf pour Monsieur Bogdov.

Lorsqu’il venait, il faisait toujours les mêmes gestes, dans le même ordre. Il poussait la porte, déposait sa canne, oui j’ai oublié de vous dire, il marchait avec une canne. Cela soulageait la douleur de la marche, me dit-il la première fois, lorsque je le priais de déposer la canne à l’entrée. La canne était un peu particulière. C’était de celles que les chasseurs utilisent, ou les ornithologues. Le manche peut se déployer et devient une assise sur laquelle vous pouvez vous appuyer pour guetter le gibier ou observer les oiseaux. Certains jours, il me demandait de pouvoir la conserver près de lui.

Monsieur Bogdov passait en général une heure, une heure et demie dans la librairie. Comme je vous le disais, il déposait sa canne, me saluait, corrigeait mon accent, appréciait mon effort de répéter son nom et me répondait par son éternel « Otchine Khorocho ». Il s’installait, dans son coin, déployait la tablette de lecture. Il allait ensuite chercher dans le rayon « dictionnaires » un des gros volumes « français-russe ».

De la poche de sa veste, il sortait le seul livre qu’il ait jamais acheté ici : un recueil de poèmes, enfin, plutôt les pages arrachées d’un recueil. Traduits du Russe. C’est tout ce qu’il m’en dit, cette fois-là. Je n’insistai pas, et il faudra attendre plusieurs semaines avant que ce petit volume de vers traduits du russe n’occasionne le plus horrible chagrin que j’aie jamais vu ou lu.

Comme c’était mon seul exemplaire, je ne peux pas vous le montrer.

Vous vous intéressez à la poésie russe ? C’est vrai que dans la police, on ne doit pas nécessairement être inaccessible à la beauté des choses… Je plaisante ! Je ne sais même pas si vous êtes de la police… Le titre du recueil ? Je n’en sais rien. C’était un volume assez épais, qui lui faisait une bosse dans la poche de sa gabardine, à Monsieur Bogdov. Sans doute les œuvres complètes du poète ? Mais il n’y avait plus de couverture, pas de titre, pas de page de garde. On aurait dit un « tapuscrit ».

Bien sûr, j’ai commencé à bavarder avec lui. Comment pourrait-il en être autrement. Je ne suis pas du genre taiseux… et il était là, à quelques pas de mon comptoir. Il restait de longs instants penché sur les colonnes du dictionnaire, notant sur un cahier à spirales des alignements de mots en cyrillique. Un jour, je me souviens : je voulais fermer la boutique un peu plus tôt que d’habitude. C’était un dimanche. Mais ce dimanche-là était un vrai dimanche. Un glauque…

Je me suis approché de lui et, pour lui faire comprendre que l’heure de fermeture approchait, je lui ai proposé :

« Que diriez-vous d’une tasse de thé, avant de partir ? Ou un verre de vin ? La journée se termine… »

D’accord, c’était un peu gros comme procédé, mais je n’allais tout de même pas lui dire « on ferme ! » et le pousser dehors ?

Et puis, il m’intriguait. Je n’avais rien de particulier à faire ce soir-là. Ce soir-là pas plus que les autres soirs. C’est cela aussi, vivre seul, vous savez. Pas de projets le soir…

Il referme le dictionnaire. Le range dans le rayon, à côté de son frère jumeau, le dictionnaire russe-français, qu’il n’utilise pas. Il ferme son carnet, le glisse dans la poche étroite, à gauche de la veste. Puis, il enfourne les poèmes dans la grande poche, celle de droite. Il portait toujours une veste en velours côtelé, avec des poches hautes et larges.

Vous savez, j’ai l’œil pour les poches… Après tout, ce qu’on me vole le plus souvent, ce sont des livres dans des poches…

Bref. Il y range son anthologie de poésie russe et me dit de sa voix chantante :

« Spassiba »

Cela veut dire « merci » en russe. Vous le saviez… Vous l’aviez deviné. Il est venu au comptoir.

