La vie du chat

Naïm Kattan,

Aurèle appréhendait le retour. Le lendemain de l’enterrement de sa femme Luisa, sans réfléchir, il avait pris le premier avion pour Rio. Juste après la guerre, jeune avocat, il avait été engagé par la Brazilian Light qui, à l’époque, était une entreprise canadienne. Au cours des deux années qu’il passa à Rio, il y avait constitué un réseau d’amis, de compagnons de travail, de plage et de vacances. C’est là qu’il avait connu Luisa. Dès le premier jour, ce fut le grand amour. Fiancée à un Brésilien qui, à l’approche du mariage, manifestait des hésitations, elle le renvoya à ses jeux le lendemain de sa rencontre avec Aurèle, lui apprenant, par une lettre succincte, qu’elle était amoureuse. Passion qu’elle avait envie de crier sur les toits, d’autant plus qu’Aurèle la partageait. Celui-ci décida de l’épouser avant même de prévenir ses parents.

Quand ils partirent pour Montréal, Luisa était enceinte de Stéphane. Aurèle quitta la Light et fut vite engagé par un grand bureau d’avocats. Au cours des années, investissant toutes ses économies dans l’immobilier, il se constitua une petite fortune.

Alors que Stéphane grandissait, leur amour était assombri par les fausses couches de Luisa. Le couple décida, tacitement, que leur union leur suffisait et qu’ils n’avaient pas besoin d’autres enfants. Stéphane, fils unique, évoluait dans les meilleures conditions. Collège Stanislas, leçons privées de violon, club de tennis, cours d’été aux États-Unis, voyages en Europe avec des groupes de jeunes. Il gravissait les étapes tout seul, toujours brillant, premier de classe, année après année. Affectueux sans excès de démonstration, il comptait plus sur ses amis que sur ses parents. Ceux-ci, étaient préoccupés quasi exclusivement par eux-mêmes. Néanmoins, Stéphane en avait peu souffert. Du moins, il ne donnait pas de signes de ressentiment.

Un été, au cours d’un séjour d’études en Espagne, il fit la connaissance de Betty, une Américaine de Californie. Leur amour fut aussi dévorant que celui de ses parents. Foudroyée par un cancer généralisé, Luisa ne fit part de sa maladie à Aurèle qu’une semaine après le mariage de Stéphane. La lutte dura trois mois. À l’enterrement, Stéphane annonça à son père que Betty attendait un enfant et qu’ils avaient l’intention de l’appeler Luisa si c’était une fille. Surtout pas, protesta Aurèle, suffoqué par les pleurs.

À Rio, il fit le tour des frères et des cousins de Luisa. À cinquante-cinq ans, il éclatait de santé et d’énergie et s’en sentait coupable. Sa fortune le dispensait de tout travail qui, d’ailleurs, lui paraissait désormais futile. Il apprit la naissance de Renaud par téléphone. Que faisait Stéphane dans la vie ? Adepte des nouvelles technologies, possédant tous les talents, il avait monté sa propre boîte, Informatique, cinéma, télévision et écrivait des scénarios pour les images virtuelles qu’il inventait. Sans faire d’effort, Aurèle décida qu’il n’y comprenait rien. De toute façon, son fils n’avait point besoin de lui, ayant hérité de la fortune que le père architecte avait laissée à sa fille Luisa.

Pendant des mois, la famille et les amis brésiliens se donnèrent le mot pour ne jamais laisser Aurèle seul. Il était aimé pour lui-même mais aussi pour son indéfectible passion pour Luisa. L’une des plus admiratives était Alicia, une cousine de Luisa qui venait de divorcer d’un mari volage. Sentimentale, la souffrance d’Aurèle la faisait rêver. Celui-ci répondait à ses invitations à la plage, au dîner. Il passait volontiers des heures avec elle, car elle était la seule qui, au lieu de chercher à le consoler en évitant de parler de Luisa, ne cessait, au contraire, de rappeler la beauté de sa cousine,

sa gentillesse, sa sensualité. « C’était ma meilleure amie, lui répétait-elle, ma cousine préférée et tu me l’avais enlevée. » Sans rechigner, elle l’écoutait raconter, pour la dixième fois, sa rencontre avec Luisa, leur première nuit d’amour, leurs promenades dans Rio.

