Tous dans le rouge ?

Marrant de dire ça ! Désopilant. À se tordre de rire. De fou rire.

Sauf qu’il n’y a aucune raison de rigoler.

Au contraire, il faudrait verser des larmes – toutes celles qu’on a encore derrière les yeux, toutes celles qu’on garde en réserve au fond de soi pour les innombrables périls à venir, les coups tordus du destin, les catastrophes, les agonies, les mises en bière et les mises en terre, et toutes ces larmes aussi qu’on croyait ne plus avoir et qui vous sortent subitement des orbites alors qu’on ne s’y attendait pas.

Tiens, figure-toi que j’ai chialé quand j’ai appris la mort de Bashung. C’est arrivé comme ça. J’étais attentif à ce qu’on disait de lui à la téloche, je le voyais chanter et gratter sa guitare, se balancer sur une estrade inondée de flashes au milieu de ses musiciens. Gaby, oh Gaby, Vertige de l’amour, Ma petite entreprise, Osez Joséphine, Résidents de la République, rien que des tubes, un type chevelu dont j’ai oublié le nom lui tressait des lauriers, un autre genre soixante-huitard décati le plaçait bizarrement aussi haut que Brel et Brassens, et voilà que ça m’a saisi à la gorge et que je me suis mis à pleurer comme un con, moi qui aime bien Bashung, mais qui n’en suis pas pour autant un fan.

Et soudain, je me suis rappelé que j’avais également pleuré à la mort de Jacques Sternberg, et que mon pote Lucien avait pleuré, lui, à la mort de Barbara, que Marco avait pleuré à la mort de Lady D, que Marcel avait pleuré à la mort d’Ayrton Senna, que Germaine avait pleuré à la mort de Coluche, que Jacques avait pleuré à la mort de John Lennon, que Jean-Claude avait pleuré à la mort de Romy Schneider, que Nicole avait pleuré à la mort de Georges Perec, que Séverine avait pleuré à la mort de Glenn Gould, que Kurt avait pleuré à la mort de Marilyn Monroe, et je pourrais ainsi remonter le cours des pleurs que j’ai vus et entendus depuis ma lointaine enfance, jusqu’aux pleurs de mon paternel à la mort de Fausto Coppi.

Dans le rouge, mon vieux, on l’a toujours été, et la terre est bien une gigantesque vallée de larmes. Suffit de compter les grands cimetières sous la lune. Suffit de faire marcher ses méninges. Qu’est-ce qui te passe par la tête sinon le cortège des ombres, l’interminable et hallucinant défilé de tous ceux que tu aimais et qui t’ont laissé tombé sans crier gare ?

Le rouge, je te dis, tu l’as pris des centaines de fois en pleine poire, et ce qui est terrible, c’est que ce n’est pas fini et que ça ne finira jamais, ou seulement le jour où tu auras la mauvaise idée de laisser tomber ton monde, toi aussi, et où tu feras ta dernière révérence.

Tous dans la rouge.

Tu vois à présent pourquoi ces mots sont comiques. La crise, mon vieux, elle existe depuis toujours et c’est comme si les gens venaient tout juste de s’en rendre compte. Comme si elle constituait une anomalie.

Tous dans le rouge.

Oui, tous.

De la nuit des temps à l’apocalypse.

Tu sais, le plus drôle, ce serait qu’il n’y ait plus de crise et qu’on ne braille plus jamais, et que Bashung et les autres ne quittent plus la scène comme des voleurs et des salauds.

Salaud de Bashung !

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