Je sentais que l’entrevue serait cruciale. Une intuition. C’est-à-dire un savoir subitement ramassé, issu d’une constellation de signes épars et convergeant en cet instant précis au faîte de ma conscience. Je savais qu’il réussirait à extirper de moi ce que j’y tenais enkysté. Que tout à l’heure sans doute, la boule rebelle, enfin, éclaterait. Comme une gourme qui soudain crève pour laisser déferler sur la peau le flot des bestioles couvées à l’insu de leur hôte …  Histoire d’araignée, horrible mais véridique, que m’avait contée une amie à son retour d’Afrique.

Je sentis mon cœur battre au bout du doigt qui pressait la sonnette. La porte s’ouvrit et j’allai machinalement prendre la place que j’occupais trois fois par semaine, dans son cabinet. Dès le départ, j’avais refusé de m’étendre sur le divan. Nous nous faisions face. Je tenais à guetter sur son visage le moindre signe susceptible de m’éclairer. Je buvais avidement ses quelques rares paroles, les seules qui au fond m’importaient, les seules auxquelles je voulais croire.

L’atmosphère était d’une infinie douceur. La moquette, le velours des fauteuils, le tissu qui recouvrait les murs rendaient l’acoustique aussi feutrée et mate que dans un studio d’enregistrement. La lumière tamisée apaisait l’œil encore agressé quelques instants plus tôt. Il émanait de lui un calme divinement contagieux et son sourire bouddhique m’emplissait de bien-être.

Cette fois pourtant, le martèlement de mon cœur était si fort, si obstiné qu’il faisait écho dans ma boîte crânienne. Mes yeux restaient fixés sur ses lèvres. J’attendais La question. Il le comprit.

« Prête pour le … jeu ? ». Oui, j’étais prête. Jusqu’ici je m’y étais opposée, craignant de crever l’abcès que je semblais chérir, de découvrir la nature d’un mal que j’entretenais malgré moi.

Je connaissais la règle : il me citerait un mot, qui m’en inspirerait un autre et que je devrais exprimer sur-le-champ, sans prendre le temps de réfléchir. Les mots ont pour moi trop de poids pour que je réponde n’importe quoi. L’association serait donc profonde, je n’en doutais pas un seul instant. Une partie enfouie de moi-même répondrait à ma place, un être rejeté, replié dans je ne sais quel recoin de mon corps, se servirait de ma bouche pour lui dire ce que je ne savais pas, pas encore. « Tout ce qui est profond aime le masque… », Nietzsche.

Il commença.

« Gris ? » « Femme ! »

« Pendentif ? » « Mort! »

« Couvent ? » « Imposture ! »

« Empire? » « Amour ! »

« Mains ? » « Clavier ! »

« Cendrier ? » « Phoenix ! … 1958, oui, 1958 ! ! »

Bon Dieu ! Bon sang de bon Dieu ! J’eus envie de lui sauter au cou, de me rouler avec lui sur son divan, sur sa moquette ! J’eus envie de l’étreindre de toutes mes forces trop longtemps endiguées, de l’emporter dans les tourbillons d’une valse délirante qui ne finirait que dans l’essoufflement au septième ciel …

Il accueillerait sans doute mal de tels ébats et je les remis à un futur incertain. Pour l’instant, je préférais encore exulter seule. Je me levai d’un bond et lui criai que je reviendrais. Il fallait que je m’élance au dehors comme un fauve lâché, que je clame à pleins poumons ma délivrance…

Je courus vers le bois et m’engouffrai au sein de cette nature retrouvée. Je ne m’arrêtai que pour entourer de mes bras nus un tronc puissant, humant le parfum saturé de la terre humide … Je tentai de calmer mon émoi. Il ne fallait surtout pas que je me croie guérie. On ne « guérit » pas si vite. Non, certes. Pourtant tout devenait lumineux.

Etendue sur un tapis d’herbes et de feuilles, abandonnée à la voûte céleste, je refis en pensées le parcours que j’avais emprunté pour me rendre chez lui. Parcours curieusement prémonitoire, initiatique même, au cours duquel s’étaient succédés tous les repères qui auraient pu être ceux d’une tranche de ma vie. Avant de quitter la maison, j’avais dialogué avec une voix synthétique au téléphone et obéi aux timbres divers de mes appareils électriques ou électroniques. J’étais montée dans un tramway qui avait longé le Heyzel et j’avais aperçu l’atomium. J’avais parcouru distraitement un journal qui parlait du centième anniversaire de deux géants : Duke Ellington et Alfred Hitchcock. J’avais méprisé du regard ces panneaux publicitaires qui vantent les qualités d’une eau-miracle, garante d’une idéale minceur, et j’avais dû subir pour la énième fois l’audition des soliloqueurs du téléphone portable. La tête et la poitrine trop pleines de mes souffrances, je n’avais établi aucun rapport entre tous ces signes pourtant emblématiques, que je pouvais maintenant relier par un fil rouge : celui de mon mal, celui de ma frustration. Je laissai couler mes larmes qui jaillissaient d’une source trop longtemps contenue. Mais maintenant, je savais ce que je pleurais, et qui je pleurais.