Les soirées se prolongeaient et, sans s’en apercevoir, ils finirent par passer les nuits ensemble. D’un accord tacite, ils faisaient l’amour dans le noir, et, sans se rendre compte, aux moments d’apothéose, Aurèle criait, telle une invocation, le nom de Luisa.

Au bout de quelques mois, cette substitution devint insupportable et Alicia, ne réussissant pas à se faire appeler par son nom, le quitta. Il la poursuivit, la chercha partout, lui promit de changer de comportement, de faire amende honorable. Ils décidèrent de vivre ensemble, mais leur amour devint conventionnel, quasi mécanique, et après quelques mois ils se quittèrent d’un commun accord.

Stéphane lui téléphonait de moins en moins et ce fut, par lettre, qu’il lui apprit que Betty attendait un deuxième bébé car Renaud avait six ans et il était temps de lui donner un frère ou une sœur. Si c’est une fille, il avait l’intention de l’appeler Luisa, « le nom de ma mère ». Aurèle comprit que c’était la façon de Stéphane de lui signifier que son avis et encore moins son consentement n’étaient pas nécessaires.

Malgré les nombreuses amitiés, Aurèle se sentait seul à Rio. Fut-ce une impulsion ? Il décida de rentrer au pays pour rendre visite à sa famille. Il annonça la date de son arrivée, d’abord par lettre et, la veille de son départ, il téléphona à Stéphane qui, à sa grande surprise, fut chaleureux, affectueux.

— Renaud t’attend autant que nous, dit-il.

Aurèle se rendit dans un magasin de jouets, acheta pour son petit-fils un grand camion ainsi qu’un jeu électronique. À l’aéroport, il choisit un livre d’illustrations sur le Brésil « pour qu’il connaisse le pays de sa grand-mère ». À la dernière minute, comme s’il réparait un oubli, il acquit un collier pour Betty et une chemise colorée pour Stéphane.

Il quitta Rio, en juillet, en plein hiver brésilien. Stéphane l’avait prévenu au téléphone que la famille passait l’été dans un chalet, à Sainte-Adèle, où il les rejoignait les fins de semaine.

Aurèle changea d’avion à New York. Son fils l’attendait à Dorval et, à sa surprise, il le serra dans ses bras. Il avait légèrement engraissé, portait des lunettes, avait l’air d’un homme. Il sentait la lotion et sa chemise ouverte révélait une poitrine poilue. Il ne le reconnut pas du premier coup.

—Comme tu as changé, s’exclama-t-il.

— Tandis que toi, tu es exactement le même.

Aurèle repoussa l’idée que Stéphane faisait de l’ironie.

Le chalet, au bord du lac, entouré de bouleaux donnait sur une grande terrasse. Betty, en maillot, s’avança, le ventre en avant, comme pour annoncer sa présence. Les cheveux châtains, bouclés, les yeux gris-vert, les jambes minces, Renaud tenait la main de sa mère.

— C’est papy, dit Stéphane. Viens l’embrasser.

Hésitant, l’enfant s’approcha d’Aurèle, se colla contre lui et celui-ci, comme par instinct, tendit automatiquement les bras. Puis, l’écartant de lui, tout en le tenant par la main :

— Tu es superbe, mon petit-fils. Tu es beau comme un prince.

Il regarda son fils qui souriait. Avait-il jamais pris ce dernier

dans ses bras ? Lui avait-il jamais dit qu’il était beau, qu’il l’aimait ? Stéphane aurait raison de lui en vouloir mais il n’avait d’yeux que pour son propre fils. Aurèle entraîna ce dernier dans sa chambre, chercha les cadeaux.

