Une foule d’indices préliminaires, prenant tout naturellement après coup valeur de symptômes, avaient, les dernières années, assez indiqué la tendance. Ils étaient d’ailleurs si nombreux, ces indices, et si nettement tracées étaient leurs perspectives, qu’à un certain point de l’analyse, les conclusions s’imposaient d’elles-mêmes, sans qu’il fût encore besoin de dégager aucune autre déduction ni de procéder à un examen plus serré. En somme, les faits se reliaient les uns aux autres sans résistance, puisqu’ils se ressemblaient tous. Comme toujours en ces matières, les démonstrations administrées et les exemples suivis, par quelque bout qu’on les prenne, étaient lourds : quoi qu’on en pense, la domination d’un côté, et la soumission de l’autre, ne sauraient être si subtiles qu’on pourrait escamoter durablement leurs véritables natures. L’augmentation de la teneur en arsenic dans l’eau potable pour remercier l’industrie minière d’avoir financé l’élection d’un Président américain ; l’abattage de millions de bêtes sans que personne ne s’avise encore d’en annoncer la fin ; la réclusion de cobayes filmés en continu dans un préfabriqué entouré de vigiles (mais pour quelle expérience ? et en vue de quel résultat ? sinon ceux de prétendre mesurer en temps réel et images à l’appui la veulerie des spectateurs…) ; prôner, le temps d’une élection, le renforcement de la sélection à l’école sous prétexte de « refuser les dogmes, les barrières idéologiques ou les intérêts corporatistes » ; en pleine période de fonte de la calotte glaciaire, voire des neiges éternelles, l’annonce de prospections pétrolières dans le désert de l’Arctique ; l’introduction d’espèces dans des lacs africains, dont la pêche s’avère certes rentable, mais qui causent la disparition d’autres espèces de poissons et dont le fumage provoque la déforestation des alentours qui, à son tour, par l’envasement des eaux, compromet la productivité des lacs et ainsi la rentabilité de ces introductions ; le crédit apporté par les partis dits de gauche aux bobos et aux lilis bien pourvus plutôt qu’aux laissés-pour-compte, sacrifiant ainsi le but aux opportunités et la mémoire à l’amnésie ; sans compter les manipulations génétiques pratiquées au nom de la liberté individuelle et du commerce, ou le maintien d’une surchauffe économique tandis que le climat se dégrade précisément à cause de cela : tels étaient les grandioses paradoxes, autant que les formidables stigmates, que l’actualité des jours à écouler déversait sur un quotidien sans grandeur, où le prix à payer pour y demeurer était sans commune mesure avec le coût, même hautement estimé, des reniements à accepter pour s’y maintenir.
Les incisions de plus en plus profondes pratiquées de la sorte dans les esprits ne faisaient qu’élargir la faille ouverte depuis belle lurette dans les flancs de l’intelligence et de la pensée. À cette aune, la simple réflexion n’était plus de saison dans la pure routine qu’était devenue l’existence, où le virtuel s’octroyait toujours plus de place dans la réalité et où celle-ci, en regard, ne paraissait plus qu’un effet spécial, désignée et mise à l’index comme telle. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, dit-on ; et l’on ne saurait revivre une seconde fois le même instant, fût-il béni entre tous et donc ardemment recherché. Et pourtant, toute la machinerie sociale semblait programmée pour démentir au moins ce dernier postulat. Mais, bien entendu, c’était plus sûrement pour prouver que les sujets épuisés n’aspiraient plus qu’à se laisser porter de jour en jour vers la même destination et dans les mêmes conditions, que pour rendre grâce à cette vieille lune romantique où des émotions étaient encore en jeu. À vrai dire, plus personne n’avait même conscience que de tels rêves aient pu un jour émerger. Ils n’étaient tout simplement plus nécessaires : il était désormais impossible de s’égarer, puisque toute la puissance de la société tendait vers ce but ultime. L’instant présent ne pouvait plus qu’être reproduit dans l’instant suivant et ne justifiait que par là sa propre valeur.
*
Dans cette région du Nord-Ouest, le courant n’était plus passé pendant à peine trois heures, un matin de juin ; et pourtant, cela avait suffi pour créer un début de panique chez les responsables locaux qui, convoqués de surcroît le jour même dans la capitale, avaient bien saisi et intégré que leur carrière dépendait à présent de leur capacité à surmonter les conséquences de l’incident. Aussi veillaient-ils tout particulièrement à ce que leurs ordres soient appliqués avec rigueur et fermeté par les cohortes de supplétifs, déclarés ou non, officiels ou pas, dont ils disposaient : et les résultats, eux non plus, ne se firent pas attendre.
