Retrouvailles

Liliane Wouters,

Personnage : L’auteur, une femme.

Décor : peu importe, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, sur un banc, devant une table ou dans un lit, mais L’auteur prépare une pièce.

L’auteur

(avec toutes les hésitations, les plages de repos, les fébrilités d’une dramaturge au travail. Elle n’écrit pas sa pièce, elle l’imagine. Elle ne restera pas toujours assise, ni couchée, ira, viendra, se versera à boire, etc. Au début, elle parle au téléphone.)

(au téléphone)

— Mais je te l’avais dit ! Un monologue. Ce n’est pas que j’aime ça, tu sais le plaisir que je prends à aligner les répliques, à les faire jouer au ping-pong, un jeu serré, court, rapide, les monologues… j’ai toujours l’impression que ce n’est pas du théâtre. Mais ici, cela s’imposait. Tu verras (…) Une femme. Non, non, pas jeune. Pas vieille non plus. Sur le second versant de l’âge. Une femme qui a vécu, elle porte les stigmates d’une existence bien remplie. (…) Dans un lieu de passage, un hall d’aéroport, une gare, je vois surtout une gare, ou plutôt la cafétéria d’une gare. Elle s’y trouve seule auprès de sa valise, dans un îlot de calme. On devine pourtant la foule qui va et vient, on entend annoncer les arrivées et les départs, les retards, beaucoup de retards. (…) Tout le travail pour toi ? Des masses de didascalies ? Mais je te les laisse avec plaisir, tu auras de quoi t’amuser… (…) Ça m’étonnait aussi. Pour une fois que je gâte mon metteur en scène… (…) Ah non, je ne vais pas te raconter l’histoire. Je ne la connais pas encore moi-même. (à part) En fait, je ne la connais que trop. (au téléphone). Oui. Oui. À ton retour ? Dans cinq semaines ? Pas de problème. Je déposerai le texte chez Louis. Il est à Montréal ? Chez Pierre, alors. Oui, oui. Bon voyage ! Ciao ! (elle raccroche) Me demander ce qu’elle fait dans cette gare ? Que veut-il qu’elle fasse dans une gare ? Elle attend son train.

Son train, et peut-être autre chose, elle a toujours dû attendre autre chose, des tas de choses, certaines durement acquises, longtemps espérées, voulues, terriblement voulues, avant d’être emportées de haute lutte, et d’autres qui lui sont tombées dessus, pas le temps de dire ouf, à peine celui de les réaliser, de recevoir la joie, une très grande joie, ou d’encaisser une douleur insupportable, de celles qui vous ravagent en moins d’une seconde, et rien ne sera plus jamais pareil, il faut la vie entière pour s’en remettre mais ce n’est pas encore assez.

Cette femme-là, elle a dû en voir de toutes les couleurs, chaque pli de son visage est une mémoire. Comme une pierre lavée et relavée par des milliers de vagues, il porte des souvenirs de brises et de tempêtes, de mers calmes et de mers houleuses, de neige, de sable, d’orages, de grêlons, un beau visage de femme qui a bravement souri, parfois pleuré, toujours aimé.

On devine que ce fut la grande affaire de son existence, l’amour, avec le travail, bien sûr, elle doit travailler, chacun de ses gestes l’affirme, le thé qu’elle boit, elle peut se l’offrir elle-même, et ses vêtements, ils ne sont pas donnés, et sa coiffure, elle est fort bien coiffée, quel genre de profession exercerait-elle, que pourrait-elle bien faire dans l’existence ? Femme d’affaires ? Elle serait plus raide. Professeur ? Plus conventionnelle. Médecin, avocat ? Avec les vêtements qu’elle porte, ce sac et cette valise, je la verrais plutôt… voyons… voyons… journaliste ? Les journalistes ont-elles ce je-ne-sais-quoi, imposent-elles leur présence avec cette force, avec, aussi, cet air d’absence tout aussi notoire, donnent-elles l’impression d’exister en même temps que d’autres, beaucoup d’autres, d’être légion ? Cette femme est jeune, vieille, elle n’a pas d’âge, elle pourrait s’appeler Marie Stuart, Julie ou Cléopâtre, elle est capable de marcher toute sa vie en ne portant qu’une seule chaussure, de laver avec frénésie ses mains pleines de sang, de se jeter dans une rivière et d’y flotter, les cheveux empêtrés de nénuphars, de rêver d’aller à Moscou, et elle y va peut-être, si c’était le train de Moscou qu’elle attend là ?

