L’aire de repos de La Belette était située à un kilomètre environ du café que tenaient mes parents à La Roche-sur-Selle, non loin de l’échangeur en trèfle de Villeneuve. On y accédait en prenant la route de Sainte-Barbe, après avoir longé un petit bois (on l’appelait le Bois du Pendu) et traversé un champ de betteraves. Elle était entourée d’un grillage, mais il y avait moyen de s’y introduire sans trop de difficultés en passant derrière les toilettes. Insouciante, le cœur léger, je m’y rendais assez souvent, en général en fin d’après-midi.

La Belette était surtout fréquentée par des routiers venus des quatre coins de l’Europe. J’en avais repéré quelques-uns qui s’y arrêtaient à intervalles réguliers et avaient leurs habitudes. Ils formaient de petites bandes de copains heureux de se revoir, de discuter ensemble, de boire un coup, de jouer aux cartes, aux dames ou aux échecs.

Je connaissais un peu la bande du Grand Blond – un Danois très musclé, dont j’avais entendu dire qu’il avait été catcheur et qu’il avait fait de la tôle. On évoquait un hold-up audacieux auquel il aurait participé à Copenhague. Ou encore une sombre affaire de paris truqués. Sa longue chevelure blonde lui flottait sur les épaules. Chaque fois que je la voyais, je pensais à celle du Jésus ornant le chœur de la vieille église du village, une fresque qui m’impressionnait depuis que j’étais toute petite. Elle me confortait dans l’idée que Jésus – Jésus ou Dieu – était quelqu’un de redoutable et qu’il ne fallait pas désobéir à ses commandements. Je les avais appris par cœur au catéchisme. J’étais capable de les réciter sans trébucher sur un seul mot.

Quel était le nom du Grand Blond ? Un jour, un routier qui avait un fort accent allemand l’avait appelé Rolf, mais le Grand Blond n’avait pas eu la moindre réaction et il ne l’avait même pas regardé. En ce qui le concernait, ce routier s’appelait Marco et il était originaire d’un bled perdu dans le Val d’Aoste. Il ne causait que de foot, comme la majorité des clients de mes parents et comme mon père, supporter inconditionnel de Valenciennes. Il en causait toujours d’une voix grave et tonitruante. À l’entendre, on aurait cru qu’il proférait des choses terribles, des choses plus importantes encore, si tant est que ce fût possible, que celles dont nous accablait tous les dimanches notre curé, l’abbé Patin, des choses que je ne comprenais pas, telles que « fornication », « adultère », « continence », « abstinence » ou « concupiscence », des noms de péchés que j’avais peut-être commis sans le savoir.

Le plus drôle, c’est que ma présence sur l’aire de repos de la Belette n’étonnait personne. Je n’étais à cette époque qu’une villageoise âgée de quinze ans, j’allais vers mes seize ans, mais on ne me demandait jamais pourquoi j’étais là, quel chemin j’empruntais pour entrer et pour sortir, qui j’étais, si j’avais de la famille, si j’allais à l’école ou si je travaillais… J’étais la gamine de la Belette. La Belette tout court. Salut, la Belette ? Tu veux boire quelque chose ? Un soda ?

Les routiers avaient décidé que j’étais friande de soda et ils ne me proposaient jamais une autre boisson. Pas même du jus de pomme, alors que j’en raffolais. Je connaissais toutes les marques de jus de pomme, du moins celles qui étaient vendues à la supérette du village et à ­l’Intermarché de Sainte-Barbe. Ma préférée, c’était Andros. J’avais d’ailleurs fait en sorte qu’il y en ait dans le café de mes parents et qu’on en serve aux clients quand ils réclamaient du jus de pomme. En réalité, ils n’en réclamaient qu’à de rares occasions, seulement les fois où ils débarquaient avec leurs moutards. J’étais même allée jusqu’à demander à mon père que son fournisseur lui procure des publicités Andros et il les avait obtenues. Ma mère en avait placé une sur la porte du corridor conduisant aux toilettes. C’était mieux que rien.

Dans la bande du Grand Blond, il y avait aussi un routier grec et un routier polonais. Naturellement, tout le monde les surnommait le Greco et le Polak. Lequel était un rigolo. Quarante, quarante-cinq ans d’après moi, une tignasse noire énorme et une moustache aussi épaisse qu’une brosse à reluire. Il racontait des blagues dans une langue improbable et incompréhensible, où apparaissaient de loin en loin des mots en français, en général des gros mots.

« C’est la langue de l’Europe », s’était exclamé un jour un routier belge, un rouquin qui adorait imiter Jacques Brel et chantait admirablement bien Mathilde et Amsterdam. Je savais que les blagues du Polak étaient salaces. Je ne les comprenais pas, mais je m’efforçais de rire avec ses copains et de faire croire ainsi que j’étais une gamine délurée.

