La dernière réincarnation d’Alfred de Musset

René Swennen,

Cela se produisit le jour où il apprit que le titre Fortis, qui peu de temps auparavant valait encore trente euros, ne valait plus qu’un euro cinquante. Comme chaque jour, Julien se rendait pour déjeuner dans un restaurant des Galeries Saint-Hubert lorsqu’il vit en face de lui une femme admirable qui déambulait avec un petit chien en s’attardant aux vitrines. Il se dit instantanément : « C’est Maria Malibran ! ». Il ne savait d’où lui venait cette inspiration qui dans une perspective rationnelle, pouvait paraître absurde, mais lorsqu’il se fut assis dans le restaurant, il ne put s’empêcher de se relever et d’aller jeter un coup d’œil dans la galerie où, l’apercevant de loin, il se redit : « C’est Maria Malibran ! ». Il regrettait de n’avoir pas sur lui un tensiomètre, car il sentait son visage brûlant et pensa que la crise boursière lui dérangeait décidément le cerveau, et surtout la tension. Il songea au mémoire de fin d’études qu’il avait consacré cinquante ans plus tôt aux amours d’Alfred de Musset. Les phantasmes de la jeunesse revenaient avec le trouble que lui causait l’effondrement du titre Fortis. Son grand tort, à n’en pas douter, avait été d’abandonner l’enseignement quatre ans après avoir terminé ses études de philosophie et lettres. Il avait cru à l’époque qu’il pourrait vivre de sa plume. Il venait de publier un recueil de poèmes d’une belle facture, mélange d’Apollinaire, de Jean Cocteau et de Paul Éluard, qui lui avait valu des commentaires flatteurs dans un petit cercle d’initiés. Il avait aussi et surtout écrit le texte de cinq chansons qu’il avait envoyées à une célébrité de la chanson française. Mises en musique et chantées par cette célébrité, elles avaient eu un grand succès. Sa femme, qui était elle-même enseignante, l’avait poussé dans ce choix d’être écrivain à part entière. Ils étaient jeunes alors, pleins d’enthousiasme et d’illusions, ils croyaient dans la vie. Celle-ci n’avait pas été méchante avec lui. Il avait écrit quelques romans, couronnés par des prix littéraires qui avaient fait connaître son nom et lui avaient valu la réputation d’un « romancier zen ». Ses romans ne dépassaient guère la centaine de pages et ne comportaient ni histoire, ni personnage. Il racontait l’impermanence des choses, le temps qui passe, la précarité des certitudes, la prééminence du rêve, et l’aspiration au nirvana. Du coup, il avait été invité comme conférencier dans des cercles bouddhistes et avait écrit des articles qui, avec les cinq chansons, furent la source, une fois regroupés en volume, de l’essentiel de ses droits d’auteur. Maintenant il regrettait de n’avoir jamais adopté un état, exercé une profession, et d’avoir entraîné sa femme à démissionner elle aussi de l’enseignement. Celle-ci était morte depuis cinq ans ; il avait vendu leur belle maison de la banlieue sud pour venir s’installer dans un petit appartement au centre de Bruxelles, dans une rue bruyante où le bruit ne s’entendait pas tant il était continu, tandis que dans son quartier tranquille d’autrefois, une voiture qui arrivait en pleine nuit à un kilomètre suffisait à le réveiller. Son petit séjour et sa chambre débordaient de livres, il y en avait partout. Sans pension de retraite, il vivait principalement des revenus des titres Fortis qu’il avait hérités de son père. Maintenant que les actions ne valaient plus rien ou à peu près, il calculait qu’il pourrait encore déjeuner dans son restaurant habituel quatre jours par mois. Bref sa vie s’écroulait.

Il passa toute sa journée à remuer le passé ; à mesure qu’il y songeait il sentit se réveiller en lui l’idée de son adolescence selon laquelle il était la réincarnation d’Alfred de Musset ! Comme lui, il n’avait jamais pris d’état fixe et avait usé sa vie dans l’amour des femmes et dans l’amour du vin. Des femmes, depuis très longtemps, il ne contemplait plus que la beauté sans jamais toucher à celle-ci, et cette discrétion lui valait de maintenir avec elles des relations agréables. Du vin il n’avait jamais fait qu’augmenter la quantité. Il en était maintenant à deux bouteilles par jour – du blanc et du rouge – et n’imaginait pas qu’il pût s’en passer.