Une comédienne. Une comédienne, évidemment. Je vois déjà laquelle. De son visage naîtra la pièce. De cette pierre lavée et relavée, de cette mémoire des siècles. Elle est donc assise, elle attend. Un peu nerveuse, très impatiente. C’est qu’elle déteste perdre son temps. Et ce train qui n’arrive pas ! (Non, ce n’est pas le train de Moscou, elle ne prendra pas le train de Moscou, jamais).

Elle boit son thé. Elle ne pense à rien de particulier, et surtout pas à l’homme qui arrive, là-bas, qu’elle n’a plus rencontré depuis douze ans, qu’elle croit avoir oublié, rangé dans le dernier tiroir de sa commode, entre ces piles de photos et ces liasses de lettres, derrière la citronnelle et la lavande. Il approche, elle ne pressent rien, lui non plus d’ailleurs. En se levant, ce matin, aucun des deux, pas une minute, n’a imaginé qu’il verrait l’autre, sans quoi, sûrement, il aurait pris un chemin différent.

L’homme vient d’entrer. Elle l’effleure du regard, ses yeux se détournent, reviennent à lui, elle change de couleur. Il l’aperçoit à son tour, choc immédiat, surprise, hésitation, mouvement de retrait, comme un réflexe de défense, demi-sourire un peu forcé, qui se force davantage, s’amplifie, devient trop large. Elle lui fait signe, plus moyen de fuir. Et le voilà qui s’approche de sa table. C’est ici que la pièce commence, à ce rendez-vous du hasard, à ces retrouvailles qui n’en sont pas.

Il se tient devant elle, un sac de voyage à la main, il fait une drôle de tête, à force de sourire son visage a pris l’apparence d’un masque, d’un masque grimaçant. Elle, elle demeure figée, sans expression, cherchant en vain une entrée en matière, une de ces ouvertures qui font mouche, bien appropriée à la circonstance, de quoi banaliser cette rencontre, exorciser les vieux démons. Que pourrait-elle lui ire ? Tant de choses, mon Dieu. Par exemple, regardant son sac, « Tous vos bagages sont là, mon cher confrère ? » Ou encore, « Ô Panisse, que tu te fais rare ! » ou, sur un ton très léger, « C’est toujours la même chose et pourtant, il me semble que c’est toujours la première fois ». Ou, carrément, « Saloperie de saloperie ! » Elle pourrait même donner dans le pompeux : « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle… » ou bien : « Quoi, Rodrigue, en plein jour ! »… Elle n’a que l’embarras du choix, vite, une réplique, une seule, et pas piquée des vers. Son royaume pour une réplique. Qu’est-ce qu’elle attend, voyons, sa tête est remplie de répliques, de quoi désamorcer la bombe, de quoi le désamorcer, lui, une réplique, tout de suite, une seule, pleine de désinvolture, d’élégance ironique, d’un humour de bon aloi. Une réplique, voyons, une petite réplique !

Tout cela lui traverser l’esprit en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, littéralement, à la vitesse de l’éclair. Elle se souvient ainsi qu’Alfred Jarry est mort en demandant un cure-dents, voilà qui est bien, le mot de la fin sous emballage de luxe. Elle ne peut tout de même pas lui demander un cure-dents ! Que dire, mon Dieu, que dire, après tant d’années, et toutes ces larmes, après… salaud !… bon, je ne vais pas m’émouvoir, retournons à cette pièce, allons, cette phrase de bienvenue… au secours, Molière, à l’aide, Shakespeare ! Ça y est, je la tiens, Obaldia, Du vent dans les branches de sassafras, elle est bien bonne, bien bonne, est-ce qu’il va enfin s’arrêter de sourire, bien bonne vraiment, je la lui servirai toute chaude, avec détachement, je vais lui dire : « Ah ! Un Indien… Tout seul…  » il en fera une tête, un Indien hou hou, vive l’Indien, nous allons rire… Pas du tout, rien ne vient, elle avale sa salive, elle ne fait pas hou hou, elle sort la chose la plus ringarde, la plus éculée du monde, avec l’enthousiasme excessif qu’elle réserve à sa femme de ménage, au concierge du théâtre ou au cousin Ernest : « Ça alors, quelle bonne surprise ! »

Et, à son propre étonnement, mais sur un autre ton, ce qu’on a coutume d’appeler une voix blanche, aussi blanche que la peau de son visage, elle lui dit : « Ça alors, toi ».