Kurty, quoiqu’il fut rompu de longue date à tous les aspects de son travail, ressentait cependant fort cette pression. Sa tâche était autrement plus complexe que celle de nombre de ses collègues, chargés de vérifier chaque matin sur un écran de contrôle la conformité des programmes introduits dans le cerveau de chaque individu vivant dans le périmètre, ou tenus de prévenir les risques d’usure des mécanismes si parfaitement fabriqués, greffés et obéis. À vrai dire, son rôle était aussi important que celui des concepteurs des programmes eux-mêmes, mais dans un tout autre registre, d’ailleurs non complémentaire. Tandis que ces concepteurs devaient inclure dans leurs calculs et dans leurs projections une part aléatoire de pseudo-liberté, destinée à entretenir l’illusion d’une infinité de variables dans les actes et les pensées de chacun (et à réduire ainsi en apparence l’impression de pure répétition qui était pourtant le but avoué de cet écrasant dispositif), il s’agissait, pour Kurty et les censeurs de son espèce, de traquer les moindres velléités ou le plus petit résidu de liberté effective, et non filtrée pour ainsi dire, que l’un ou l’autre individu parviendrait encore à se ménager. C’était donc une tâche qui nécessitait une excellente connaissance des ressorts de l’esprit et de l’âme humains, mais aussi une froide détermination à en extraire toute volonté de nuire ou de s’écarter des normes établies et reproduites dans tous les aspects de l’existence. « Il n’a aucun sentiment de ce genre, ni aucune colère. Sa profession consiste à acquérir des secrets et à rester en possession du pouvoir qu’ils lui confèrent », aurait-on dit de lui dans un livre : naturellement, il était redevable et comptable de ce pouvoir envers sa hiérarchie ; et ce n’était pas un secret pour lui ni pour personne que ses supérieurs pouvaient l’éliminer à tout moment.
Le plus souvent, néanmoins, Kurty n’avait pas à faire montre d’une sagacité ou d’une pénétration particulières pour arriver aux fins qu’on lui assignait : il n’y avait en général rien ni personne à confondre. Rien de saillant n’émergeait de la bouillie qu’il était tenu d’écouter. Par exemple, la fameuse coupure de courant, qui faisait trembler les puissants, n’avait donné lieu à aucun débordement de la piétaille. Les récits des suspects qu’on lui envoyait étaient dans l’ensemble très mornes, sans duplicité ni fausse candeur : rien de ce qu’on lui avait narré jusque-là ne lui semblait exprimer un leurre ou prendre le contre-pied d’une idée reçue. Mais tout cela était inutile. Personne, en si peu d’heures, n’aurait pu adopter des comportements prohibés ou en revenir à des pratiques obsolètes, quels qu’aient été par ailleurs ses antécédents. Aucune scène de pillage n’avait non plus été constatée : c’était à croire que l’hébétude et la dépendance générées par la programmation de ses actes persistait chez chacun même pendant les périodes de rémission.
Un récit l’intrigua pourtant. Il avait dû rencontrer un vieux libraire et, dès que celui-ci se trouva en face de lui, il le considéra d’abord sans l’interroger. Un tel personnage le stupéfiait plutôt, tout autant d’ailleurs que son activité. Kurty était absolument persuadé que ce métier avait disparu depuis longtemps, puisque les livres eux-mêmes, désormais reportés sur des écrans et dans des logiciels aisément manipulables, n’étaient plus imprimés ni distribués, même sous le manteau. Le gouvernement n’avait même pas eu à les interdire : simplement, leur usage ne s’imposait plus, et nul ne songeait encore à s’encombrer d’objets aussi dépassés ni à s’embarrasser d’une vaine sensiblerie pour leur retrait. Ce vieux libraire représentait par conséquent à ses yeux une totale incongruité, d’autant que le drôle reconnut avec une grande sérénité être conscient que ses actes étaient hautement répréhensibles. Kurty fut dérouté par cette tranquille assurance, où il ne décela même pas l’ombre d’une provocation.