Il s’assit sur un des tabourets et s’accouda au comptoir. Je lui servis une tasse de thé. Avec la petite cuillère, il déposa un peu de sucre en poudre sur la rondelle de citron. On aurait dit un enfant qui jouait avec un petit bateau déposé sur une flaque. Il déplaça l’esquif à la surface du thé fumant. Je ne disais rien. Je sentais qu’il ne fallait pas interrompre sa méditation. Vous comprenez ? On se trouve parfois face à quelqu’un qui semble envahi de sa rêverie. Comme un somnambule. On n’ose pas l’interrompre. Pas le réveiller surtout ! On dit que cela peut tuer un somnambule. De saisissement !

Je sirotais mon vin blanc. Lui faisait naviguer la rondelle de citron. Quand elle bascula et que le petit terril de sucre fut englouti par le thé, il releva la tête et me sourit. Je lui souriais, moi aussi.

« Vous savez comment on définit la douleur ? », me demande-t-il.

Ce n’était pas vraiment une question. Je ne m’aventurai pas à y répondre. C’est lui qui enchaîna :

« Sensation pénible »

Il se tourna sur le tabouret et désigna le rayon des dictionnaires.

« Si vous ouvrez un dictionnaire, c’est cette définition que vous trouverez : “Sensation pénible” ».

Il sourit en précisant :

« On trouve aussi : sentiment pénible ».

Bogdov souriait toujours. Son regard me fixait pendant qu’il prononçait ces petites phrases, courtes, lapidaires. Pas vraiment des affirmations. Pas des questions non plus. Simplement, un constat. Aussi plat, aussi neutre qu’une définition de dictionnaire. Les définitions, ça n’a pas d’âme, n’est-ce pas ? Ce sont des mots alignés qui sont censés définir. Définir, cela veut dire aussi, mettre des limites. Contenir le sens, ou plutôt, contenir l’excès de sens. J’allais lui dire tout cela. Ou plutôt non. C’est maintenant en vous parlant que je pense que j’aurais dû lui dire cela. Mais, au lieu de lui répondre, je continuais de lui sourire. En silence.

« En général, une cascade d’adjectifs suit la définition : vive, aiguë, violente, cuisante, déchirante, atroce, affreuse, mortelle. »

Je ne trouvais rien à dire. Rien à lui répondre. Cela vous étonne n’est-ce pas ? Vous me voyez aujourd’hui, intarissable. Il est vrai que vous ne dites pas grand-chose, non plus. Comme moi lorsque j’étais face à lui. Je sentais que là, pour le coup, je devais me taire. Sinon, le fil serait rompu.

Distraitement, il remua encore la rondelle de citron. Puis, j’eus l’impression que son sourire se crispait.

« Mais il y a un terme, un seul pour qualifier celle que je ressens : interminable. »

Il m’expliqua alors comment l’organisation de sa vie fut bouleversée par la douleur. La douleur « interminable ». Il avait essayé toutes les anesthésies que la médecine pouvait lui prodiguer. Son organisme n’en supportait aucune. L’estomac se révulsait : les doses nécessaires n’auraient pu lui être administrées qu’en milieu hospitalier. Elles étaient tellement élevées qu’elles auraient nécessité une surveillance médicale continue. Pour ne plus souffrir, il aurait dû vivre sous constante perfusion d’analgésiques. Ce qui était exclu. Vous imaginez, une vie entière dans un hôpital !

Câblé à un flacon d’antidouleur pendant les années qui lui restaient à vivre. Prisonnier de sa perfusion. Jamais il n’aurait accepté cela. D autant plus qu’il avait déjà donné, en matière d’emprisonnement. Cela, il me le racontera plus tard.

Pourtant, il était littéralement « mangé de douleur », comme il disait. Dans les dictionnaires, on ne trouve pas cette expression-là. On trouve « dévoré de chagrin », mais pas « mangé de douleur ».

À y réfléchir cela convient bien pour définir ce qu’il ressentait.

Il m’expliqua. Une inflammation chronique des articulations était à l’origine du mal. Mais aucun remède n’en venait à bout, aucune anesthésie ne l’apaisait.

