La dernière eur ? La Chute de l’Empire romain… hic et nunc !

Philippe Remy-Wilkin,

Après une tranche de vie 7h-15h dévolue quotidiennement à la création solitaire, Frédéric, la quarantaine confortable, traverse la rue, gagne son deuxième bureau et ce job étudiant prolongé, un coup de foudre pour un microcosme et des horaires, s’immerge dans la matière humaine.

Vers 15h30, il monte l’allée en zigzag qui mène au bâtiment scolaire centenaire lové dans l’angle d’un plateau arboré. Avec plaisir, toujours. Ah, il aperçoit Juliette, la douzaine d’années blonde et azur, et son père, une sorte de hippie BCBG descendant le pan supérieur du Z.

— Mais, Papa, mon cours de solfège débute dans quinze minutes, on prépare l’évaluation !

— Je sais, je sais, j’ai été distrait, mais bon, je ne vais pas revenir, hein. Le solfège, c’est pas si grave.

Vers 16 h 35, un SMS annonce une défection pour le cours de piano. Frédéric monte prévenir Julien, au deuxième, un étage plus haut. Du bruit dans le local d’en face ! Albert est encore là ? La porte de l’instituteur, un féru de cyclisme qui a placardé d’épatantes lignes du temps illustrées, est entrouverte. Il se détourne, frappe, entre. Deux enfants. De l’école. Neuf ou dix ans. Qui farfouillent à droite et à gauche.

— Dites donc, les garçons, je croyais qu’il était interdit de pénétrer dans les classes après les cours. Vous avez demandé la permission aux responsables de la garderie ?

Air penaud. Albert n’était pas là, apprendra-t-il plus tard, un remplaçant a laissé ouvert. La fenêtre aussi, en oscillant-battant, et le chauffage. Il ferme. Tout.

Julien, la trentaine extravertie et la mèche hallucinée, est dans tous ses états.

— Tu as vu ?

Il voit. Des dizaines de cactus ont été posés un peu partout. Sur les armoires, les tables, les appuis de fenêtres, des guéridons… Sur le piano aussi ! lui dira Julien. Concertation, concertation ?

— Tu entends ?

Il entend. Et voit.

— Un couple de canaris ! Qui chante quand on joue, Fred ! Tu le signaleras ? Tu peux faire quelque chose ?

Il essaiera. Obtenir que la cage soit déplacée pour leurs cours. Oui. La moindre des choses.

Vers 17h, Frédéric descend dans la grande salle du rez, des allures de hall de gare, de chœur d’église, beaucoup d’allure en fait, avec ses sapiences en néerlandais et en français insérées dans des caissons. Il va sonner la fin d’un cours de solfège, saluer les élèves du cours suivant, jeter un œil aux migrations. Il aperçoit son ami Sacha, le professeur d’escalade, un pilier du site, en discussion animée avec le nouveau régisseur, Cristiano, une perle, à vous réparer un robinet ou une lampe dans les 24 heures, le premier à avoir doté l’enceinte de panneaux localisant les diverses activités ou à avoir évacué les portes de grenier béantes, les scies et les marteaux oubliés par des ouvriers.

— J’enrage, dit Sacha, la quarantaine conquérante malgré une calvitie précoce. Je ne peux pas donner cours. Le comité des parents a déposé son matériel contre mon mur.

— Sans consultation, assène Cristiano, la trentaine rêveuse. Je n’étais pas au courant, je découvre, je suis désolé.

— Il y a une fête vendredi, dit Frédéric. Il faut se méfier. Le comité n’annonce pas ses passages, ne signale pas ses présences.

— Je m’en suis plaint, grince Cristiano. C’est la porte ouverte aux dérives, aux accidents.

— Jeu de mots compris, glousse Frédéric.

— Fred, s’irrite Sacha, mes élèves sont là, des parents en déposent sans vérifier notre présence, la bonne marche des cours.

— Comme chez nous. Chaque année, les rencontres enseignants/familles nous interdisent le bâtiment trois ou quatre fois, des enfants errent une heure ou deux, paniqués ou trop aventureux.

— Des journaux de classe qu’on ne lit pas ? glisse Cristiano.

— Et nos mails. Et des mobiles éteints aussi. On fait ses courses, on court en forêt… Que sais-je ?

— Tu peux m’en envoyer, Sacha, s’il t’en reste. J’ai de quoi les occuper. Je vous laisse. Des enfants patientent chez moi entre le solfège et l’instrument. Bon courage !

Vers 17 h 15, un élève de fin de primaire, l’œil malicieux, fait irruption dans la pièce de Frédéric.

