La femme source, tableaux érotiques

María Dulce Kugler,

Ouverture, tango

 

Une fleur rouge derrière l’oreille, nu, la bouche entrouverte, il l’attend au bar du coin. La robe collée à la peau, elle entre, une démarche de louve, la bouche sèche. Lui, la dévore du regard ; elle, ses jambes tremblent, mais elle feint de ne pas le voir avant de contourner la table par derrière, poser le bras sur le dossier et se pencher, lascive, vers sa bouche. Dans la profondeur du baiser, il se lève, l’assied sur la table, lui baisse la robe et la lèche. Maintenant qu’elle sent la rugosité de sa langue à lui sur les seins, elle laisse aller la sienne vers la fleur et la cueille entre les dents. Il reste un moment à la regarder, puis la fait basculer en arrière, lui retire la robe par en dessous et la jette avec rage par terre. Un murmure se répand dans le bar, un serveur laisse tomber son plateau avec fracas et une dame s’évanouit, tandis que, dressée et rouge, sa verge pointe avec certitude. Une seconde, les respirations s’arrêtent dans l’attente de l’entrée triomphale, une seconde au cours de laquelle l’homme dans sa vanité en oublie presque son objectif. Lorsqu’il entre enfin, elle libère un chant aigu, soulagement et joie, et le public acquiesce en chœur. Au fur et à mesure que le contrepoint se prolonge, la mélodie se fait de plus en plus aiguë et s’achève, juste après la frénésie la plus intense, en un murmure harmonieux. Il s’est allongé sur elle, la fleur est tombée sur un coin de la table, il la cueille de la main et lui caresse la joue avec les pétales.

 

Tout autour, les conversations reprennent peu à peu leur cours habituel. Il se lève, lui  met la fleur rouge entre les jambes et lui offre une main pour l’aider à se redresser. Et ils sortent tous deux, bras dessus bras dessous, fleuris, défiant le printemps.

 

 

 

La femme source

 

A l’orée du chemin vit une femme source (dans les régions sèches ou inhospitalières naissent parfois, faute de rivières ou de rus, des femmes sources). Elle est couchée sur le dos, les jambes ouvertes légèrement repliées sur elle-même dans une pose qui semble lui être naturelle parce que de là elle regarde, placide, le jet qui sourd, ruisselant, du creux entre les jambes et brille au soleil. Vient à passer un guerrier assoiffé qui s’approche et s’accroupit devant la femme source pour boire. Elle reste quiète (les femmes sources ne savent pas qu’elles le sont jusqu’à ce qu’un matin adolescent, elles se réveillent toutes mouillées et que leurs mères leur expliquent leur destinée de quiétude, de quasi-pierre) et le laisse faire.

 

L’homme semble porter en lui une soif millénaire parce qu’il boit jusqu’à ce que le jet diminue et que sa langue commence à effleurer les lèvres à travers lesquelles l’eau jaillit. Elle frémit et oubliant un instant sa béatitude de source, elle devient uniquement femme.  Le guerrier la regarde et la femme, effrayée par ces yeux noirs qui la transpercent, laisse sans le vouloir affleurer des eaux plus épaisses et colorées que le guerrier boit non plus avec soif mais avec volupté. La femme source est plus source et plus femme que jamais tandis qu’il la boit ; si cela ne tenait qu’à elle, elle lui donnerait toutes ses eaux, toujours, rien qu’à lui. Elle gémit, alors il l’embrasse et d’un seul geste précis, il la prend dans ses bras et l’emporte avec lui.

 

Et si dans la contrée, ils demeurèrent  sans source (qui sait, maintenant, un dieu leur a offert une rivière) plus jamais le guerrier ne connut la soif et quant à elle, elle découvrit le sens de ses eaux.

 

 

Odeur de crustacés

 

A une certaine époque de l’année, qui coïncide avec la venue des premières chaleurs et le retour des hommes des immenses albaletrières du Nord, l’air commence à s’emplir de l’odeur de crustacés. Au début, c’est un arôme délicat, venu –semble-t-il- de la mer lointaine, que seuls perçoivent les odorats les plus fins ;  mais au fil des jours, l’odeur est partout, dans les maisons et sur les balcons, dans les rues et les cours, et se mêlant à celle enivrante des orangers, des lapachos et des jasmins, elle saoule les volontés et trouble les sens. D’où vient-elle ? Les jeunes filles en fleur et les voyageurs cherchent –et trouvent presque toujours- ce que savent déjà les vieilles et ceux qui ont une mémoire. D’où ? De dessous les jupes des jeunes filles en rut. Et c’est là qu’ils arrivent, elles, ils, troublées, langoureux, se humant, se mordillant, s’explorant, dans les coins obscurs des rues et des cours ou à l’ombre des lapachos.