— Merci papy, s’exclama l’enfant.

— N’est-ce pas qu’il est gentil ton papy ? dit Betty. Je te l’avais bien dit.

— Assieds-toi, papa, dit Stéphane.

— Vous devez être fatigué, renchérit Betty.

— Attendez. Je ne vous ai pas oubliés, fit-il fouillant dans sa valise.

— Rien ne presse, papa. Merci.

Renaud se tenait entre ses genoux, se serrant contre lui.

— Montre-moi comment ça marche, papy, dit-il tendant le jouet électronique.

— Laisse-le se reposer, fit Betty.

Aurèle, entourant Renaud de ses bras, chercha à manier l’objet.

— J’aurais dû lire les instructions dans l’avion. J’avais tout le temps.

L’enfant poussant déjà les boutons, fit surgir des sons sourds, des images.

— C’est ton tour, papy, dit-il après un moment.

Aurèle obtempéra, et lui qui refusait, systématiquement, d’être le partenaire de jeu de Stéphane trouva du plaisir à être celui de Renaud.

— C’est le moment d’aller au lit, trancha Betty.

Renaud rechigna, eut soudain l’air de découvrir le camion.

— Papy va t’accompagner au lit, dit Stéphane.

Les yeux, toute attente :

— Tu vas me raconter une histoire, papy ?

Pris de court, Aurèle se découvrit cependant des ressources de volubilité. Il raconta les plages de Rio, les enfants qui jouaient sur le sable. Il entendit l’enfant respirer, les yeux mi-clos, résistant au sommeil auquel il finit par céder. Ému comme il ne l’avait jamais été avec Stéphane, il était au comble du bonheur de découvrir un souci inconnu, une attention neuve. Il le quitta, but un café et gagna le lit à son tour.

Le lendemain matin, Aurèle fut réveillé par les cris et les rires de Renaud, déjà au lac avec son père. Il se rasa, s’habilla.

— Papy, papy, s’écria l’enfant quand il l’aperçut.

— Le petit-déjeuner est prêt, dit Stéphane, sortant de l’eau avec Renaud. On ne t’a pas attendu. Tu nous excuses.

Aurèle versa le café du thermos. Le pain avait un goût oublié et la confiture était celle qu’achetait Luisa. Betty, allongée sur la terrasse, lui fit signe de la main. Renaud, les cheveux mouillés, se tenait devant lui.

— Viens papy, nous allons nous promener. Nous jouerons ensuite.

Aurèle se laissait traîner par la main vers le sentier ombragé qui longeait les chalets.

— Tu n’as pas terminé l’histoire. Tu vas me la raconter encore. Si tu veux, on peut aller au lac. Papa dit que c’est assez pour aujourd’hui mais je peux aller avec toi.

En short, Aurèle avança vers le lac. « Cela fait si longtemps », pensa-t-il.

— Je suis très content d’être avec toi, Renaud, fit-il se parlant en partie à lui-même.

— Moi aussi, dit l’enfant, sans avoir tout à fait saisi. Papy, hurla-t-il soudain, regarde !

Un chaton traînait péniblement ses pattes sur le sable. Il devait avoir quelques jours.

— Attends ! s’écria Aurèle alors que l’enfant, assis, tentait de le soulever. Il est malade et sa mère a dû l’abandonner. Il va mourir le pauvre !

— Mais non, papy. Il ne faut pas. Nous n’allons pas le laisser mourir, protesta l’enfant, angoissé, au bord des larmes.

— On va essayer de le sauver, mon chéri.

« Mon chéri », s’était-il jamais adressé ainsi à son fils ? Le terme était exclusivement réservé à Luisa et, ensuite, plus parcimonieusement, à Alicia. Il se pencha, remua le petit animal qui se débattait, miaulait faiblement.

— Il faut lui donner du lait, conclut-il. Allons en chercher dans la cuisine.