— Hum, tu n’as pas oublié quelque chose, Jonathan ?

— Tu devais frapper, enfin ! le gronde sa sœur Judith, sa cadette délurée et pétillante.

Le frère ressort et frappe, nous salue.

— Bonjour, Jonathan ! répond Frédéric en souriant. Tu vas bien ? La journée était agréable ?

Le garçon s’approche du bureau du secrétaire.

— Aujourd’hui, je n’ai pas de devoirs ni de leçons, annonce-t-il, je peux avoir les crayons de couleur et les feuilles ?

Un grincement. Un adulte entre à son tour. Mine sournoise, regard fermé. Il n’a pas frappé, il ne salue pas, il appelle sa fille d’un ton sec, comme si elle était responsable de son retard.

— Pas très poli, le monsieur ! souffle Jonathan à l’oreille de Frédéric.

En effet. Et le secrétaire scrute le visage de Judith. Ses yeux jettent des éclairs. Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’elle sermonne le père. Se retient-elle pour sa copine ? « Et moi, songe Frédéric, je fais quoi ? La leçon à un parent ? Ce ne serait pas une première. Devant les enfants ? Démontrer qu’il n’y a pas deux mesures ? » Mais. Pauline, la fille du mal dégrossi, est une élève modèle. « L’éducation donnée par la mère, je suppose. Elle a bien fait de divorcer, j’en suis sûr. » Hum… Humilier le père, c’est humilier la fille. Qui ne le mérite pas. Hum…

Vers 18h, un bruit dans la cage d’escalier. Des voix. Frédéric reconnaît celles du père et du fils, un garçon de huit/neuf ans.

— Je ne veux pas aller au cours ! se lamente l’enfant.

— Mais… tu dois y aller… Sinon, Maman ne sera pas contente !

— Je n’ai rien préparé, le prof sera fâché. Je veux pas, non !

Le secrétaire devine la scène à travers les murs. L’enfant tenu par la main, qui tire en arrière, prêt, qui sait ?, à donner un coup de pied pour se désengager.

— Si tu y vas, j’irai chercher des hamburgers.

Frédéric sourit. Jaune. Se souvient. Le même garçonnet dans son bureau déballant une crise d’hystérie devant une mère qui n’a pas eu le temps d’acheter un hamburger/frites. Il jette un œil aux enfants qui l’entourent, l’un absorbé dans un Tintin, un autre dessinant, deux autres assemblant les pièces d’un puzzle. Tous si sages et si gentils. Bien élevés, ceux-là. Il se redresse.

Peu après 18 h 30, de la musique, à haut volume. Qui grimpe le long des tuyauteries. Qui sourd de sous le bureau. De la garderie donc. « Je vais me plaindre ? songe Frédéric. Bah, je vais attendre un peu. »

Un hurlement. D’enfant. Prolongé. Qui vient du bas, de la grande salle. Il se lève, attend. Ne pas se mêler de ce qui ne vous regarde pas. La garderie va gérer. Ça continue. « Personne en danger ? Ça me regarde, ça devrait regarder tout le monde. Et puis… » Cet enfant, il y a deux ans, coincé dans le sas du bas. La sécurité du bâtiment a imposé des inversions de portes de sortie et d’entrée, ledit sas n’est pas adapté à des passages si fréquents, les serrures, les poignées lâchent. Ah, ce petit Haroun, vif et dégourdi pourtant, effondré, libéré. Un enfant de la garderie, de l’école, alors. De l’académie, aujourd’hui.

Frédéric descend l’escalier, et ce hurlement, toujours. Pourtant, rien. Et il s’en doutait au fond. Un père et un fils. Qu’il ne connaît pas. Le bambin n’est pas content. Et le père, Fantasio en plus chevelu, supplie doucement, sollicite, implore, marchande. Frédéric soupire. Intérieurement.

— Vous attendez un élève du cours de musique ?

— Non, il y a une réunion pour les classes de mer.

« Je me disais bien. Pas le genre de mes amis de la garderie de pousser la musique si fort à cette heure. Et puis on est hors délais, ils sont partis. »

— Des cours se donnent aux étages.

— Je ne savais pas.

Frédéric remercie d’avance, salue, remonte.

L’enfant hurle toujours. « Pour l’efficacité, je repasserai. Que faire ? On redescend. Et on dit quoi, on fait quoi ? » Il n’a pas encore franchi sa porte, un nouveau vacarme se mêle au premier, le relaie. On dirait… Un déferlement. Comme lors d’une rentrée des classes de neige, de campagne… Il a des cours à protéger. Il redescend.