Il se coucha empreint de pensées amères et calcula qu’à tout prendre il n’avait pas trop mal dirigé sa vie : ou bien l’on s’investit dans l’argent et dans le profit jusqu’à y perdre son âme, ou bien l’on préserve celle-ci, et il faut alors espérer dans la clémence des dieux pour survivre. Il n’y a pas de moyen terme. Il s’endormit assez rapidement mais se réveilla en pleine nuit et eut l’impression d’une présence à ses côtés. Il ouvrit les yeux et vit sa muse pour la première fois depuis longtemps. Ce phénomène, qui remontait à l’adolescence, était la principale cause de la supposition orgueilleuse qu’il avait faite d’être une réincarnation du poète des Nuits. Elle n’avait pas vieilli. Elle était belle et gaie. Elle lui tendit la main et lui dit ou plutôt lui chanta ces vers :

C’est croire en soi que de croire à personne,

C’est croire en soi que de croire à du vent.

La vie est comme une grande personne

Qui aurait gardé l’esprit d’un enfant.

Elle se tut et disparut. Il sortit de son lit, s’empara d’une feuille de papier et y consigna le texte de la chanson, puis sous ce texte traça les notes de celle-ci. Ensuite il se recoucha et se rendormit. Quand il se réveilla, il se perdit en conjectures sur la vision de la nuit écoulée. Le texte était manifestement celui d’une chanson, comme le prouvaient les notes qui l’accompagnaient. Sa muse avait-elle voulu lui signifier qu’il devait à nouveau écrire des chansons ? Celles-ci demeuraient en effet sa seule source de revenus sous forme de droits d’auteur payés trimestriellement par la Sabam, mais comme une mauvaise nouvelle ne vient jamais seule, il venait d’apprendre que le gouvernement, acculé à trouver de nouvelles recettes suite à la crise économique, avait décidé d’appliquer le précompte mobilier aux droits d’auteur, même les plus modestes. Ce double hold-up, bancaire et gouvernemental, le mit en rage. Il voulut écrire un article sur le mélange indissoluble du bien et du mal dans l’ordre terrestre et sur la nécessité des organisations criminelles pour équilibrer cet ordre, mais il s’abstint. Il n’avait plus le goût à rien. Il avait respecté les règles. Il n’avait jamais joué, ni spéculé, ni cherché l’enrichissement, et il en était bien mal récompensé. Il lui vint alors à l’esprit que non, décidément non, il n’avait pas respecté les règles. Vivre d’actions bancaires, n’était-ce pas violer les règles ? Il avait offensé les dieux comme tout le monde contemporain, et les dieux se vengeaient. Quoi de plus normal ? L’homme avait rompu le pacte originel qui l’unissait à la terre. Le mal s’était emparé du monde sans mesure ni retenue. Il fallait en supporter les conséquences. Il sentit qu’à nouveau sa tension articulaire s’emballait et voulut appeler son médecin. Il n’en eut pas le temps. On sonnait à sa porte. C’était sa petite-fille Julie qui achevait ses études de médecine et dont il s’était beaucoup occupé lorsqu’elle était enfant. La chanson lui revint à l’esprit et il la lui chanta, mais aussitôt après il ne put s’empêcher de parler des titres Fortis. « Bah ! dit Julie, tu t’es toujours tiré d’affaire, tu le feras encore. » Peut-être était-ce pour cela que sa muse lui était apparue ? Il se rappela qu’Alfred de Musset était mort dans son sommeil après une soirée passée à converser avec son frère et s’arrangea pour retenir sa petite-fille auprès de lui. Elle avait de toute manière décidé de passer la nuit dans l’appartement de son grand-père et avait acheté des victuailles chez un traiteur, ainsi que du vin.

Dans le cours de la conversation, il évoqua son mémoire de fin d’études et cita Musset. C’était pour lui une manière de revenir à l’affaire des titres Fortis.

Les jours sont revenus de Claude et de Tibère.

Tout ici comme alors, est mort avec le temps. (Rolla)

Que dire alors du XXIe siècle ! Du moins, au temps d’Alfred de Musset, la nature restait-elle vierge dans sa quasi-totalité. Maintenant elle est souillée, polluée, exploitée, salie par la recherche effrénée du bonheur et du profit.

Voilà pourtant ton œuvre, Arouet, voilà l’homme

Tel que tu l’as voulu. (Rolla)

Le bonheur est une chose vulgaire, l’hédonisme davantage encore. Sous la légèreté du mondain, il y avait un prophète qui se cachait chez Musset. Il avait deviné l’avenir dans son évolution la plus sombre et avait compris que l’homme, dès lors qu’il s’érige en centre du monde, ne méritait même plus d’être respecté. Il était plus d’onze heures du soir. Sa petite-fille ne faisait pas mine de se coucher et paraissait vouloir dire une chose qui la faisait hésiter. Tout à coup elle se lança.

