Ils sont arrivés à huit heures ce matin.

Ils n’ont même pas pris la peine de lancer à la cantonade leurs incantations habituelles, comme si eux-mêmes doutaient du sens de leur corvée quotidienne : vider les librairies de la ville, condamner les salles de cinéma, fermer les bibliothèques, transformer les bistrots en salons de thé pour hommes, empiler les postes de radio et de télévision sur les trottoirs et y bouter le feu, qu’ils alimentent ensuite avec tout ce qui leur tombe sous la main dans les rayons des magasins : tablettes, écrans d’ordinateurs, disques durs.

C’était au tour de la librairie d’Alonso, la dernière de la ville.

Le libraire avait été prévenu. Ton tour viendra vieillard, s’était exclamé un gamin, vêtu de noir, en ouvrant à la volée la porte d’entrée de la bouquinerie. Depuis une semaine, chaque soir, malgré le couvre-feu, des anciens clients, des amis, des membres de l’Union des Cercles Clandestins de Lecture Européens aussi se réunissaient au rez-de-chaussée de la librairie. Ils venaient saluer Alonso, se promener dans les travées, acheter un dernier livre. Certains ont même demandé une dédicace au vieil homme. Vous imaginez cela : un libraire qui dédicace les livres qu’il vend ! Alonso souriait de cette aménité qui l’enveloppait de toutes parts. C’étaient les derniers livres mis en vente dans la dernière librairie de la ville ! Celle qui a résisté le plus longtemps, le plus rageusement. Alonso longtemps a exprimé sa colère qu’il appelait, par dérision, L’ire. Puis, il s’est tu. Comme tout le monde.

Ce soir-là, une fois le dernier client parti, le volet abaissé, le vieil homme s’est affalé sur son fauteuil, tenant d’une main un livre ouvert, de l’autre le balai qu’il venait d’utiliser pour nettoyer une dernière fois. La lampe projetait au sol sa silhouette étique, ombre sèche et longue comme dans une de ces gravures de Gustave Doré que je connais bien.

Le front penché sur les pages qu’il tournait de la main gauche, il écrivait de la main droite ce qui deviendrait son coup de cœur : en quelques mots, il rédigerait une appréciation sur le livre et sa brève description. En une seule phrase, quel que soit le livre, roman, théâtre, poésie ou documentaire, Alonso a l’art d’identifier ce qu’il apportera au lecteur : du rêve, du bonheur, des ailleurs, des voyages, de l’aventure. Il écrit sur un post-it, appose son ex-libris sur la couverture intérieure : un idéogramme dont quelques initiés savent ce qu’il représente.

Alonso avait ramené ce cachet d’un voyage en Chine. Il y avait fait graver le mot « livre ». Un menuisier lui avait fait remarquer que la disposition des lignes de cet idéogramme permettrait d’en réaliser une bibliothèque. Aussitôt dit, aussitôt fait : une étagère chinoise orne depuis lors le mur derrière le comptoir.

Alonso a refermé le livre. Il vient le déposer sur la pile, près de l’entrée. Il y colle son post-it. L’horloge de la librairie indique 5 heures du matin. Ils seront bientôt là, les gardiens de la Force Nouvelle. Le camion sera stationné devant la double vitrine où des livres pour enfants ouverts comme des ailes d’oiseau déployées semblent vouloir s’envoler dans la fraîcheur de l’aube.

Ils sont arrivés à huit heures ce matin.

Leurs tuniques noires virevoltaient entre les tables couvertes de livres, dans les travées, dans les escaliers. Les piles de livres s’effondraient sur leur passage. Pas un n’échappa au sort que leur réservaient ces corbeaux silencieux et rageurs : les livres tombaient dans de grands paniers d’osier, transportés dans la rue, aspergés d’essence et enflammés dans l’odeur âcre et ancestrale des autodafés.

Ils vidèrent la librairie n’y laissant qu’une chaise et une table, comme le prévoyait, dans sa grande mansuétude la Force Nouvelle en Europe.

À midi, Alonso offrit une limonade aux hommes avant qu’ils ne prennent congé. Un thermos et deux gobelets de plastique échappèrent ainsi à la saisie.

Une fois les soudards repartis, le vieillard referma la porte donnant sur la rue et s’assit. Il allongea les jambes sous la table. Son dos glissa un peu sur le dossier de la chaise. C’est à ce moment-là qu’il me remarqua. Je devais faire bien triste figure : pages jaunies et déchirées, un peu de ficelle et de colle pour maintenir la couverture où on devinait le nom de mon auteur. Alonso se leva, se pencha vers moi. Les corbeaux ne m’avaient pas remarqué. Alonso me libéra de l’étagère que je maintenais en équilibre, se releva et revint s’asseoir.

Il me posa sur la table, m’ouvrit à la première page et commença à me lire, en murmurant :

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo…

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