Morose désir titillé, plaisir nu, elles mouillées, eux émoustillés, tout au long de siestes et de nuits  prolongées dans des draps qui après sont lavés et étendus au soleil sur des terrasses chaudes où les baisers à nouveau sont inventés.

Dans chaque maison, une femme chante après la sieste. Le village tout entier s’assoupit en un large sourire érotique que le monde lui envie.

 

 

Un bout de chemin ensemble

 

Chaque fois qu’il court autour du lac, elle apparaît. Amal, qui court à sa droite, ne peut la voir, bien sûr, comment le pourrait-il ? Mais lui, il ne peut s’empêcher de tourner légèrement la tête vers la gauche, vers la rive où elle se déplace avec une démarche de gazelle en effleurant presque l’eau. Elle va toute nue, ce qu’il adore, car ainsi il sait, bien qu’elle semble absorbée dans ses pensées,  qu’elle est venue pour lui et lui seul, pour l’accompagner un bout de chemin.

Quand ils atteindront le point où celui-ci s’écarte de l’eau, elle se retournera, lui adressera un tendre sourire et attendra qu’il le lui rende pour briller. Ensuite, elle disparaîtra.

 

 

 

Le basilic

 

Il ne semblait guère prédestiné à fleurir quand il entra chez moi dans les mains de L. « ça peut encore servir pour la salade. Après, tu le jettes. »[1]

L l’avait probablement acheté pour sa propre salade de midi chez le Pakistanais du coin et maintenant qu’il venait à la maison –nous ne savions ni lui ni moi que c’était la dernière fois- pour manger et s’ébattre, il avait jugé approprié de l’amener comme assaisonnement.

Je m’habituai à le voir sur le buffet de la cuisine, seul être vivant qui restait auprès de moi quand les enfants, le hamster et l’oiseau s’en allaient, et je ne me décidai pas à le jeter. Je commençai à l’arroser et à épier la croissance de sa chevelure verte entre ses limites en plastique noir. Il était joli, s’épanouissait joliment et comme je l’associais irrémédiablement à son porteur, je me mis à l’aimer et à penser que tant qu’il vivrait, l’amour de L vivrait aussi. Et bien que j’eusse de sérieux motifs de penser qu’il partait en lambeaux (les appels se faisaient rares et il ne venait plus chez moi, nous ne nous voyions que chez lui), je m’accrochai aux tiges et étudiai, anxieuse, leur évolution comme un signe de ce qui se passait entre nous. Quelques petites feuilles jaunissaient et tombaient, aïe !, mais la plante avait énormément grandi, tellement grandi qu’aussitôt le besoin d’un nouveau récipient se fit sentir.  Je renâclai encore plusieurs semaines avant de me décider à acheter un pot. Il me manquait encore de la terre. Par une nuit froide et sans lune, j’allai avec le pot jusqu’au parc, j’ameublis le sol avec une branche et ramassai la terre. J’accomplis ce rite accroupie; tout était sombre autour de moi sauf, au loin, la porte illuminée du Pakistanais sur le coin et sa silhouette fumante.

Je retournai chez moi comme celle qui revient d’avoir vu un sorcier, le cœur battant entre l’angoisse et l’attente : il s’agissait beaucoup plus de sauver un amour qu’un basilic. Je n’avais jamais rien transplanté auparavant et la plante, au lieu de repousser avec plus de force en profitant de l’espace, risquait –du moins, c’est ce que j’imaginais- de sécher et mourir. Les jours suivants, mes soins devinrent obsessionnels : et l’eau, et la terre, et la lumière, ne vaut-il pas mieux ajouter un peu de marc de café, peut-être devrais-je la déplacer de quelques centimètres. Un moment, la plante semblait aller bien, le moment d’après, c’était plutôt le contraire. Dans le nouvel espace, sous la terre, s’opéraient des changements invisibles : quelques racines, heureuses de s’étirer, se dégourdissaient, buvant l’eau du matin, de l’après-midi, du soir. D’autres qui ne prenaient pas, oubliaient de boire et mouraient. De plusieurs petites plantes qui formaient la verte chevelure, il en sécha au moins la moitié. Les autres restèrent contrites et un peu perdues dans le grand pot. Mais elles survivaient.

Contre tout augure botanique, cependant, et après quelques va-et-vient, L décida que notre relation n’en valait plus la peine. Il ne me servit à rien de crier ou de pleurer ou de lui rappeler de vieilles promesses : aussi imprévisiblement qu’il était venu, il partit pour toujours.

