La conférence et l’obscur

Philippe Jones,

Il croyait bien avoir trouvé la solution. Le problème de Schwartz n’en était plus un. Il avait toujours été convaincu que seul le raisonnement pouvait venir à bout de l’énigme, comme on la nommait entre spécialistes.

« Je dois prévenir Charles », se dit-il. Charles était son assistant préféré. Que de fois n’en avaient-ils discuté, en séminaires ou lors de colloques à l’étranger. Il soupira et la formule éculée, que tout homme emploie un jour, lui traversa l’esprit : « C’était le bon temps ».

Non que le problème de Schwartz fût une obsession, il avait résolu, au cours de sa vie, tant d’autres questions, fait progresser les connaissances, développé tant d’autres raisonnements, mais Schwartz fut toujours ce point noir sur l’horizon. Il sourit… pas le sien uniquement ou celui de sa génération, l’illustre et redoutable physicien germanique était un homme du XIXe siècle. À croire que celui-ci avait mijoté ce coup tordu pour tous les chercheurs à venir.

Avec succès, puisque deux siècles s’étaient presque écoulés avant que Jean-Baptiste Nollin ne trouve, au hasard d’une réflexion, mais suite à un lent travail d’approches successives et souvent inconscientes, une réponse. Sinon la solution inscrite sur son écran mental, du moins la démarche à suivre pour résoudre ce problème mal posé, et ce volontairement peut-être.

Il fallait donc informer Charles sans délais. Leurs derniers contacts remontaient à plusieurs mois et il savait que son brillant successeur avait quitté la recherche fondamentale pour s’investir dans le cursus honorum et accéder aux fonctions de Recteur.

Nollin saisit son portable et enfonça la touche qui suivait celles de sa femme et de son fils. Un numéro s’inscrivit sur l’écran accompagné du nom de Charles Garrec. Il confirma l’appel et vit apparaître, quelques instants plus tard, un autre message : « numéro non attribué ». Charles avait donc modifié ses coordonnées sans le prévenir. Ayant consulté le bottin dans la liste des Garrec, Charles n’y figurait plus.

« Sans doute ses fonctions ne lui permettent-elles pas d’être à la merci de n’importe qui », pensa-t-il. La seule possibilité était donc de l’atteindre à l’Université.

« Allô l’Université bonjour », un joli roucoulement féminin, un véritable appeau vocal.

« Bonjour, je voudrais parler au Recteur. »

« Qui dois-je annoncer ? »

« Jean-Baptiste Nollin. »

« Monsieur Batistolin ? »

« Non, le professeur Nollin. »

« Veuillez m’excuser, je vous passe le Secrétariat général. » Les instants s’écoulèrent, la sonnerie se fit longue et répétitive.

« Le Secrétariat, j’écoute. »

« Je souhaite parler au Recteur de la part du professeur Nollin. » « Un instant, je vous prie… Vous enseignez dans quelle faculté, Professeur ? »

« J’enseignais à la section de logique mathématique. »

« Vous n’enseignez plus ? » La voix était devenue neutre.

« Je suis émérite. »

« Un instant, je vous passe le service compétent. » Quelques mesures d’orchestre symphonique se firent entendre. « Pourquoi toujours cette musique lénifiante et prétentieuse ? », songea-t-il.

« Allô, le service des pensions, que puis-je pour vous ? », lui demanda soudain une voix douce et maternelle.

« Rien je crois, merci beaucoup », répondit-il en contrôlant son agacement car l’interlocutrice faisait preuve de chaleur humaine. « Je voulais simplement parler au Recteur et on m’a branché sur votre ligne. Serait-ce abuser de votre gentillesse que de vous prier de transférer mon appel au secrétariat personnel de Monsieur Garrec ? »

« Volontiers, Monsieur, ne quittez pas. » Nouvelle petite musique, toujours la même.

« Le Rectorat, bonjour. »

« Vous êtes la secrétaire du Recteur ? »

« Non, je suis son adjointe, ma collègue n’est pas dans son bureau. »

« Je suis le professeur Nollin, je désire parler au Recteur. »

« Je regrette, Monsieur le Recteur est en conférence. C’est à quel sujet, Monsieur le Professeur ? Puis-je lui faire un message ? »

« Non, c’est personnel. »

« Je suis navrée, mais je ne puis le déranger et je crains qu’il ne soit injoignable aujourd’hui, car il part demain en mission à l’étranger. Je vous conseille de lui écrire afin qu’il puisse, dès son retour, prendre connaissance de votre appel et lui donner la suite qui convient. »

« Merci beaucoup (trois fois souligné dans l’intonation) de vos conseils et de votre aide. »

Nollin coupa la communication. La comédie avait duré plus de trente minutes. Il se sentait congestionné et passa un mouchoir sur son visage.

