Petit, il avait toujours été lanterne rouge à l’école. À chaque bulletin, c’est le rouge au front qu’il allait chercher ses non-points devant les faces rougeaudes et hilares de ses camarades de classe. Lorsqu’il jouait aux cowboys et aux indiens, il endossait toujours le rôle de ses derniers. Lorsqu’il suçait une sucette, il fallait qu’elle soit à la grenadine.
Il adorait les framboises, les fraises, les mûres et les griottes. Ses goûts culinaires le tiraient du côté du poivre de Cayenne, du piment d’Espelette, du filet américain non préparé, du steak – paradoxalement bleu – de cheval ou de boeuf et voire d’agneau, parfois des écrevisses. Les tomates avaient ses faveurs. Les haricots qu’il préférait étaient les azukis, baignant de préférence dans du ketchup ou de la sauce bolognaise. Peler les oignons lui importait peu car cela ne le dérangeait nullement d’avoir les yeux rougis.
Son père, syndicaliste rouge vif, qui préférait l’usage quotidien du gros rouge au bordeaux grands crus, lui asséna un jour que s’il voulait une révolution dans son existence, il lui fallait militer chez les rouges. Il entra donc dans les Chemises Rouges, organisation proche des Jeunesses communistes. Là, première confrontation avec un autre univers, les dirigeants lui apprirent, en tant que bleusaille, à lutter contre les jaunes durant les grèves. Il y apprit aussi à chanter « Le Temps des cerises » à la façon des choeurs de l’Armée Rouge. Il avait, lui aussi, était inscrit sur le fameux livre rouge de la police.
Gamin, le conte du Petit Chaperon avait fait ses délices. Plus tard, il avait tenté de lire Stendhal mais lui préférait « La Guerre des Vampires » de Gustave Le Rouge ou Auguste Le Breton avec « Le Rouge est mis ». La Bibliothèque Rose lui paraissait forcément fade. La Rouge et Or ne lui plaisait qu’à demi. Il n’avait pas non plus détesté le Boris Vian de « L’Herbe rouge » alors que « Rouge décanté » de Jeroen Brouwers l’avait horrifié. Il se disait malgré tout que cela était moins rébarbatif que Karl Marx.
C’était l’époque bénie des sixties. Ardent, il s’était alors abonné au « Drapeau rouge » qui tirait à peu d’exemplaires et à boulets de même couleur sur les capitalistes sanglants. Son acné juvénile bourgeonna, non point en points noirs mais en bubons cramoisis. L’atmosphère était tendue. La guerre froide entre l’occident et les pays de régime marxiste ne réchauffait guère le climat politique.
Il déclara sa flamme à une donzelle aux lèvres purpurines, qu’il avait rencontrée bloquée comme lui à un feu tricolore coincé au rouge par une manifestation pacifiste. Ce fut le coup de foudre ! Il arrima son vélo flamboyant à la 2CV amarante de celle qui deviendrait son amante. Tous deux s’exilèrent aussitôt durant quelques heures loin de la banlieue rouge pour s’ébattre dans un champ de coquelicots.
Il fut tout rougissant car il était puceau. Elle saigna quelque peu car elle était pucelle. Et ils s’embrasèrent de concert tandis que le chant des rouges-gorges composait la bande son de leur film amoureux. Ce ne fut néanmoins qu’un court métrage puisque, tous deux de tempérament sanguin, finirent par en venir aux mains au bout de quelques jours. Leur teint alors devenait pivoine, leurs mots assassins, leur langue venimeuse.
Le monde lui, confirmait ses teintes écarlates : Russie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie, Hongrie, Pologne, Albanie, Bulgarie, Chine, Cuba, Corée, Vietnam… coloraient les planisphères en pourpre. La France et l’Italie votaient à gauche. La Maison Blanche ne décolèrait pas. Mac Carthy avait clôturé sa chasse aux bolcheviks. Staline eut quelques attaques d’apoplexie et se soigna à l’épuration et à la saignée. Le signal était au rouge: la bombe atomique menaçait chaque nation. La politique était portée à incandescence. C’était l’enfer. Même après l’installation du téléphone rouge entre le Kremlin et Washington.
Le « Petit livre rouge de Mao Tsé Tung » avait la cote. Adultes et adolescents ne se promenaient plus sans l’avoir en poche. Cependant les affiches publicitaires bicolores rougéblanches de Coca Cola s’étalaient sur les murs des cités, symbolisant la consommation de plus en plus effrénée. Dans les journaux, les photos prises cà et là à travers les anciens pays colonisés dévoilaient des scènes sans cesse davantage sanguinolentes, événements multiples colorés à l’hémoglobine des haines.
Les rouges virèrent au rose. Le mur de Berlin s’écroula dans la poussière et les vivats. Notre personnage ne militait plus. Il accumulait les conquêtes aux lèvres rougies par Christian Dior en les appâtant encore, par habitude, avec des bouquets de pivoines ou de tulipes vermeilles ; en adoucissant les ruptures par des rubis ou des grenats. Il s’était en effet lancé dans l’industrie du cuivre et y avait fait fortune. Il voyageait, logeait dans des suites cardinales d’hôtels de luxe. Il prenait encore des vacances sur les bords de la mer Rouge et quelquefois assitait à une corrida. Mais le coeur n’y était plus vraiment hormis en ce qui concerne le homard.
Il avait donné sa préférence à la carte bleue et s’était offert un tableau d’Yves Klein. Il s’enticha de dorures. Au casino, il misa plutôt sur le noir. Dans sa multinationale aussi : encourageant le travail au noir et l’embauche d’immigrés africains, spéculant sur l’or noir. Il courtisa les blondes et pimenta sa cuisine au safran. Il était embarqué dans un avenir polychrome.
Pour son malheur, il ne sentit pas que le système bancaire, lui, contre toute attente en économie néolibérale, allumait des clignotants rouges. Il continua à jeter son argent par les fenêtres de ses bureaux au design immaculé. Il poursuivit ses dégraissages et ses délocalisations avec le même plaisir qu’il avait eu à jouer au Monopoly. La suite devint mondiale et funèbre pour les grands argentiers. Tout s’écroula dans un grand torrent de boue monétaire. Et lui, l’ex-rouge ne parvint jamais à réaliser son rêve de se mettre enfin au vert.