Aucune. Et il en avait rencontré des médecins, des spécialistes, des diseurs de théories, des faiseurs de miracle, des rebouteux. Il allait de l’un à l’autre. Prenait des rendez-vous d’un bout du pays à l’autre. À l’époque il n’y avait pas encore Internet, sinon il serait parti au bout du monde pour rencontrer tous ceux qui lui promettaient d’alléger sa douleur. Il n’empêche. Il en a fait des kilomètres dans sa vieille voiture qui a rendu l’âme sous lui. Oui. Tout cela il me l’a raconté. Non pas ce soir-là, bien sûr. Mais après. Il venait tous les jours. C’était devenu une habitude.

« Je me suis rendu compte que la marche soutenue, ininterrompue pendant un certain temps produisait une période variable sans douleur. Paradoxe : le mouvement articulaire anesthésiait l’inflammation ! »

Cette découverte bouleversa l’existence de Bogdov qui commença à marcher. Il avait fait des calculs. S’il marchait deux heures, il gagnait un répit d’une heure.

Il m’expliqua alors que les premiers symptômes de la douleur chronique étaient apparus au goulag. Pendant les réclusions au cachot. Des jours, des semaines d’immobilité… Il ne dit que cela lorsqu’il évoqua le goulag, la première fois. À peine une allusion. Comme si c’était un épisode anodin. Oublié. Il se passait la main sur le front. Fermait les yeux. Et puis : rideau. Comme si l’image du cachot avait disparu. Et il enchaînait. Il était plus souvent dans la rue que dans la cave qu’il avait aménagée dans la « maison de rapport », comme on les appelle à Bruxelles. Il reparlait de la douleur.

Les os, les muscles, les articulations, la peau développent une douleur intense, palpable, une douleur « en trois dimensions », dira-t-il à un des médecins qui s’intéressa à lui et lui demanda de situer sur une échelle de 1 à 10 l’intensité de sa souffrance…

« Au-delà… au-delà… dans une autre dimension… »

Il n’avait pas de répit. Le sommeil lui était chichement compté. La douleur lui accordait de quoi le maintenir en vie. Ni plus ni moins. Une heure ou deux.

Car la douleur était cynique.

Mais pas infaillible. Il découvrit au hasard d’une de ses marches forcées un anesthésiant aussi inattendu qu’inexplicable.

Un soir, tandis qu’il marchait dans la nuit, il se laissa distraire par la plainte d’un violon qu’exhalait une fenêtre éclairée. La fenêtre se découpait au troisième étage d’un immeuble Art déco. Elle surmontait un double bas-relief représentant un couple, visages et bras tendus vers elle, vers cette lumière irradiant des reflets argentés sur les grains de pluie.

Bogdov me raconta qu’il fut saisi comme par la grâce. Il s’immobilisa. Il ferma les yeux et resta ainsi, debout dans son manteau de pluie, immobile, muet, souriant au milieu de cette ruelle, au milieu de cette ville tandis que l’archet poursuivait, là-haut, dans la lumière, sa course grave sur les cordes qui vibraient.

Il imaginait le violon, la main qui en serrait l’anse, son regard imaginaire descendit le long des cordes. L’archet venait, et s’en allait, se penchait, s’inclinait, tremblait. Il se tint de longs instants dans une paix souveraine. Les yeux fermés, Bogdov pouvait matérialiser les notes qu’il entendait.

« Un peu, m’expliquera-t-il plus tard, comme dans une bande dessinée : des portées musicales représentent dans les vignettes des albums la présence d’une musique ou d’un chant… »

Lui, les yeux fermés, « voyait » les notes se dérouler au long d’un ruban souple et agile qui frôlait les corps du couple de pierre, s’approchait de lui et, enfin, l’entourait de bandelettes fugaces et ouatées, légères comme de la gaze.

La musique s’interrompit. Bogdov ne bougea pas. Maintint les yeux fermés. Il ignorait s’il s’agissait de la fin du morceau ou d’une pause voulue dans l’agencement de la mélodie. Il imaginait, il voyait l’archet suspendu à quelques millimètres des cordes, il voyait les doigts maintenus sur le manche.

