La cité des ravissements

Daniel Simon,

L’écrivain ne savait plus qui, de lui ou de ce qu’il prétendait être, parlait, écrivait ses histoires. Il ne s’y retrouvait plus. Il confondait de plus en plus souvent la mort de ses personnages avec le temps qui prenait tant et tant de place en lui. Il avait peur, il remettait sans cesse sa vie au lendemain au nom de simagrées qu’on aimait le voir faire.

Un matin, il ne se leva plus. Le réveil sonnait, il le laissa faire sans étendre le bras pour l’arrêter. Il s’enfonça un peu plus sous la couette et frissonna. Des cauchemars l’avaient traversé toute la nuit, il était en nage. Il avait soif, terriblement soif, il ferma avec force ses paupières et attendit que le monde se passe, sans lui.

Un peu plus tard, il alla aux toilettes, prit un magnum d’eau dans le frigo et retourna au lit. Cela dura une semaine. Il se nourrissait de ce qu’il trouvait dans les armoires surélevées de sa cuisine. Il cuisait des pâtes qu’il arrosait de piment et se mit à vider les dernières bouteilles d’alcool de son bar. Il écouta son répondeur quelques secondes, effaça les messages et débrancha le téléphone. Il fit le compte de ses provisions, il avait de quoi tenir un moment. Cette angoisse de manquer lui servait pour la première fois de sa vie.

Il ne voulait plus sortir, il ne s’en sentait pas la force. Le téléphone sonnait régulièrement, des mails arrivaient mais il ne les ouvrait plus. Il tenait sa tranchée, il en faisait partie, les bruits du dehors ne l’atteignaient plus de la même façon, ils ne marquaient plus l’étendue infinie au-delà des fenêtres à double vitrage, ils s’entremêlaient et s’étouffaient lentement. Un matin, il entendit le silence et eut besoin de pleurer. Mais il n’était pas encore prêt et alla se recoucher.

Il entama ainsi la deuxième semaine. Il se releva plusieurs fois et essaya d’écrire mais rien ne venait. Ses doigts rataient les touches du clavier et il effaça le tout en regrettant le geste de la feuille de papier qu’il arrachait, il y a longtemps, de la machine à écrire avant de la chiffonner et de la lancer dans la corbeille à côté de sa table de travail. Il n’y avait plus de geste dans la vie qu’il menait. Des répétitions de tics, des réflexes sur des surfaces sensibles, des chipotages tactiles, mais plus de geste d’ampleur. Son corps s’était rendu à l’ennemi. Il pensait résister mais tout était presque perdu, il le sentait, il le savait. Un homme sans ampleur n’était pas grand-chose à ses yeux. Cette qualité qu’il pensait perdue tenait encore le corps des vieux qui maniaient la lenteur avec la sûreté des pandas protégés.

Une deuxième semaine s’acheva. Il dut sortir faire quelques courses dans le quartier et éprouva un sentiment étrange : il était invisible et souriant, prêt à disparaître, paisible. Il était heureux de ne plus être là. Quelqu’un le bouscula, il se laissa emporter par la secousse jusqu’au bord du trottoir. Il se raidit devant une voiture qui passait et le regretta aussitôt.

Rentré chez lui, il s’assit face à la fenêtre et pleura, en secousses, puis de longs sanglots et renâcla enfin comme un cheval qui meurt. Il resta là la journée entière à regarder le ciel et la cime des arbres. Il ne comprenait pas encore ce qui lui arrivait bien qu’il en connût toutes les étapes. Le soir s’effilochait en lambeaux sur la crête des toits et il eut froid. Le besoin d’écrire était là, fragile mais comme à neuf. Il ouvrit l’ordinateur et relut la consigne que la Revue lui avait envoyée quelques semaines auparavant, « Comme en 14 ».

Il pianota des choses sans importance une heure durant. Tout était trop littéral. Cette guerre, il la connaissait depuis son enfance et les récits de ses grands-parents. La boucherie, la boue, la bêtise, il avait tout entendu. Il avait respiré les gaz et la putréfaction. Il avait entendu les sanglots et les bombes.

Ses doigts s’arrêtèrent sur le mot « élagage ». Il aimait ce mot. Il l’employait souvent mais soudain il résonna sèchement comme une évidence. C’est à ce propos qu’il voulait écrire depuis longtemps. C’est sur cet élagage inévitable qu’il allait probablement connaître qu’il se mit à écrire. Sur cette façon qu’il faudrait réinventer de tuer les hommes quand ils sont énervés, en colère ou ivres de frustration.

Il regardait le grouillement, les masses, les coulées d’humanité se déverser un peu plus chaque jour autour des métropoles exsangues. Il voyait chacune, chacun, un à un, une à une, il les voyait dispersés sur la terre, il les regardait comme s’il s’observait dans un miroir : la grossièreté des traits, l’empâtement du visage, les rides, les balafres du temps, c’était lui, c’était eux. Dans le prisme de la compassion pour tant de douleur partagée, il saisit une idée qui voletait en lui et se mit à creuser.

Il travailla toute la journée, le lendemain et la semaine. Il engrangeait des sources, des modèles, critiquait ses données en permanence. Il consulta des traités d’eugénisme, découvrit les rêves mortifères d’hygiénisme de la guerre, des poètes célèbres hantés par le nettoyage génétique, la confrontation au Chaos, la rude épreuve du feu, tout ce qu’il fallait pour réduire le surnombre et renforcer l’humanité. La tribu mondiale cultivait des comportements locaux et d’apartheid. La rupture était imminente, cela basculerait bientôt dans la barbarie la plus effroyable au nom de Dieu, de l’eau, du développement continu et de ces saints apôtres pétroliers, les lignes de faille étaient visibles, les coutures lâchaient, la déchirure filait vers l’infini.