Le « toi » est de trop, le «toi» rappelle un temps où « toi » ne désignait qu’un être, un seul, précisément celui qui se tient devant elle, ce « toi » qui fut une voix au téléphone (je n’ai plus jamais eu de notes aussi salées), une silhouette au coin de la rue (qu’est-ce que j’ai pu l’attendre, j’avais pris racine à la fenêtre, une plante en pot), toi, toi, toi, quelle idée d’avoir dit ce « toi », il y a des mots qu’on devrait supprimer.

A-t-il seulement entendu ? Il s’assied à sa table (Je peux ?), dépose le sac de voyage, commande du café. (Et toi du thé ? Sans lait ni sucre, deux rondelles de citron ?) Il se souvient de ça, s’il pense qu’elle va marquer le coup. C’est pourtant ce qu’elle fait, marquer le coup, et de manière assez stupide (Quelle mémoire! — Elle ne vaut pas la tienne. — Purement professionnel. Dans la vie courante, j’oublie tout).

Et toc! Autant lui annoncer tout de suite la couleur. Qu’il n’aille pas imaginer des choses… Qu’elle a les jambes en coton. Qu’elle a vu qu’il portait toujours sa bague. Qu’elle a reconnu sa lotion d’après-rasage. Que ses lunettes lui vont bien. Qu’il a un peu grossi. Qu’il est encore mieux avec des cheveux gris.

Ils se comportent comme des gens qui viennent de se quitter la veille,des voyageurs qui se retrouvent chaque jour pour prendre un train de banlieue. Elle se met à parler de tout, de rien, surtout de rien, à raconter des anecdotes sans importance, à s’étourdir sous un flot de paroles. Elle se montre légère, éprise de futilités, caustique, un brin cynique. Il l’écoute sans rien dire, il voudrait se trouver ailleurs, elle aussi. Et ce train qu’il faut bien attendre, encore trois quarts d’heure, une éternité. Elle parle,elle parle. Il regarde sa montre, commande un deuxième café. Elle ne veut plus de thé.

Un ange passe. Plutôt que de se taire, elle prend alors son courage à deux mains et lui demande des nouvelles de sa famille. Il en donne avec réticence, à croire qu’il est gêné, elle pourrait même en rire si… Aurait-il une photo ? Hésitation, à peine perceptible, il finit par sortir son portefeuille, en tire une mince pochette à deux volets. Elle la prend sans trembler, ravie de se sentir assez maîtresse d’elle-même pour montrer l’intérêt convenable, ni trop, ni trop peu. « Ta femme est vraiment sympathique, le plus jeune garçon lui ressemble, aussi blond qu’elle, l’autre c’est toi, tout à fait toi. (Toi, toi, toi) Tout le monde va bien ? Tant mieux. Tu es toujours prof de français ? — Oui,dans un autre établissement. »
Elle ne dit pas qu’elle le savait, qu’elle sait à peu près tout de lui, de la maison proche du bois, du chat roux que l’on voit parfois à la fenêtre, de la librairie où travaille sa femme, de ce break BMW, beige métallisé, qui a remplacé la vieille Toyota (mais la plaque est toujours la même). Elle lui rend les photos, il s’en saisit avec méfiance, comme si c’était un briquet enflammé. Aurait-il peur de lui toucher la main ? Elle, oui.
Nouveau silence. Cette fois,ils essaient de le rompre ensemble, commençant en même temps la même phrase, quelque chose du genre : tu vois encore Machin, bien que Machin soit différent pour chacun d’eux. Ils s’en aperçoivent et, naturellement, ça les fait rire, du coup, ils osent se regarder en face, mais leurs yeux s’accrochent un instant de trop, la gêne revient. Alors c’est lui qui relance la balle, qui devient bavard et même un peu rasoir.