Mais rien ne vint. Le silence se prolongeait. Le silence s’installait dans la nuit de la ville et dans la nuit des paupières de l’homme. Une nuit dans la nuit. Un silence dans le silence.

Puis la douleur se réveilla. Il comprit que la musique, comme la marche, avait anesthésié la douleur.

Provisoirement.

Une fois le silence revenu dans la rue, la douleur creusa à nouveau son sillon dans les chairs et les muscles et les os et les nerfs, ne laissant à l’homme fourbu, avec le fantôme de la musique évanouie, que le souvenir fugace d’un peu de paix. Bogdov me raconta qu’il était resté debout, dans son manteau de pluie, dans la nuit de pluie. Les gouttes dégoulinaient sur son front. La douleur, pendant ce temps de silence, reprenait possession du corps. Il ressentait son escalade : la plante des pieds, la cheville, puis le chemin étroit de ses jambes maigres vers les genoux, les rotules qui n’étaient plus que de la rocaille érodée par l’arthrose, qui transforment chaque pas en un supplice, puis elle gagne le thorax, s’allonge dans chacune des côtes, escalade les omoplates et les épaules. La lave de douleur plonge ensuite en cascade brûlante dans les bras et les mains et les doigts qu’elle incendie.

Et le corps tout entier n’est plus qu’un amas de mal.

Sauf la tête.

Comme si l’araignée voulait une conscience intacte des dégâts qu’elle épandait, comme une bave, autour d’elle, dans le grand déploiement de son maléfice.

Ce soir-là, il laissa venir la douleur, n’osant bouger, attendant, espérant que la musique reprenne son envol. Mais il n’y avait plus de lumière d’où s’était écoulé le baume de la musique pendant ces instants qu’il avait essayé en vain de prolonger.

Il se remit en marche. Arrivé au bout de la ruelle, il en nota le nom dans un petit carnet noir.

Monsieur Bogdov revint le lendemain. Il avait emporté cette fois la canne qui lui sert de siège.

La veille, il avait soigneusement repéré sur un plan de la ville la ruelle dont il avait copié le nom. Curieusement, le nom ne figurait pas dans l’index du plan, mais le tracé de la ruelle se trouvait bel et bien représenté entre la rue de la Loi et la rue de la Régence. Sans doute, la ruelle avait dû être débaptisée au moment de l’indépendance. On n’avait pas, à l’époque, trouvé un nom pour cette percée minuscule dont la fonction était de relier les deux artères nobles et cossues.

Il arriva dans la rue sans nom avant la tombée du jour. L’immeuble d’où la musique avait jailli, la nuit précédente, était le seul de la ruelle. En examinant la façade, il s’aperçut qu’elle était peinte en trompe l’œil. Les statues art nouveau, les fenêtres, une partie du toit : rien de tout cela n’était vrai. L’artiste avait magnifiquement reproduit la façade d’un bâtiment, disparu depuis plus de dix ans, et qui s’élevait alors à proximité du Parc, en face du Conservatoire de Musique.

Derrière cette illusion de façade, Monsieur Bogdov découvrit ce qui restait du séjour éphémère de quelques noctambules. Des bouteilles, des mégots de cigarettes, des gobelets en carton, des canettes de bière gisaient autour des cendres d’un feu. Des bâches étaient encore accrochées aux échafaudages les plus bas. La veille, elles protégeaient sans doute de la pluie quelques gitans qui devaient à présent mendier aux carrefours de la ville en essayant d’attendrir les badauds au son du violon.

Monsieur Bogdov revint chaque jour à la bouquinerie, suivant des horaires fixés par la douleur. Il me disait que si ma librairie était ouverte 24 heures sur 24, il viendrait parfois au milieu de la nuit. Il alternait les longues marches dans la ville et les heures qu’il passait dans le rayon de la bouquinerie, à travailler sur ce recueil de poèmes.