Il faut que je lui parle, tout de suite. Je bondis dans un taxi et arrivée chez lui je ne prends même pas la peine de sonner. Je tambourine contre sa porte, qu’il vient, ô surprise, m’ouvrir lui-même. Je m’appuie contre le mur du vestibule et je le supplie de m’écouter là, tout de suite …

« Je sais, maintenant je sais ! Il faut que je vous explique tout ! »

Je crus déceler un soupçon de victoire dans son sourire bienveillant.

« Allez-y, racontez-moi. »

L’espace d’une seconde j’eus envie de plaquer mes lèvres contre les siennes pour lui communiquer de cette manière primitive et directe tout ce qu’il me demandait d’exprimer par des mots. Je n’en fis rien, bien sûr, et je commençai à dévider mon récit.

« Vertigo, d’Alfred Hitchcock, pour moi le plus beau des films d’amour. Scottie le policier de San Francisco, atteint d’acrophobie, qui s’éprend éperdûment de la femme qu’un ami lui demande de filer. Comme elle est belle ! Kim Novak, Madeleine, tellement femme avec ses formes plantureuses à la fois cachées et mises en valeur par son tailleur sobre ou sa robe princesse, tellement plus femme que ces corps dénudés, placardés dans tous les coins de la ville, plus éphèbes que Vénus, le buste mis à part! Madeleine, la Femme oubliée! Vous avez vu la dernière publicité de l’eau-miracle ? Vous avez vu la photo de cet idéal que l’on nous impose aujourd’hui ? Vous avez remarqué que cet archétype prétendu féminin n’a pas de hanches, et que son ventre n’est plus qu’un passage aussi discret, aussi plat que possible entre le tronc et le mont de Vénus, exagérément protubérant sous le slip, comme s’il s’agissait d’un pénis ? Adieu la femme-mère, la Vénus Callipyge au ventre douillet, aux hanches accueillantes, adieu la femme rebondie comme un coussin pour le repos et le plus grand bonheur du corps dur et musclé du guerrier. Aujourd’hui, le centre de gravité de la femme c’est son pubis saillant. L’amour n’est plus qu’une histoire de pénis et de pénil qui s’entrechoquent. On a oublié l’utérus, matrice et premier nid de toute vie ! Au cinéma, toutes les scènes d’amour frisent la pornographie. La véritable sensualité n’a que faire de tous ces stimulants visuels destinés à une foule d’impuissants. La scène du long baiser entre Scottie et Madeleine est plus érotique que toutes les scènes de lit qui font de nous des voyeurs, et quelle puissance suggestive, presque orgasmique dans le mouvement giratoire et envoûtant de la caméra qui enveloppe l’étreinte ! Kim Novak, elle, était toute sensualité, douceur et mystère … Aujourd’hui le mystère s’achète, sous forme de fard, séduction de pacotille qui n’est plus que façade, poudre aux yeux.

J’ai vu le film pour la première fois en 1958, l’année de l’exposition universelle à Bruxelles. Je ne l’ai pas vu seule. J’avais seize ans, il en avait trente et c’est là, parmi un public envoûté et muet à la vue de la Judy-Madeleine qui apparaissait transfigurée dans son tailleur gris, c’est là qu’il me prit la main et que le premier flux d’une profonde passion ébranla mon corps, encore jeune et généreux … Notre relation elle aussi se passait volontiers des mots, ses regards étaient aussi éloquents que ceux de Scottie, et ce sont ses baisers qui firent éclore en moi la femme que j’aurais dû rester … La femme que j’ai tuée, vous comprenez ? Mais je ne l’ai pas tuée seule. 1958, c’est l’époque où l’on commençait à détourner les jeunes filles de leurs vocations premières, l’amour et la maternité, pour les embrigader dans des études et des carrières souvent forcées, c’est l’époque où l’on étouffait dans l’œuf les dons véritables ou les passions naissantes qu’il fallait abdiquer pour une soi-disant bonne cause, à moins qu’on ne les remette à plus tard, en espérant qu’elles couveraient sous la cendre et passeraient l’épreuve du temps … J’aimais passionnément un homme. Et j’aimais passionnément la musique. Je ne vous en ai pas beaucoup parlé, parce qu’en parler me faisait et me fait encore souffrir. Comme si j’étais coupable d’un impardonnable abandon. Comme si j’avais tourné le dos à la seule chose qui comptât vraiment… : aimer et créer, dans le libre choix de soi-même … La musique … La musique est le seul art capable de vous transplanter à la seconde dans une autre sphère, celle de l’imaginaire, du souvenir, ou de l’aboutissement, elle supplante la réalité et peut vous arracher des sanglots quand vous aviez toutes les raisons de rire. Elle a peut-être cela en commun avec le parfum ! Rien ne me remue autant qu’une odeur redécouverte, c’est un retour dans le temps … respirer l’eau de toilette d’un homme soustrait à votre existence, et tout le travail du deuil est à refaire …