Elle s’efforce de le suivre dans cette obscure histoire de fonctionnaires et de nominations, mais elle décolle très vite, bientôt, elle n’écoute plus, elle est ailleurs, aux prises avec des choses qui ne demandaient sans doute qu’à resurgir, la preuve, elles arrivent au galop, comme les chevaux de la marée, et vous ne pouvez plus leur échapper. Elle pense aux mille détails qu’elle s’était arrachés de la mémoire, avec tellement de peine, au bout de si longues années, elle croyait avoir réussi, et voilà qu’ils brillent de nouveau, qu’ils se rallument un par un, en fait, ils ne se sont jamais éteints, leur flamme est demeurée aussi présente que celle d’une veilleuse. Elle songe au poème de Jean Genet qu’elle aimait lui redire tout bas, aux cloches de l’église dont ils pouvaient, du lit,voir la tour kitsch, aux employés de l’immeuble d’en face, assis toute la journée en complet col-cravate sous des tubes fluorescents tandis qu’eux-mêmes se prélassaient en pyjama – quand ils mettaient leur pyjama –, à ce bel arbre dont une branche atteignait la fenêtre et qui, les soirs d’avril, sentait si bon (quel arbre était-ce encore ? Elle ne l’a jamais su). Et le poème de Jean Genet, de Jean Genet ou d’Aragon ? Ça s’appelle Le feu… D’Aragon, plutôt, oui, sûrement d’Aragon, elle revoit la grande pièce, fort laide, aux allures de meublé, sa chambre à lui, d’éternel étudiant, aux murs jadis ivoire, à moitié recouverts d’affiches, les piles de cahiers, sur le bureau, le verre gravé fendu plein de bics rouges, la plante aux fleurs malades, le tapis grec troué… Elle respire de nouveau cette vague odeur d’épices et d’encens. Elle entend les pigeons, dans la corniche. « Ils roucoulaient pendant des heures, tu te souviens de ces pigeons qui roucoulaient tout le temps ? »

A-t-elle vraiment dit ça ? Elle qui, tellement, veut rester sur ses gardes ? Mais non, bien sûr, elle n’a pas pu dire ça. Pas tout haut. Il va d’ailleurs poursuivre son histoire courtelinesque, elle se tourne vers lui, essayant de montrer un semblant d’intérêt… «Les pigeons, dit-il. Quels pigeons ?» Et, soudain, le franc tombe, il a compris, il change de couleur, il en perd son espèce de masque, ébauche le geste de quelqu’un qui a besoin d’une cigarette mais se souvient soudain qu’il ne fume plus. Et demeure tout penaud. Elle se retrouve alors en face du petit jeune homme aux souliers mal cirés dont les semelles, un jour, ont piétiné sa vie (mais elle le lui a bien rendu). «Les pigeons, mon Dieu, si tu savais combien de fois j’y ai pensé, à ces pigeons ! — Ah oui ? » C’est tout ce qu’elle trouve à répondre. Et, cette fois, le silence règne. Mais ils n’éprouvent plus aucun malaise, même pas quand leurs regards se croisent, s’attardent, et restent accrochés.

Ici, le spectateur s’attend sans doute à la grande scène de retrouvailles. Surtout pas ça, mais je me demande s’il s’agit de théâtre, je serais plus à l’aise dans un scénario, que vais-je faire de ces deux-là qui se regardent sans rien dire ? Sur l’écran, pas de problème, un très gros plan, on ne voit plus que l’oeil, la bouche, Ô temps suspends ton vol. Mais au théâtre ! Déjà qu’il me faudra tenir le coup avec un dialogue artificiel, tout ce qu’ils disent étant censé dire autre chose, écrire cela, autant marcher sur une corde raide. Risqué, risqué ! Et comment suggérer toutes leurs pensées, tout ce qui se passe à l’intérieur, ce grondement de Niagara pendant qu’ils tournent une petite cuiller dans leur tasse de thé ou de café ? — Peut-être une voix off ? — Je n’aime pas les voix off. Si elle a cru que ces pigeons changeraient tout, elle s’est trompée. Alors qu’elle le sentait si proche, que, tout à coup, par le pouvoir de quelques mots, d’un souvenir, d’un échange de regards, ayant posé les armes, ils se retrouvaient comme avant, hors du contexte, hors d’eux-mêmes, ainsi qu’ils le furent si souvent, entre fous rires et crises de larmes, bouderies et réconciliations, explosions de colère et reproches muets, dans cet état second de fièvre et de tourment qui était leur pain quotidien, au lieu de se rapprocher d’elle, voilà qu’il s’écarte, regarde sa montre, affiche un air surpris : « Déjà ! Déjà ! » Alors, tout va très vite. Comme s’il avait le feu aux trousses. Il vide sa tasse, appelle le garçon, le paie, prend son sac de voyage, se lève. Tout cela sans rien dire, d’un air buté. Un moment, elle peut croire qu’il va partir sans même la saluer. Et c’est ici que tout se gâche, enfin, s’arrange. Il veut lui dire adieu (adieu, évidemment) mais ne sait comment faire. Tendre la main ? L’embrasser ? On sent qu’il hésite. Alors, elle se lève à son tour. Et se jette dans ses bras.