Chaque jour je le voyais s’installer devant son livre, sortir son carnet, ouvrir le dictionnaire. Il était concentré sur ce travail de scribe. Il écrivait, écrivait. Sans désemparer. Parfois, il s’interrompait brutalement. Tendait la feuille devant lui, sous l’ampoule. Il lisait alors à voix basse et grave les lignes qu’il venait d’écrire. Puis, soudain, déchirait la feuille et en jetait rageusement les morceaux dans la corbeille. En vidant celle-ci, je ne pouvais m’empêcher de voir les bribes de textes en cyrillique.

Un soir, au moment de déchirer les feuillets auxquels il venait de consacrer plusieurs heures, il me sembla si triste que je m’approchai de lui.

« Vous êtes sûr que vous devez détruire chaque fois le travail effectué ? »

Et il me raconta, dans l’abandon auquel parfois nous livrent les grandes tristesses, ce qu’était ce travail auquel il consacrait toutes les heures valides, tous les instants sans douleur…

Il connaissait le texte russe original de ces poèmes qu’il avait dénichés chez moi. Il voulait les retraduire, dans leur langue originale. Retrouver la musique du russe.

Je ne savais pas toute son histoire, sinon jamais, croyez-moi, jamais je ne lui aurais proposé ce qui, je pense, l’a mené à davantage encore de désespoir… Il n’est jamais revenu depuis…

Oui, oui. Je vais vous dire ce qui s’est passé… Quelle désolation…

*

J’ai proposé à Monsieur Bogdov de l’initier à l’informatique. Je venais de m’équiper d’un nouveau matériel. J’étais enfin relié à Internet.

Je lui ai suggéré, Ah ! j’ai vraiment raté là une occasion de me taire… ! je lui ai suggéré de copier un des poèmes traduits dans un logiciel de traduction automatique… Ainsi, ai-je ajouté, nous pourrons modifier à l’infini les combinaisons d’équivalences terminologiques… C’est le terme employé dans le logiciel.

Dès qu’il se fut familiarisé avec la méthode de traduction automatique, il commença à dactylographier frénétiquement les vers. Il ne devait même plus se référer au recueil. À force d’y travailler, il connaissait par cœur la plupart des poèmes.

Après plusieurs tentatives… il m’appelle. Il est surexcité !

« Ça y est ! Voici le texte ! Oh ! Mon Dieu… J’y suis arrivé… C’est donc possible »… le texte russe !

Il était ravi. Jamais je n’avais vu comment dire autant de lumière sur un visage. Il me lisait le poème qu’il avait fait apparaître sur l’écran.

« Regardez, mon ami, regardez… »

Et il lit de sa voix grave, les mots qui se marient dans les noces de la langue russe, qui naissent de sa bouche en psalmodies douces. On dirait qu’il chante. Il ajoute :

« C’est comme le violon dans cette nuit de pluie. Vous vous souvenez. La douleur qui disparaissait… »

C’est à ce moment-là que, ah ! maudit soit cet instant-là !, je lui ai glissé :

« Peut-être le livre a-t-il aussi été publié en russe ? Peut-être allez-vous retrouver l’ensemble des textes si nous proposons à un moteur de recherche les deux vers si fidèlement traduits ? ».

Monsieur Bogdov plonge sur l’écran, convertit le clavier en caractères cyrilliques et, dans la fenêtre du moteur de recherche, recopie les premiers vers de ce poème reconstitué dans sa langue maternelle.

L’écran se brouille quelques instants. J’imagine son cœur se lézarder à ce moment-là… où apparaît, le texte complet du poème.

Il en aurait pleuré de bonheur ! Il me prend le bras.

Il lit le premier écran à voix murmurée. Il psalmodie le poème qui résonne dans l’absurde capharnaüm de tous les livres de ma bouquinerie. L’allégorie de la steppe et de l’hiver chante dans ces phrases dont je parcours à présent le texte français pendant que Monsieur Bogdov continue de le lire à voix haute, en russe.

Il a une voix chaude, grave, usée.

Il reconnaît la musique, la prosodie, le rythme de sa langue, jamais oubliée.