« Je vends des livres, commença le libraire. C’est-à-dire que je n’en vends plus depuis une éternité. Vous le savez bien, du reste ! C’est votre ordre et je crois qu’il poursuivra ses triomphes. Bref, je suis dans la dèche… Pourtant, je m’obstine à ouvrir ma boutique chaque matin : les autorités laissent faire, non par remords ou pour la beauté du geste, mais pour bien montrer que toute résistance, même si elle peut s’exprimer, est inutile – cela fait partie de la fameuse programmation. Je persiste donc à ouvrir chaque matin : mais ce n’est pas là la pire de mes inconséquences…
« Un jour, quelqu’un est entré dans la librairie ! Je regardais ce jeune garçon, échappé d’on ne sait où mais manifestement pas du tout égaré, comme si j’étais soudain devenu pétrifié. Il restait toute la journée, à consulter de vieux exemplaires défraîchis de Freud, de Foucault et même de Potocki – tous des noms inconnus pour vous… Il ne me demandait rien – d’ailleurs, il ne m’a jamais adressé la parole : mais aurais-je su lui répondre ? Il n’a jamais rien acheté non plus… Je me suis vite rendu compte qu’il volait un livre chaque fois qu’il venait : à sa décharge, il faut dire qu’il ne venait pas plus souvent en se sachant impuni. Je suis absolument sûr qu’il lisait les ouvrages qu’il emportait – ce qu’il en faisait ensuite, je n’en sais rien, parce que je ne les ai vu réapparaître dans aucun circuit… Les vols étaient faciles à prouver : mais qui donc s’y intéresserait ? Et puis, je voulais permettre à ce garçon de revenir autant qu’il lui plairait. Je n’ai donc pas déposé plainte, au contraire… C’était mon dernier lecteur. Je voulais savoir s’il ne me trahirait pas, je voulais compter le temps avec lui ! Il est revenu maintes fois, avec une grande régularité : et toujours, un livre quittait les lieux sans que je m’y oppose. Et puis il y a eu la panne de courant… »
« Il est venu ?… » Kurty n’avait pu s’empêcher de poser la question, même s’il en concevait du dépit. Tout cela lui paraissait si puéril ! et pourtant, il lui fallait débrouiller l’écheveau et connaître le fin mot de l’histoire.
Le vieux libraire resta impassible devant l’irritation du censeur, et s’accorda un temps de silence avant de poursuivre : « Cette panne ne paraissait presque providentielle – mais elle s’est avérée bien trop courte, naturellement… Elle dévoilait enfin un défaut dans tout l’attirail de techniques dernier cri du décervelage programmé. Je suis sorti sur le pas de la porte : mais le spectacle que j’y ai vu ne m’a pas rassuré. Les gens restaient là sans se parler, tournaient sur eux-mêmes comme des toupies affolées, aussi accablés que possible devant cet espace laissé à leur discrétion. J’ai marché un peu, machinalement, pour vérifier mes plus funestes observations. Puis le courant est revenu : les gens ont recommencé à vaquer et à circuler, apparemment inconscients du temps d’arrêt qu’ils auraient pu se ménager. Quand je me suis retourné…
— Il était donc venu…
— C’était la première fois que je quittais si longtemps ma boutique. Rien ne semblait avoir bougé ; et j’ai mis beaucoup de temps à percevoir ce qui avait bougé.
— Qui est cet homme ?
— En fait, rien n’avait bougé, mais quelque chose avait été ajouté. J’y ai vu tout un symbole, bien sûr, puisque…
— Ah ! », l’interrompit sans ménagement le sbire.
Sans qu’il voulût encore se l’avouer, Kurty commençait à repousser le récit qu’il écoutait. Il avait visiblement affaire à un affabulateur, ou à quelqu’un dont une trop longue pratique de la lecture avait manifestement perturbé l’entendement. Tous ces détails l’importunaient à la longue. Soudain, il décida de congédier le vieux libraire, qui lui avait fait perdre trop de temps en jurant que sa solitude aurait été rompue. Il fallait le renvoyer à ses trésors surannés, mais aux parfums assez puissants encore pour abrutir l’esprit d’un pauvre hère. Le censeur se dit qu’il faisait montre d’une courtoisie méritoire en le remerciant.
Kurty fit un rapport succinct sur sa rencontre avec le libraire, ne le chargeant que de fautes vénielles et sans rien mentionner de son récit. De toute façon, si jamais ce récit devait se vérifier, il serait toujours temps pour Kurty de quitter le secteur.