Il passait de longs moments à mes côtés tandis que mes mains s’exerçaient sur le clavier …  Bach, Beethoven et Mozart ont modelé mon cerveau bien plus que le latin ou les mathématiques. La pratique solitaire et presque monacale de morceaux de choix vous injectent immanquablement, par les doigts, note par note, le sens de la Beauté et de la perfection. Lui me révéla une autre dimension de la musique : celle du jazz avec sa joie de vivre et sa nostalgie collectives. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose, même dans ces grands concerts où une star s’exhibe dans un décor tape-à-l’œil qui prend le pas sur la mélodie. La foule impressionnante d’individus qui applaudissent les bras levés ou se livrent à des transes publiques, me donne l’impression de ne rien partager du tout … Chacun pour soi dans un délire isolé … Tandis que dans les jazz bands d’alors … Le regard des femmes ne devait pas descendre jusqu’au bas-ventre des musiciens, la trompette de Miles Davis, le saxophone de John Coltrane ou de Johnny Hodges suffisaient à nous troubler au-delà de toute espérance ! Là aussi, quelle sensualité réelle et bouleversante, celle qui passait non pas par l’œil, mais par l’oreille pour se déverser dans nos entrailles … Nous adorions Duke Ellington, Take the A train c’était notre dopage à nous, et nous démarrions sur les chapeaux de roue ! Ce qu’il y avait de prodigieux dans ses enregistrements, c’est que même l’ambiance était gravée dans le vinyle. Ce n’était pas seulement les toux ou les rires que l’on percevait derrière le solo de batterie ou de piano, c’était tout un climat de créativité solidaire. Oui, c’est cela, nous créions tous ensemble une pièce de musique unique, dans la formidable symbiose qui s’opérait dans la salle ou se communiquait par les ondes. Et l’on s’y donnait à fond : All of me, why not take all of me … La musique de Vertigo elle aussi est sublime : musique lancinante, énigmatique et vertigineuse, musique d’amour et de mort, de l’amour dans la mort et de la mort dans l’amour …

Madeleine se tue. En tombant de la tourelle d’un couvent. En réalité elle n’est pas morte. C’est une odieuse mise en scène. Scottie la croira morte mais son amour survivra, s’entêtera et repérera dans la foule une femme qui lui ressemble et qui est bel et bien Madeleine, redevenue Judy après l’imposture. Il la traquera jusque dans sa chambre de l’Empire Hotel. Et Scottie recréera la Femme qu’il aime. Il la fera renaître comme un phœnix de ses cendres … Qu’est-il de plus beau que ce mythe du lent remodelage de l’être perdu, mais qu’est-il de plus tragique aussi  que cette quête d’une Eurydice pécheresse, condamnée à périr aussitôt retrouvée ? Car le pendentif de Carlotta trahira la vénale supercherie …»

Ici je fis une pause, et je baissai les yeux … Oserais-je aller jusqu’au bout ?

« La vénale supercherie … oui, mais moi, je ne veux pas mourir … J’ai encore deux choses à vous expliquer. La première, c’est que je suis coupable d’avoir participé au meurtre de cette femme que j’étais appelée à être, d’avoir joué le jeu que l’on m’imposait sans vergogne … J’ai lâché la proie pour l’ombre … J’ai délaissé les deux objets de ma passion, et le pire, c’est que je croyais bien faire. J’ai joué le jeu pendant des années, et le rôle que m’avait imposé la famille et la société devint bientôt ma seconde nature, tandis que mes premières amours étaient reléguées au rang de futile souvenir. J’aimerais pouvoir dire qu’une autre passion m’avait happée et emportée dans son tourbillon, mais ce n’est même pas le cas. Mes passions, je les avais troquées contre un monde aseptisé, performant et sexuellement impuissant. Scottie, Madeleine, et The Duke n’avaient plus voix au chapitre. L’amour et la musique avaient fait place à l’affairement et au bruit. Much ado about nothing … The sound without the fury …

En réalité … – il cligna des yeux dans un geste d’approbation anticipée – en réalité … l’autre n’était pas morte. Etouffée en pleine jeunesse, elle gisait toujours au fond de moi, y suffoquait et se rappelait à mon souvenir dans des soubresauts que je ne n’avais pas appris à décoder, jusqu’à ce que je vienne vous en parler … Je …, vous …, vous l’avez réveillée – je crus lire une certaine connivence dans son regard – et si vous l’avez réveillée, vous savez, ce n’est pas un hasard … vous lui …, enfin, je vous … »

Sans se départir de son sourire, il brandit l’index et l’appuya sur mes lèvres … « Chhhut ! ». Je fermai les yeux. Plusieurs minutes s’écoulèrent … Les vagues d’une volupté oubliée déferlèrent en moi comme une marée sauvage. Etait-cela que l’on appelait « transfert » ?

J’écartai à regret son doigt de ma bouche et à mon tour, je souris. « Oui, bien sûr, vous m’aviez prévenue dès le début … », murmuré-je avant de me détourner. Je sortis, mais cette fois sans fermer la porte derrière moi. Je traversai l’avenue, devinant son regard sur ma nuque … et je sentis la vraie vie renaître à mon échine …

Mercredi 11 août 1999, après l’éclipse.

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