Ce qu’il lisait sur l’écran, ce sont ses propres poèmes ! Ceux qu’il avait écrits dans le Goulag.

C’était lui, Bogdov, l’auteur de ces textes. Il les avait arrachés aux nuits des cachots, à la douleur du corps meurtri et les avait écrits sur des rouleaux de papier de papirossy.

Il fit défiler le texte. Vint la dernière page du poème…

Il blêmit en lisant la signature qui figure au bas de la feuille, dans la neige bleue et scintillante de l’ordinateur.

Se redresse sur la chaise.

Il plonge le visage à quelques centimètres de l’écran. On dirait qu’il va être absorbé dans la lumière bleutée.

Des larmes ruissellent alors sur son visage, quand il se tourne vers moi et demande, d’une voix éteinte :

« Comment a-t-il osé ? »

Il se lève alors. Il tremble de tout son corps.

Je crains qu’il ne s’évanouisse tant son visage est devenu gris. Ses mains s’agitent, puis les bras. Puis c’est toute sa charpente qui s’effondre sur la chaise. En une fraction de seconde, il a vieilli de dix ans.

« Comment a-t-il osé ? » répète-t-il.

Ses yeux sont embués de chagrin.

Il me raconta alors. Ces textes, il les avait confiés à un gardien.

Bien sûr, celui-ci s’en est débarrassé. Sans doute les a-t-il vendus… Tout simplement.

Je compris alors.

Bogdov avait retrouvé des années plus tard, dans un coin de ma bouquinerie, les pages arrachées d’un recueil de poésie russe traduit en français.

Il y a reconnu ses propres textes.

Et il s’est acharné à les retraduire !!

À les reproduire dans sa propre langue dont le souvenir s’était meurtri, là-bas, dans les cachots…

Et il n’y arrivait pas.

Il n’y arrivait pas !!

Je l’entends encore… « Regardez, mon ami. Regardez la signature de ce poème… Slovodan Stavlovitch. Le plus minable écrivaillon de toute la langue russe ! Il a volé mes textes. Le plus minable d’entre tous… »

Puis il a pris congé de moi.

Sa petite silhouette voûtée est passée une dernière fois sous la clochette de la porte. Ce tintement ridicule résonnait comme un glas.

Je ne l’ai plus revu.

J’ai sauvé la page Internet où figure le poème. Je peux vous la retrouver facilement : elle est dans mes « favoris ».

Enfin, si je peux dire… « favoris » n’est peut-être pas le mot adéquat.

Vous voulez voir la page ?

Lorsqu’il est parti, Bogdov a oublié son recueil. Je pensais lui rendre à sa prochaine visite.

Avez-vous son adresse ?

Mais, vous pleurez ?

Il est mort n’est-ce pas ?

C’était donc vous… vous qui avez traduit ces poèmes…

*

Épilogue

Extrait des Chroniques littéraires européennes, n° 1954, avril 2006 :

Un des effets inattendus de la Perestroïka a été de restituer la paternité de son œuvre à Boris Alexandrovitch Bogdov. Grâce à l’acharnement de sa première traductrice en français, Françoise Volonté-Marais, et à l’amitié que portait au poète un bouquiniste bruxellois, Jacques Lecouvreur, l’ensemble de l’œuvre du grand poète des Goulags a enfin été publié, à titre posthume hélas, en version originale russe. C’est le hasard d’une recherche sur Internet qui a permis à Bogdov lui-même de retrouver les textes dont il avait été spolié. Quant au fabulateur qui s’était attribué ces chefs-d’œuvre, un médiocre écrivaillon connu sous le nom de Stavlovitch, il a été exclu de toutes les académies qui l’avaient accueilli et privé de tous les titres qu’il avait usurpés. Plainte a été déposée contre lui par le Pen Club International.

Pour les Chroniques littéraires européennes,

Boris Dostkine, correspondant à Moscou

N.B. : Les Chroniques littéraires sont désormais publiées en ligne sur le site www.russialiteratournaia.ru

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