La chanson de Nana Sumatra

Jacques Crickillon,

 

[…]

 

Enchantons en chantant la chanson, Nana Lorna Sumatra, les charmes rebelles de la plus belle traqueuse d’alphabets d’ici à nulle part, charmons la chanson de Nana tricheuse de mort sur les quais de gares et de ports de là-bas pour ici comme s’efface l’enfant gris et c’est la flamme Lorna qui prie.

 

Priez pour moi, Nana,

Et pour la guerre, Nana,

Pour la mort de la guerre qui est en moi,

Et pour la paix qui n’existait pas,

Nana, Nana Sumatra,

Priez fort pour la douceur de moi dans vos bras.

 

C’était la guerre. La guerre en moi et à tous les étages des moi dans moi. Jour à jour du premier jour. On ne le savait pas.

Cela, avec l’agneau de communion et la gnôle du samedi soir, pluie et brouillard, nymphes dans les lymphes, napperons et abat-jour, les charbons qu’il fallait tisonner, des frisselis de souris au fond de la nuit. Cela qui ferait un livre à trente-six livres, une vie à mille pattes, un paradis en dessous-de-table. La vie était un lustre, sans lumière, pas même celle, empruntée, une noctambulée d’hiver, au réverbère.

 

Danse la nuit

Sous le mot

L’ange héri

ssée dans la

Taberna

Cicoula

 

Au catéchisme d’avant-vêpres a dit monsieur le Curé que les mauvaises pensées vous pourrissent de la tête aux pieds. Et sur l’air piano allegro d’Ave Regina ont dansé un peu vite les candidates à père fouettard. Comme il est tard. On se souvient d’un tour d’église un soir, seulabre, premier matin, dernier soir.

 

Le povre, il habitait

Une maison qui sentait

Le chou de Bruxelles.

C’en était le faubourg.

Et pas de caramel !

C’que le cœur fut lourd

Et sempiternel

À bêler comme un sourd,

À se rêver mort d’elle.

 

C’est là que je naquis, entre une mère hongroise et un hongre hesbignon. On me parlait flamand. Ah ! que la montagne est belle vue du crottin ! J’avions une belle vue sur le linge voisin. Une profonde fosse à purin. Des gants pour aller à l’église. J’y fus enfant de chœur sans cœur bandant de la sonnette aux joufflues consécrations. Le père perpétuel orchestrait ses flonflons. Oh ! que mon enfance glisse ! Oh ! que j’aille à la fosse !

On lisait sous les draps. Banquise de la nuit, prépuce d’écriture.

 

Si je pouvais cesser

De vaquer au plus pressé

Je porterais mes affaires

Au mont-de-piété

 

[…]

 

Nana Sumatra, comme une aile,

Priez pour moi.

Nana Sumatra, comme une aile de chauve-souris au plafond de mes cavernes puantes, de mes mines d’enfer,

Priez pour moi.

Nana Sumatra, comme une aile de vautour chauve en plein vol plané de falaise sur une photo que votre fils m’a donnée, il a risqué sa vie pour cette photo,

Priez pour moi.

Nana Sumatra, le coup d’insomnie de minuit cinquante-huit quand les démangeaisons dans les jambes te réveillent et ça doit être le diabète éthylique tu vas finir en tronc sur une planche comme William Irish,

Priez pour moi.

Nana Sumatra, les soirées avec les gens, quand tu t’efforces d’être gai, insouciant, un modèle de convivialité, avec la rage de ne pouvoir écrire à ce moment précis où tu sens que tu pourrais écrire cette chanson de Nana Sumatra que tu n’arrives pas à écrire et tu te dégoûtes tu voudrais presque être mort et tu l’es,

Nana !

Priez pour moi !

Nana Sumatra, le calme, la fièvre, la vie, le temps qui passe, qui n’est pas la chanson de Nana Sumatra, seulement quelque chose que tu ne gouvernes pas, qui est l’amour en radeau sur le torrent des mots qui ne s’écrivent pas et bientôt fini,

Priez pour moi.

Nana Sumatra, le calme de la vie qui va sans écriture, la vie comme une table de billard qu’on regarde sans jouer, la vie comme le brasero de la pleine lune, qui éclaire et qui glace, vu qu’on sait où on en est et c’est bien et c’est tout et ça n’ira pas au-delà,

Priez pour moi.