Le soir, il se sentait mieux. Il avait embrassé le pire et en sortait lessivé, libre, à nouveau audacieux. Son projet prenait forme. À la fin du trimestre, il estima avoir conclu sa modeste proposition. Il adressa son protocole et ses arguments aux instances nationales et internationales et attendit. Le texte était court et tenait à peu près en ces termes :

« Ils sont assis calmement face à leur pupitre. Ils écrivent en silence, tracent des rondes, des jambages, des pleins et déliés. Ils sont soigneux et silencieux. Cela coûte d’aller à l’école, alors on est attentifs, et studieux. L’avenir en dépend. Passer par là donne plus de chance de ne pas mal finir.

La cloche a sonné, ils se sont levés, ébroués, ont pris leur barda, leur fusil, leur casque et sont allés se faire tuer en chantant dans le soleil d’été.

Le soir, le maître a nettoyé la classe.

Le lendemain, elle était presque vide.

Le temps a passé, des cris, des murmures, des rires, des chaises qui renâclent et tombent, des sonneries, des rires, quelques-uns sont affalés devant des documents qu’ils tiennent du bout des doigts, d’autres s’étendent en bâillant. Ça parle et ça s’exprime. Quand on passe par ici, l’avenir n’est pas certain disent les plus âgés.

Des réseaux s’organisent, des sociétés secrètes rassemblent des adhérents de plus en plus nombreux pour apprendre le soir ce qu’ils méprisent le jour. L’école est pleine et les cœurs sont vides. Ceux-là se sont vengés et ont tiré dans la foule un bel après-midi, les autres, là-bas vont boire et fumer avant de prendre la route et s’encastrer dans des poteaux d’acier. Ils tètent, ils grognent, ils pleurent, ils sont sans recours devant leurs besoins sans façons. […] »

« […] La plupart se débrouillent, sans idéal ni espoir, changent de pays, de noms, de langues plus souvent. Ils s’écrasent comme des insectes alourdis par une chaleur d’orage sur les pare-brise. Des maladies renaissent, des attentats crépitent sur la carte du monde, des raz-de-marée, des cyclones, des guerres, la famine, la soif, la peste et le choléra. Mais ça ne suffit pas. Il en naît chaque jour, trop et sans mesure. […] »

Le rapport citait, reliait les arguments, bousculait les habitudes et bouclait finalement sa théorie de la façon la plus poétique…

« La destruction, l’élimination de l’humanité est un rêve inapproprié et sans fin. Nous le savons. Des guerres, des génocides, des massacres sans fin, rien n’y fait. Une force de vivre plus haute que la survie ponctuelle et terrible habite les hommes, ils rêvent de se prolonger dans n’importe quel enfer et ils s’y emploient chaque jour. Nous voyons le résultat. Rien n’y fait.

Par ailleurs, une faille, un éclat dans le marbre, leur soif absolue de jouir et de jouir encore des plus jeunes aux plus vieux, la jouissance est le cap. Et cette frénésie érode tout. Le désir de soi gagne sur le désir de se perpétuer dans les cuites les plus avancées dans l’abandon. Il suffirait d’augmenter cette pression, louer cette disparition, la favoriser et le Chaos serait maîtrisé.

Des Cités de Ravissement, des couronnes d’addictions autour de chaque zone urbaine, des districts du plaisir réglementé, voilà la solution.

Ma modeste proposition consiste à établir ces Cités où tous les plaisirs, drogues et assuétudes seraient offerts à l’humanité souffrante. Des cartes réglementaires, des bases de données numériques, tout sera diligenté pour rencontrer les désirs des consommateurs.

Chaque mois, chaque famille, et tout individu à partir de six ans, devra faire preuve de son passage dans les Cités de Ravissement. Quatre passages mensuels suffiront à défaire en eux toute velléité de reproduction, l’effondrement sera régimenté, la dissolution de soi, la seule loi.

Lors de ces trajets vers les Centres aménagés, le manque et la nervosité suffiront à élaguer bon nombre des consommateurs (accidents, effets de panique, troubles cardiaques et respiratoires, crises d’angoisse, haine de soi, suicides collectifs…) Lors des retours, nous arrivons aux mêmes conclusions, et de façon exponentielle.

Les assuétudes briseront toute velléité. La stérilité, le repli sur soi, l’abandon des autres, la désintégration sociale permettront d’accélérer encore le processus de décomposition.

Le temps sera le seul handicap. Les temps longs en ces matières peuvent s’installer. Il s’agira alors d’amplifier certaines dimensions de ma proposition mais elles sont en germe dans le fruit.

À ce rythme… […] »

L’écrivain avait terminé son œuvre, son plus bel opus. Il n’était pas mécontent du titre non plus. Cela résonnait comme l’époque. Exotisme, esprit de la ruche, spiritualité obsessionnelle dans une arche de contentement.

Sa modeste proposition reçut des accueils divers. Des chipoteries, des accents d’éthique bafouée, des incompréhensions dans la procédure proposée, mais tout était globalement positif.

Le sentiment du devoir accompli l’emplissait, des frissons le parcouraient comme les vaguelettes du ressac.

Il acheta une arme, un simple revolver à deux sous sur Internet et se prépara. Il ne se tira pas une balle dans le pied, son intention n’était pas d’échapper au prochain assaut mais de le précéder. Il visa la tempe, pour l’ampleur du geste qui menait le revolver jusqu’à l’endroit choisi et fit feu.

Ensuite, il prit une douche, s’habilla impeccablement et sortit, léger.

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