— Grand-père, dit-elle, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Je vais me marier.

— Ah bien, dit Julien, avec qui ?

— Avec mon professeur de médecine physique à l’université !

— Mais il est plus âgé que toi !

— Naturellement puisqu’il est mon professeur. Voyons, grand-père !

Il garda le silence.

— Et qu’est-ce qui t’a poussée à faire ce choix ?

— C’est un homme joyeux, charmant, brillant, réservé. Il est veuf.

— Et âgé de… ?

— Cinquante-quatre ans. Cependant je ne le ferai pas sans ton accord !

— Mais je n’ai rien à dire sur ce sujet. Le choix t’appartient.

— Oui, mais je me rends compte que c’est un choix particulier et que l’on m’accusera d’être intéressée. C’est pourquoi je ne ferai rien sans ton accord.

— Je vais te raconter une histoire, dit Julien. Alors que je venais de débuter dans les lettres et qu’une flatteuse réputation commençait à m’entourer, un éditeur me proposa d’écrire un roman policier. Il avait retenu que j’étais belge et donc que j’étais un compatriote de Georges Simenon. Il m’avait déjà tracé les grandes lignes du roman, le personnage du livre, l’intrigue, et jugeait que mon style dépouillé convenait à ce genre de littérature. Je n’ai rien, absolument rien, contre le roman policier, je suis un admirateur de Simenon, mais que crois-tu que j’ai fait ? J’ai refusé et je ne m’en repens pas. Je ne me suis jamais éloigné de moi-même, je n’ai jamais transigé sur l’essentiel, et l’essentiel pour un poète est de rester fidèle à sa muse.

Il se leva et parut saisi d’une vision.

La nuit, je vois dans l’ombre une pâle auréole,

Où flotte doucement le contour d’un beau front ;

Un rêve m’apparaît qui se passe et s’envole.

(À Ninon, Poésies posthumes)

Il retomba dans son fauteuil.

— Interroge ta muse et demande-lui si elle est d’accord sur ce mariage.

— Je n’ai pas de muse, grand-père, je ne suis pas comme toi un poète.

— Interroge Vénus, interroge les nymphes.

Regrettez-vous le temps où les Nymphes lascives,

Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,

Et d’un éclat de rire agaçait sur les rives

Les faunes indolents couchés dans les roseaux ? (Rolla)

— Je ne connais que la Vierge Marie, grâce à toi, et sainte Madeleine.

Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ?

Où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ?

Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu ?

La terre est aussi vieille, aussi dégénérée,

Elle branle une tête aussi désespérée

Que lorsque Jean parut sur le sable des mers. (Rolla)

— Tu me fais peur, grand-père, tu n’es pas dans ton état normal.

— Non, je ne suis pas dans mon état normal.

L’heure de ma mort, depuis dix-huit mois,

De tous les côtés, sonne à mes oreilles.

Depuis dix-huit mois d’ennuis et de veilles,

Partout je la sens, partout je la vois. (Derniers vers, Poésies posthumes)

— Quelle est ta réponse ? grand-père.

— Je ne suis pas capable de te la donner. Je ne connais pas ton karma. Le jour de ta naissance, j’ai vu sur ton visage que tu appartenais à la déesse vierge Artémis. On a souvent dit que tu étais un garçon manqué et le propre de ce profil psychologique, je parle le langage contemporain qui n’est pas celui de la connaissance, est de s’accommoder d’un grand écart d’âge. En tout cas, tu as mon consentement. C’est malheureusement tout ce que je puis te donner, car je suis ruiné et ne pourrai jamais rien te léguer.

Elle l’embrassa fougueusement.

— Merci, grand-père, et pour l’argent ne t’inquiète pas, jamais je ne te laisserai dans le besoin.

— Ma chérie, jamais je n’accepterai rien de toi.

Elle se coucha dans la chambre voisine, enchantée de cette soirée. Le matin venu, elle prépara le petit-déjeuner et dressa la table. Étonnée de ne pas voir arriver son grand-père, qui était plutôt matinal, elle poussa la porte de la chambre. Ne le voyant pas bouger, elle s’approcha de lui. Elle lui toucha l’épaule puis le front : il était froid. Elle prit son pouls, il était mort. À la main il tenait le dernier relevé de ses titres Fortis.

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