La beauté de la communication, de la téléphonie, de l’administration, de la hiérarchie, de ce monde moderne où deux voix ne peuvent se joindre sans numéro de passe, sans intermédiaire ou sans code, mais où l’urgence aussi est telle, dans l’esprit d’un chacun, que tout doit être connu, transmis à la seconde, et provoque dix fois plus de décharges d’adrénaline qu’elle n’apporte de satisfaction !

Il ne pouvait cependant s’avouer battu, la solution au problème de Schwartz était un événement unique, tout à la gloire de l’institution où il avait professé trente-cinq années durant. Comment sortir du dédale ? L’issue était d’autant plus nécessaire qu’il savait maintenant que Charles s’en allait le lendemain.

Au milieu de son désarroi lui apparut le visage d’Annette, la secrétaire de la section, une fille charmante, dévouée, entre deux âges, peut-être un peu amoureuse de lui. Lorsqu’il obtint le poste demandé, il reconnut sa voix :

« Annette ! »

« Monsieur Nollin, quel plaisir ! »

« Annette, j’ai besoin de vous. »

« Oui Monsieur Nollin. »

« Je dois absolument atteindre Charles Garrec aujourd’hui. C’est très important. Je ne parviens pas à franchir la barrière du “Monsieur est en conférence”. Vous connaissez cela, c’était votre formule pour moi au bon vieux temps ! J’ai donc besoin du numéro de son portable. Je l’avais, mais c’est l’ancien, avant qu’il ne devienne le grand patron. Annette, il me faut ce numéro, le connaissez-vous ? »

« Non, Monsieur Nollin, seuls les chefs de département le possèdent. Monsieur Litarsky vous le donnerait sûrement, or il est absent aujourd’hui… » Il y eut un silence. « … mais je sais où se trouve son carnet d’adresses, je vous rappelle dans cinq minutes. »

Ce qui fut dit, fut fait ; Annette bénie et embrassée à la fois, et le Recteur répondit à l’appel.

« Charles, je suis heureux de t’entendre. »

« Moi aussi, mais je suis en réunion. »

« Je sais, cela fait plus d’une heure que je m’efforce de te joindre, j’ai une grande nouvelle à t’apprendre. Oui, j’ai la solution à l’énigme de Schwartz ! »

« De quoi ? »

« Mais du problème de Schwartz. »

« Ah ! Mon Dieu, c’est vrai, en a-t-on parlé ensemble il y a des années… Bravo ! »

« Je pensais bien que tu serais content, mais Schwartz avait piégé son monde au départ. »

« Pardon ? »

« Oui, il fallait traiter le problème par l’absurde, procéder à une interversion des données et ensuite, et ensuite seulement, envisager logiquement chacune des inconnues en déjouant, faut-il l’ajouter, pas mal de chausse-trappes. C’est assez long, je te montrerai cela lorsque je l’aurai mis au net. En attendant, il n’y a plus d’énigme et tu peux déjà l’annoncer dans un communiqué de l’Université ! »

« Attends, attends, il n’y a pas urgence, tu n’as pas découvert le pactole ! »

« Mais j’ai résolu le problème de Schwartz ! »

« Sans doute, mais aujourd’hui les universités cherchent d’abord à résoudre des problèmes d’application pratique. Si tu m’avais annoncé que ta découverte était la solution du trou noir de mon budget, je le claironnais sur-le-champ… Excuse-moi, il faut que je te quitte, ta solution va certainement ravir l’International Logic and Mathematical Society et te valoir leur Gold Medal. Pour toi, un couronnement de carrière ! Préviens l’ILMS sans tarder, car il doit y en avoir d’autres que toi sur la piste de ce vieux Schwartz ! Fais-moi signe dans trois semaines, je serai rentré d’une tournée au Japon. J’ai été heureux de t’entendre. Encore mes félicitations. Il faut que l’on se voie ! »

Heureux d’entendre, se voir… Nollin voulut participer à ce désir, mais Charles avait déjà renoué sa conférence.

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