Non, mille fois non. C’est du mélo. Le moyen de faire autrement ? Oui ou non, se jetterait-elle dans ses bras ? Oh oui, oui, oui. Et s’il a eu ce mouvement de recul, il était si léger qu’elle ne s’en est pas aperçue. Ils sont donc là,serrés l’un contre l’autre, comme s’ils allaient se noyer. Cela devait finir ainsi, pense-t-elle. Et maintenant, il sera trop tard pour son train, trop tard pour ce qu’elle allait faire le lendemain et le surlendemain, et les jours suivants, tous les jours suivants… Et après ? Après, ça lui est égal. Aujourd’hui, là, tout de suite, ils se rendront chez elle, il lui demande d’ailleurs l’adresse de son nouvel appartement (Tiens, il sait donc qu’elle vient d’emménager), il lui prend sa valise des mains, ils vont partir, appeler un taxi…

Et quand ils seront sortis ? Je vais les suivre ? Sur une scène de théâtre ? Je sauterai dans le taxi en marche ?C’est bien un scénario que j’aurais dû écrire, un scénario !
Ils n’iront pas plus loin. Dès qu’il s’arrête, elle comprend que tout est fichu. « Non, dit-il, non. » Et dépose son bagage. Et s’assied sur la première chaise venue. Elle est tellement surprise qu’elle s’assied aussi, en face de lui, sans demander la moindre explication,sans donner le plus petit argument. Quand il y aurait tant à dire. Ces douze années qui s’étiraient, si lentes. Le temps qui, malgré tout, filait trop vite. (Ce que je n’ai jamais pu comprendre, ce qui me paraît vraiment inconciliable : que tant de longues journées accumulées puissent, en fin de compte, représenter si peu de temps.) Qu’elle voudrait bien, encore une fois, perdre la tête. Une fois, une seule. C’est leur dernière chance. Voilà, ce qu’elle devrait lui dire. Voilà ce que je lui dirais. Mais elle se tait, glacée.

« Je veux rentrer chez moi », dit-il. Avec une voix de couperet. Elle regarde autour d’elle, tout est mort. Les murs de la cafétéria ont disparu,il ne reste qu’une grande étendue grisâtre, dont elle n’aperçoit nulle part la fin. « Ce n’est pas vrai », dit-elle.

Alors, enfin, il parle. D’abord elle n’entend rien qu’un vague bourdonnement coupé, de temps à autre, par le nasillement du haut-parleur, le brouhaha des trains. Ensuite, elle éprouve l’impression d’être à l’école, et d’écouter distraitement la leçon. Elle doit comprendre qu’il a fait sa vie. (Et quand elle se défera, cette vie, comme un tricot dont toutes les mailles sautent en même temps ?) Elle voit le professeur, là, devant elle. Qu’est-ce qu’il raconte, ce personnage pusillanime qui refuse de plonger dans l’inconnu ? Fonctionnaire, va ! Un bon soldat marchant au pas sur un chemin plein de balises. Un petit bourgeois bien rangé.

Bien sûr qu’il l’a aimée. (Ici, elle tend l’oreille.) Mais de ce genre d’amour qui vous dévore, non ce ne sont pas des mots, ça m’étouffait, ça me bouffait, je ne pouvais plus penser à rien d’autre, je n’existais plus. Et toi, toi ? (Toi !) Ose dire que tu te sentais bien ? Nous étions malades.