Fantasio erre au milieu d’un essaim de très jeunes enfants courant et criant, jouant, rien de bien méchant, que du naturel somme toute quand on vous abandonne dans une aire vaste et appétissante. Ne pas se tromper de cible. Quelques mots à leur endroit, avec le sourire. Et la sensation, attendue, qu’ils ne comprennent rien. Écho, cours du soir… Trop jeunes.

Un coup d’œil au père. Lagaffe est passé par là, Fantasio semble exténué, les contrats de De Mesmaeker sont brûlés, essorés. Frédéric soupire. Intérieurement. Et se dirige vers la pièce où aurait lieu la réunion. Il frappe, entre. Salle comble. Deux institutrices maternelles, Magda et Patricia, celle-ci particulièrement solennelle et impérieuse, la mèche hautaine, le nez courant vers le plafond. Tous les regards convergent. Frédéric a interrompu une messe. Il prend la parole. Brièvement. Poliment. Fermement. On ne les a pas informés de la conférence et, les cours académiques ne terminant pas à heure fixe, ils auraient pu, en sécurisant le bâtiment (code de mise sous alarme en liaison avec une société privée), enfermer les gens de l’école ou, apercevant un enfant, devinant une activité non signalée, leur laisser la responsabilité de la fermeture/mise en alerte. Dont il doute que… Mais chut. Ne pas froisser. Ah, ils ont des cours et le bruit gêne. On le regarde comme des merlans frits l’atterrissage du premier extraterrestre. Ils ont des cours ! Les instituteurs, en journée, accepteraient-ils de poursuivre avec un tel vacarme se répercutant dans cette salle/grotte aux échos basaltiques ? Euh… Il s’exprime plus simplement.

« Veni, vidi et… vici ? » Frédéric en doute. Curieux. Il a fallu peu de choses au fil des années, un menu service à droite ou une fête de mise à la pension préparée en commun à gauche, pour élaborer une convivialité chaleureuse avec la plupart des institutrices maternelles, qu’il croise pourtant rarement, mais Magda et Patricia sont restées à distance. Pourquoi ? Qu’est-ce qui fonde l’empathie, les rapports humains ? Quoi qu’il en soit, il salue l’assemblée et regagne son bureau à l’étage. Aucune amélioration. Ce qui signifie…

Vers 20 h 45, l’artiste qui joue les secrétaires en fin de journée rentre chez lui.

— Une belle journée ? lui demande Danielle, son épouse, en l’accueillant.

— Rien de spécial, dit-il en l’embrassant.

Il allume la télévision, il désire entendre les informations avant de manger et de bavarder. LCI. Des invités en plateau, des experts. On analyse. Les Gilets jaunes, Macron, le Grand Débat, tout ça… Une manifestante quinquagénaire, emmitouflée dans une veste Geox grenat, s’exprime face à la caméra : « Faut secouer le cocotier et faire tomber tous ces politiques polichinelles qui n’assument pas leurs responsabilités. On doit être solidaires, se bouger… Si c’est pas trop tard… La Chine va nous bouffer, ou la Russie, l’Amérique… ». Un autre, la trentaine agressive, les yeux caves, lui arrache le micro : « Les musulmans, surtout ! Les migrants ! ». Un grand échalas, blouson noir et lunettes fumées, glisse sa tête entre les deux bustes : « Bande de nazes, c’est pas eux qu’il faut relayer, vous, les médias, colporteurs de mensonges, les fouteurs de merde, c’est les Juifs, Israël, la Banque ! »

Frédéric soupire, rejoint la table, son épouse.

— Tu as entendu parler de la théorie du monde juste ? lâche-t-il. Pour la plupart, la marche du monde possède un sens, tout devrait aller bien ou mieux, grâce à Dieu, à l’intelligence humaine, au progrès scientifique, etc. Et si ça va mal, et tous, quasi, estiment que ça va mal, de plus en plus mal, il doit y avoir des grains de sable qui enrhument l’engrenage, on cherche des boucs émissaires…

— Les politiques sont en premier ligne… de mire, acquiesce Danielle. Comme s’ils ne nous ressemblaient pas…

— … comme deux gouttes d’eau ?

Le lendemain, au milieu des mails privés ou professionnels, celui du directeur de l’école, un bon camarade. Il transmet d’un ton conciliant, en les mettant en copie, les doléances de ses deux institutrices : elles étaient requises, absorbées et se sont senties jugées, responsabilisées pour des incidents qu’il appartenait aux parents seuls de…

Frédéric soupire. Ponce, depuis longtemps, a dépassé James ou Che comme icône et modèle. Qui a dit qu’un battement d’ailes de papillon… ? Qui a dit que l’infiniment petit… ?

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