Nana Sumatra, les livres qu’il aurait fallu écrire c’est trop tard pour la chance sur un cent millionième de milliards de cadavres de coller un sens à tout ça maintenant les nuits sont blanches comme l’enfer de l’écriture et à qui parier de ça pourquoi ?

Priez pour moi.

Nana Sumatra des quartiers d’orange au soleil.

Priez, Nana, la guerre Avant la mort est venue.

Non,

Ton nom ne sera pas pétale pâle dans l’eau pâle. Danse, Nana ! Chante, Nana ! La vraie vie viendra.

La guerre. Et on dira qu’on ne savait pas.

La moelle de l’os.

La poudre du nerf.

Le feu de la fibre au feu.

La sans couleur, la toute douleur, LA GUERRE.

La serpillière.

Nana Sumatra, des escadres de vampires d’acier noir invisibles Ont traversé la lampe d’écriture.

Nana Sumatra, des cortèges d’écorchés vifs plus loin que le regard de la mémoire qui ressassent les litanies de l’injustice naturelle

ô combien naturelles ces désolations qui nous désolent nous sortent des tripes ont les visages des enfants et des ancêtres la grimace du vase chinois à la fenêtre la certitude des sourds.

Nana Sumatra, ne pleurez pas

sur nos lèpres.

C’est l’ardeur, Nana, c’est l’ardeur Sumatra. C’est la guerre. Et sur vos archipels mirages, sur vos plages et nuages beau temps fixe au stéthoscope des rêves, c’est la guerre.

Et quand je descends la rue sans vue, quand vers les sept heures du mat je descends la rue sans vue que rue, le pourvoyeur d’infos farces et attrapes me crie « C’est la guerre ! », et les pigeons me prennent le crâne comme cible à fientes et le Ministère de la Culture et Bonnes Pensées me bourre dans le hachoir à viande et le flambard culturel me bêle dans le pavillon « Va te rougir, p’tit con » et gémir et gémir et gémir est également veau et la rue n’est que la rue et le ciel n’est que le mot buvard du ciel et chacun sa cave.

En ce temps-là, Nana, il n’y avait pas la guerre. Il n’y aurait plus jamais la guerre.

Les arbres ne seraient jamais coupés. Les oiseaux ne seraient plus jamais encagés. Les arbres, on le voyait, montaient aux cieux. Déjà, il y avait là-haut l’orée d’une profonde forêt.

Et vous dansiez, Nana,

Vous dansiez sous les arbres du ciel

 

[…]

 

Un jour sans écrire de vous est une mort sans résurrection. Un jour sans chanter pleurer rire murmurer prier de vous est une chapelle pillée, un coquelicot dans la glèbe d’automne, votre miroir sans image, mon répondeur de page sans message. Un jour qui ne serait vous, tout entier, tout entière, c’est comme l’oeil arraché qui croque sous le pied. Un jour comme ça, vide de vous, un jour mou comme les jours qui vont de rien à rien en soirs dessous les faux matins, un jour comme ça, ça n’existe pas, depuis le jour de vous à moi.

Maintenant, tous les animaux de mon zoo savent votre nom, ils sont libres maintenant, le loup gris court à l’infini de la steppe de ma vie.

Maintenant, même les bancs des jardins publics savent votre nom, et si un enfant, un vieillard, s’assied sur le banc, le banc lui donne votre nom, et l’enfant, le vieillard, s’en va libre de son âge, et c’est ainsi que j’entends de partout invoquer votre nom. Et aussi les buissons, et les fontaines qu’on avait privées d’eau, les fenêtres ouvertes, les fenêtres fermées, les petites bleues sous les pierres, et aussi les arbres, et aussi les pupitres, les paillasses, les bat-flanc, les trous d’homme, les fosses communes, et dans les bas quartiers au bas des remblais des gares qui regardent voguer les trains de plaisir les fenêtres, et aussi, ainsi, ma fenêtre. Maintenant la page blanche connaît votre nom. La page blanche écrit votre nom, comme l’arbre soudain déborde de fleurs et le ciel en est voisin, sans le dire, et le ciel est un tissu de calligraphies sublissimales envolées du regard du chaman des arbres, et l’enfant, le vieillard, laisse là ce qui était là, pour aller.

 

[…]

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