Ça s’appelle la passion, pense-t-elle, on est malade. Encore une fois, une seule, pigeons dans la corniche, poème d’Aragon, grandes orgues, encore une fois, la toute dernière, elle est prête à tomber malade. C’était tellement… tellement…

« Exaltant », dit-il. « Tu trouves ça exaltant ? »

Heureusement qu’elle ne l’écoute plus. Elle sait d’ailleurs tout ce qu’il pourrait lui dire. Qu’elle reste une éternelle adolescente. Qu’elle ne se sent vibrer que dans l’agitation des sentiments. Qu’on ne peut pas toujours planer sur des sommets. Que la vie quotidienne, c’est autre chose. Elle sait tout cela. Comme elle sait aussi qu’il est heureux. (Heureux sans elle !) Et qu’il n’a pas l’intention de gâcher cela.

Elle le laisse donc parler, de cette voix un peu sourde dont, en classe, il hausse à peine le diapason, c’est elle qui le lui a conseillé « Moins haut, moins haut, ils seront forcés d’être attentifs »). Elle n’entend rien, que ses oreilles qui bourdonnent. Elle le voit qui remue les lèvres. À un certain moment, il a l’air très ému. À d’autres, on le croirait fâché. À présent, il se penche vers elle. « Tu m’écoutes, au moins ? Est-ce que tu m’écoutes ? » Elle ne lui répond pas. Elle se demande seulement ce qu’elle va faire.

C’est vrai, que va-t-elle faire ? Au commencement, l’histoire semblait fort simple. Un homme, une femme. Ils se sont aimés, séparés, perdus de vue. Non, pas perdus de vue. Jamais. De cela, au moins, je suis sûre. (Il le savait, que j’ai déménagé.) Un jour, ils se rencontrent par hasard. Malaise, banalités, le dialogue va sur la pointe des pieds, une pirouette par ci, un glissement par là. Puis, le déclic. Ils se retrouvent comme autrefois. Ils vont partir ensemble, pour quelques heures ou pour toujours. Mais il prend peur : « Je ne pourrais pas revivre cela, jamais. Tu me comprends, tout de même ? »

Elle comprend surtout qu’il ne plaisante pas. Elle a soudain pitié de lui. Il a dû souffrir autant qu’elle. Peut-être plus. Au risque de le payer cher, elle serait prête à recommencer. Lui, non. C’est quelque chose, cela. Mais ça n’arrange rien. Qu’est-ce qu’elle va faire, mon Dieu ?

Qu’est-ce qu’elle va faire ? Je peux l’abandonner, là, sur sa chaise, tandis qu’il se dépêche de partir – de fuir –, mais c’est banal. Je peux lui insuffler une saine colère, elle l’envoie promener une fois pour toutes et se met ensuite à pleurer, mais ce n’est guère mieux, personnellement, je ne ferais jamais ça. Je peux en finir sans appel, une mort bien théâtrale, enfin pas trop, tout de même. Mais ce serait frustrant. Et trop facile, beaucoup trop facile. D’ailleurs, cette femme, c’est une lutteuse.

« Tu es forte, dit-il, bien plus forte que moi. Si je me laissais aller, ce serait la catastrophe. Toi, tu t’en sortiras toujours. »

Tiens donc ! Il ose lui dire cela. Alors, elle lui sourit, le beau sourire des grandes scènes d’adieu, dont la vaillance ne peut échapper à personne. Elle le regarde en face. « Je suis contente de cette rencontre. » Et pense que c’est peut-être vrai. Et l’embrasse sur la joue, un baiser très léger. Et ramasse sa valise, ensuite son sac. Mais, quand il veut l’aider : « Ah non », dit-elle. Puis, plus doucement : « Nous ne prenons sans doute pas le même train ». Et, vivement, elle se dirige vers les quais.

« Où vas-tu ? » crie-t-il. Elle poursuit son chemin. « Où vas-tu ? » On ne la voit plus que de dos, elle va sortir du champ, pardon, de la scène. « Où vas-tu, mon Dieu ? » « À Moscou ! », répond-elle. Sans même se retourner.

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