Le Greco, lui, était d’une laideur repoussante. Dès qu’il s’esclaffait, on voyait ses horribles dents en or, et je détournais aussitôt les yeux. Une nuit, j’avais rêvé qu’il se jetait à mon cou, qu’il m’embrassait goulûment et qu’avec ses dents en or, il me suçait le sang comme un vampire. Je m’étais réveillée en sursaut, en nage. Un instant, j’avais cru qu’il était dans ma chambre, au pied de mon lit. Je m’étais retenue de pousser des hurlements. J’avais eu peur de voir accourir ma mère, qui éprouvait d’ordinaire un malin plaisir à me poser des questions embarrassantes et indiscrètes…

Je n’avais jamais aimé que les garçons m’embrassent. Georges, qu’on présentait comme mon petit ami et qui était le fils unique du maire du village, avait déjà essayé à plusieurs reprises, et je l’avais toujours repoussé. Dieu sait pourtant s’il était gentil !

La dernière fois, il avait failli fondre en larmes et j’avais presque eu envie de le prendre entre mes bras. Mais pas au point de le laisser coller ses lèvres contre les miennes, ni même les effleurer. Des années que je n’embrassais plus mon père et ma mère, et tous les autres membres de la famille, ma grand-mère maternelle, qui avait des poils au menton, mon oncle Ignace, mon oncle Sébastien, ma tante Jeanne, et tous mes cousins et toutes mes cousines…

C’est arrivé sans que je m’en rende compte.

On était en avril et la température était agréable – un beau temps printanier qui avait réjoui ma mère car c’était le présage, avait-elle déclaré avec un large sourire, que cette année, les reinettes du jardin seraient savoureuses. « Une douceur de paradis », avait-elle ajouté en adressant un clin d’œil complice à mon père.

Je venais à peine de pénétrer dans l’aire de repos de la Belette que le Grand Blond a surgi devant moi, comme un ange déchu tombant directement du ciel, et m’a contemplé des pieds à la tête avec une méchante grimace – une grimace que je ne lui avais jamais vue et qui lui donnait un air de chien enragé.

Il m’a brusquement saisie par les épaules et, avec des gestes de brute, il m’a plaquée sur le sol. Je me suis raidie au contact du béton dans mon dos et sur mes fesses. Son épaisse chevelure m’a fouetté le visage de gauche à droite, et de bas en haut. En même temps, trois ou quatre de ses copains sont survenus.

Le Grand Blond puait le tabac, la bière et la transpiration. Il a soulevé ma jupe, a arraché ma jolie petite culotte de soie rose et a glissé sa main entre mes cuisses – une main froide, un bloc de marbre, un gros boulet qui m’a fait hurler de dépit, d’impuissance et de douleur, tandis que deux autres routiers, peut-être le Greco et le Polak, me tenaient les bras et les jambes pour m’empêcher de me débattre, et qu’ils m’immobilisaient par terre.

Quelqu’un a alors appuyé la main sur ma bouche et l’a pressée très fort, très fort, très fort, de telle sorte que mes cris ont été étouffés et que j’ai senti craquer les os de ma mâchoire.

Qui m’a violée le premier ?

Le Grand Blond ?

C’était l’enfer. Je brûlais, je brûlais de partout, et je continuais de vivre, de survivre. Je vivais ma petite mort, celle qui ne me quitterait plus, celle qui m’accompagnerait jusqu’au jour où mon cœur s’arrêterait définitivement de battre, avant que, desséchée et vieillie, je ne me retrouve là-haut au Royaume des Cieux en présence de Jésus.

J’étais déjà morte et pourtant je savais que je ne l’étais pas tout à fait, que mes membres meurtris traverseraient les années et les épreuves, que toute mon existence à venir serait une effroyable et interminable agonie.

J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, longtemps après avoir été dévorée par le feu, mais aucun routier ni aucun automobiliste n’a daigné s’approcher de moi, ni venir à mon secours.

Plus tard, j’ai réussi péniblement à me mettre debout et j’ai quitté l’aire de repos de la Belette. Sur le chemin du retour, au moment où je longeais le Bois du Pendu, je me suis mise à vomir, à vomir tant et plus. Il m’a semblé que je m’expulsais de moi-même.

Dès que je suis arrivée à la maison, je me suis hâtée de monter dans ma chambre et je me suis couchée, sans passer par la salle de bains. J’avais mal au sexe, mal au ventre, mal au cœur, mal à la tête, mal au cerveau. Un mal mortel.

Vers le soir, ma mère s’est inquiétée de mon état de santé. Je lui ai répondu que j’avais une atroce migraine, qu’il fallait que je me repose, que ça passerait, une bonne nuit de sommeil, et ce serait fini. Elle n’a pas insisté.

Je n’ai jamais raconté cette histoire à qui que ce soit. Ni à mes parents, ni à Georges, mon mari, aujourd’hui le maire du village, ni à mes deux enfants, Jean-Paul et Catherine, dont tout le monde dit qu’elle est une jeune fille ravissante et qu’elle me ressemble comme deux gouttes d’eau.

Il y a trente ans que je suis morte et personne ne le sait.

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