En plein deuil, deuil de douleur (jamais l’origine d’un mot ne fut aussi clair), je me demandai maintes fois que faire avec le basilic : j’envisageai de le laisser mourir, mais je n’osai pas ; j’envisageai aussi de l’emmener chez L mais j’avais de bonnes raisons de croire que lui, oui, le laisserait mourir. Entre temps les jours passaient et je me regardais en lui comme dans un miroir : nous étions tous les deux ridés et tristes et nous n’avions aucune envie de fleurir.

Un de ces jours-là, surgit un voyage : changer d’air me ferait du bien –me dis-je- et  je partis pour une semaine. Le basilic, je le laissai à Adriana, avec l’espoir secret que chez elle, enfin, il mourrait. Mais elle me le rendit vivant, rachitique mais vivant. Une chose était évidente : cette plante voulait vivre. Pourquoi cette insistance ? A moins qu’il ne fût l’amour de L, c’est-à-dire son amour pour moi, mais mon amour pour lui ? A moins qu’il ne fût mon amour tout court, mon amour pour qui j’aurais envie ?

L’envie, la vraie, m’a prise pour quelqu’un qui entra dans ma vie avec de longs regards et de larges sourires. Plus d’un s’est étonné de voir la taille du basilic, qui arrive maintenant à la fenêtre, et voici quelques jours j’ai découvert qu’il avait fleuri.

 

 

Ostracisme

 

L’homme se referme. Valve parfaite scellée avec du sable, il ne laisse rien passer qui puisse modifier ses processus internes. Au-dehors, il y a une plage de lumière et une femme à l’enthousiasme inaltérable qui chante. Elle chante la vie, l’eau, le soleil, elle chante surtout pour lui. Filtrée par les parois sombres de l’huître, la musique arrive jusqu’à lui, lointaine ; comme la mer, elle fait partie du paysage, elle existe, ni l’attriste ni ne l’égaie, elle est.

D’ici quelque temps, avec d’extrêmes précautions, l’homme écartera les valves noires et donnera le jour à une perle dont il se sentira le fier créateur. La femme ne le démentira pas : elle seule sait à quel point les parois sombres sont perméables, à quel point sa musique fait partie de l’éclat.

 

 

Trois versions

 

1

 

Au centre du bain blanc, dans l’eau tiède de la baignoire, le visage éclairé par la lumière verticale de la lucarne, un homme à la peau brune, assoupi, qui revient de la guerre. Il a les yeux fermés, le corps livré aux sensations minimales du poids et de la température.

Par une porte latérale, à laquelle le guerrier tourne le dos, rentre, silencieuse, une femme, laisse tomber la serviette qui l’enveloppe et va sur la pointe de pieds vers la baignoire. Elle s’accroupit derrière lui, laisse glisser ses lèvres sur ses épaules et son cou et repose ses bras sur les siens. L’homme sourit de plaisir et se retourne pour chercher sa bouche. Dans la langueur du baiser, elle se laisse porter vers l’un des bords de la baignoire, d’où il la prend par la taille et l’oblige à s’immerger dans l’eau tiède. Ils s’enlacent, s’embrassent, se serrent, se pénètrent, s’épuisent, se vident.

  • Je t’aime –dit-elle. Et comme le silence fut la seule réponse : -M’aimes-tu ?

Sa réponse tarde, peut-être cherche-t-il les mots qui blessent le moins, mais finalement il dit :

  • Non, plus maintenant.

Tout ce qui, en elle, était tendresse un instant plus tôt, devient emportement, colère. Elle se détache et revient avec un couteau.

  • Tue-moi.
  • Laisse ça, tu es folle ? – et de la main il retient son poignet pour essayer de le lui enlever.

Mais elle, la fureur lui donne une force incontrôlable. Ils se débattent. Une seconde il relâche la pression, une seconde où l’élan de la femme, sans la maîtrise de l’homme qui lui résiste, fait que le poignard s’enfonce dans sa poitrine. Il écarquille les yeux de stupeur  et puis il les ferme pour toujours.

Avec une extrême tendresse, elle lèche sa blessure, le sang tiède qui teint peu à peu l’eau, elle prend alors le couteau et le plante dans son propre cœur.

Que nul n’ignore que cet amour n’était pas infini.

 

 

2

 

Sous la lumière verticale de la lucarne, les yeux fermés, l’expression détendue que l’eau tiède donne au visage, au centre de la scène, un homme qui est revenu de la guerre. Le corps est harmonieux et le contraste, grand, entre la peau brune et la blancheur du bain.