Portant avec précaution le petit chat dans sa main, il le plaça sur la table. L’animal remua les pattes puis, s’affalant sur le ventre, resta immobile. Aurèle versa du lait dans une assiette, desserra doucement les mâchoires du chaton, qui éloignait sa tête. Il respirait.

— Il ne sait pas encore boire, décida Aurèle. Il est trop petit.

Renaud, la bouche ouverte, attentif, lui passa doucement la

main sur le dos.

— Il est chaud !

Stéphane, à la porte de la cuisine, proclamait :

— Il n’y a rien à faire. Il va mourir, pauvre petite bête.

Renaud se mit à pleurer :

— Je ne veux pas. Je ne veux pas qu’il meure. Il bouge.

Aurèle, bouleversé, les mains tremblantes :

— As-tu un compte-gouttes ? demanda-t-il à son fils.

— Non, pas ici.

Les yeux suspendus sur son grand-père, Renaud attendait son verdict.

— Je vais aller en chercher à la pharmacie, dit Aurèle.

— Es-tu sérieux, papa ? demanda Stéphane.

— Tu ne vois pas comme Renaud est malheureux ?

— Demain il oubliera.

— Non. Je n’oublierai pas. Jamais.

— Mets ta chemisette, lui demanda son grand-père. On va aller ensemble à la pharmacie.

Dans la rue, Renaud s’accrochait au bras de son grand-père.

— Il va vivre, n’est-ce pas papy ? Dis-moi que tu vas le sauver !

— Oui, mon chéri. Nous allons tout essayer.

De retour, le chaton gisait toujours sur la table de la cuisine. Aurèle lui fit ouvrir le museau, y fit tomber des gouttes de lait.

— Il avale, s’exclama-t-il triomphant. Nous allons pouvoir le nourrir. Tiens, Renaud, prends le compte-gouttes et fais-le boire toi aussi.

Le visage tendu, Renaud tint délicatement le museau, fit tomber des gouttes de lait.

— Il mange, il a faim, dit-il d’un sourire hésitant.

— Il faudra le laisser dormir maintenant, dit Aurèle. Viens, nous allons le placer dans un coin.

— Fais attention, papa, dit Renaud à Stéphane en sortant de la cuisine. Il dort.

— Toi aussi, évite de faire du bruit. Ta mère dort, elle a passé une mauvaise nuit. L’enfant bouge tout le temps. Puis, changeant de ton : Tu as de la chance, ton papy cède à tous tes caprices.

— Ce ne sont pas des caprices, protesta celui-ci.

Plusieurs fois pas jour, Aurèle et Renaud se tenaient auprès du chat. Celui-ci absorbait le liquide, comme à contrecœur, sans volonté. Pendant deux jours, ils étaient inépuisables au chevet du malade. Renaud mangeait sans se faire prier comme d’habitude, obéissait dès qu’on lui annonçait l’heure d’aller au lit. Du moment qu’on le laissait prendre soin du petit chat.

Aurèle qui n’aimait pas particulièrement les animaux, observait attentivement les mouvements du petit malade, suivait, inquiet, l’évolution de son état de santé. Il ne quittait pas son petit-fils, l’accompagnait au lit, lui racontant des histoires d’animaux heureux.

Quand, deux jours plus tard, il découvrit le corps inanimé du petit chat, il n’osa pas affronter le regard de Renaud. Celui-ci fit bouger désespérément une patte, tira vainement sur la queue, puis, face à l’évidence, éclata en pleurs. Aurèle ne cherchait pas à dissimuler les larmes qui sillonnaient son propre visage, ni même à les essuyer. Il serra Renaud contre lui, de toutes ses forces, lui caressant les cheveux, les joues, le dos.

— Il faut pleurer, mon chéri, fit-il comme pour sceller un pacte. Il ne faut pas retenir nos larmes. La mort est tellement horrible.

Ses larmes étaient aussi abondantes que celles de l’enfant. Il ne se demanda pas s’il ne pleurait que la mort du petit chat.

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