Par une porte latérale, à laquelle le guerrier tourne le dos, rentre sur la pointe des pieds une femme qui rayonne à sa seule vue. Elle laisse glisser le peignoir le long de ses épaules, de ses bras jusque par terre, s’approche de lui, s’accroupit et pose ses lèvres sur ses épaules, son cou, tandis qu’elle l’embrasse tout entier. L’homme sourit de plaisir, se retourne pour chercher sa bouche et, dans la langueur du baiser, l’entraîne avec lui dans l’eau tiède. Ils se mouillent, se trempent, se diluent, ils fondent, se liquéfient, se déversent, se refont. Enlacés dans l’eau qui se refroidit, ils contemplent les fluides blanchâtres du plaisir qui flottent entre leurs jambes.

Elle dit « je t’aime », lui « peut-être ». Elle se dégage de son étreinte, ramasse son peignoir, le met et sort par la porte de côté. Elle ne revient plus.

Il ne va plus à la guerre, n’en revient plus ni elle n’est plus là à l’attendre.

Quelque fois, quand il se baigne dans la baignoire blanche au centre du bain blanc et que l’eau se refroidit lentement et qu’elle n’arrive pas ni ne l’interrompt, il pense à ce qui aurait pu encore être et n’est plus, par excès de sincérité ou de lâcheté ?

 

 

3

 

Au centre du bain, la baignoire; dans la baignoire, l’eau ; dans l’eau, le guerrier. Obscur et harmonieux, éclairé en plein par la lumière verticale de la lucarne. Heureux d’un bonheur primaire, donnée par la température juste de l’eau et par l’équilibre parfait de son poids dans l’élément liquide. Dans ce silence arrive, sur la pointe des pieds, comme la continuité providentielle de l’harmonie, une femme nue que l’amour illumine.

En sentant le frôlement des doigts sur son dos, le baiser dans le cou, il se retourne cherchant la confiance de toujours dans ses yeux à elle. Ce n’est que lorsqu’il la retrouve que la bouche va à la bouche et le baiser, généreux, s’allonge et les limites des corps disparaissent.

Elle se tait d’un silence empreint de tendresse, il caresse ses cheveux. Ils se regardent sans savoir s’ils se disent adieu ou s’ils fêtent leurs retrouvailles. Il se lève dans la baignoire et lui donne la main pour sortir ensemble.

 

 

 

Braises

 

Le corps du guerrier gît maintenant immobile sur les braises. Dans la nuit noire, elle est assise par terre, seule, à quelques pas de lui, le regardant, inventant un rituel d’adieu. Les braises resplendissent sous le corps opaque, humide encore de vie récente, le dessèchent et peu à peu s’emparent de lui comme d’un tronc. Le feu avance avec une pieuse lenteur, du bas vers le haut, jusqu’à ce que l’homme aussi devienne braises. A l’instant précis où la silhouette rouge atteint sa splendeur avant de s’écrouler, elle, d’un seul geste définitif,  se couche sur lui. Ce qu’elle éprouve ressemble beaucoup plus à du soulagement qu’à de la douleur. Ils brillent ensemble une dernière fois sous le ciel et ensuite ils s’éteignent pour toujours.

 

 

Finale

 

  • Guerrier !

L’homme se retourne. Seule une personne au monde peut l’appeler ainsi. Il cherche dans la direction d’où la voix est venue et sur la luxueuse terrasse –méditerranéenne ?- alors qu’elle s’écarte de l’un de nombreux petits cercles de gens qui, en tenue de soirée, un verre à la main, parlent -littérature ?-, il la voit.

Elle vient vers lui, égale à elle-même, hormis les ans, et le temps qu’elle parcourt les mètres qui les séparent, les conversations et les rires s’éteignent, les autres se volatilisent, la nuit d’été s’étend.

L’étreinte est étroite et longue, reconnaît tout de suite le corps aimé de l’autre et reste collé au soulagement de l’avoir recouvré. Il caresse ses cheveux. Elle dit :

  • Cela faisait longtemps que je ne disais pas ton nom, guerrier…

De quelque part leur parvient une musique douce et eux, enlacés comme ils le sont, suivent le rythme, se déplaçant à peine. La caméra profite de la danse pour s’éloigner lentement jusqu’à ce qu’on les perde de vue dans la nuit immense.

 

 

María Dulce Kugler, La mujer fuente, Buenos Aires, Simurg, 2004

Traduction : Dominique Van Ham et l’auteur

[1] en français dans le texte en espagnol.

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