Le blues de la démocratie

Jacques De Decker,

Le moins pire des régimes, la démocratie, n’en mène pas large, ces temps-ci. La mort n’arrête pas de se semer en son nom au Moyen-Orient, la comédie de la succession aura saturé les médias durant un temps excessif en France, au point que l’on se demande si le passage au quinquennat n’a pas été contre-productif : près d’un tiers du mandat présidentiel aura été parasité par la rivalité des candidats à la magistrature suprême. Et les objectifs premiers de la politique pendant ce temps-là, à savoir la coexistence pacifique et harmonieuse des citoyens, qui ont d’abord à vaquer à leurs propres tâches, avant de désigner ceux qu’ils appellent à gérer leur sort commun ?

La guerre en Irak est la caricature du déplacement d’une problématique locale vers le vaste monde. Les États-Unis savent depuis longtemps maintenant qu’ils ont besoin d’un adversaire pour se structurer eux-mêmes. Il fut un temps où la guerre des étoiles aurait pu faire l’affaire. Mais elle coûtait trop cher, et nécessitait un interlocuteur. personne n’étant de taille à rencontrer l’oncle Sam sur ce terrain, il a fallu revenir sur terre. Et renouer avec l’expérience vietnamienne, c’est-à-dire avec le désastre garanti. Au nom d’un objectif indéniable : la sacro-sainte démocratie, la formule magique qui justifie tout, y compris le massacre d’une jeunesse qui n’aurait de toute façon pas trouvé à s’insérer dans une société qui aimerait tant remplacer l’humain si encombrant par des robots.

La démocratie se trouve brandie par une « culture » qui tolère que ses représentants les plus nantis disposent de revenus équivalents aux ressources additionnées de plusieurs pays, fussent-ils les plus déshérités de la planète. Il est vrai que l’Amérique se croit toujours nimbée de son rêve, alors qu’elle est associée, de par le monde, à des images de totalitarisme, de violence et d’agression. Une perspective demeure : que sa démocratie interne fonctionne, et qu’elle mette un terme, à la date prévue par le calendrier électoral, à l’une des administrations les plus calamiteuses que le pays a jamais connue. Mais une démocratie que l’on ne considère plus que comme une assurance contre la pérennité de la dérive est-elle autre chose qu’un équipement de pneus antidérapants ?

En France, c’est plutôt à la comédie de la démocratie que l’on a droit. Jamais son spectacle n’a été plus envahissant qu’aujourd’hui, où justement le rôle des nations à l’intérieur de l’ensemble européen n’a cessé de se rétrécir. on pourrait même se demander si ce déploiement de parades n’est pas la conséquence de la réduction d’autonomie des pays membres de l’Union. Elle s’inscrit, au fond, dans la même logique que le « non » français au référendum sur la constitution européenne. Elle entretient l’illusion d’un pays fort, d’un repère, voire d’un exemple. La France n’est peut-être plus ce qu’elle était quantitativement jadis, une puissance avec laquelle il s’agissait de compter, mais elle entend demeurer une référence qualitative. Au moins, sur son territoire, se posent les bonnes questions, dans les termes qui conviennent, à un niveau qui se respecte.

Les personnalités en présence illustrent cette hypothèse. Un candidat de droite qui a le profil de la mondialisation – nom exotique, proximité des milieux d’affaires, connivence plus ou moins camouflée avec les tendances lourdes les plus conservatrices –, une candidate de gauche qui, en sa qualité de femme, incarne déjà la rupture avec la tradition et avec les usages bien enracinés même à l’intérieur de sa formation, un candidat du centre qui  fleure bon le respect des valeurs les plus rassurantes et les plus inscrites dans le terroir et enfin, tapi dans son coin, mais fort de sa conformité aux peurs et aux haines qui n’attendent que la discrétion des urnes pour se déchaîner, le vieux représentant de la réaction la plus moisie. Entre eux quatre, sans parler des candidats minoritaires, qui semblent eux aussi le fruit d’un casting très judicieux, que de grandes controverses auraient pu se fomenter !

Malheureusement, la politique, aujourd’hui, évite les vrais débats comme la peste : trop prétentieux, trop intello, trop élitaire. Le slogan vaut mieux que le développement, l’affirmation que l’argumentation, le monologue que la dialectique. Or, qu’est-ce que la démocratie, sinon une invitation à la dispute éclairée, à la polémique autorisée ? Sur ce plan, on est plus que jamais loin du compte. Par peur de planer au-dessus de la tête du public, donc de l’électorat. Il faut dire qu’il y a belle lurette que l’on a cessé de chercher à en faire une assemblée de citoyens informés et compétents. La culture n’a-t-elle pas été absente des programmes et des projets ? Et l’éducation, première mission d’une société consciente de ses responsabilités, n’a-t-elle pas depuis longtemps été éclipsée par d’autres préoccupations à l’agenda des responsables politiques ?

En Belgique, la démocratie souffre d’un autre mal : l’excès de fragmentation. Il n’est pas de citoyenneté qui vaille sans un oubli de soi au profit du bien commun. Lorsqu’on parcellise par trop les intérêts, la règle du chacun pour soi finit par primer. Une telle évolution ne peut déboucher que sur l’individualisation complète des enjeux, donc sur la disparition à terme des causes collectives au profit de l’autocratie généralisée.

Comment, dans ces conditions, la démocratie, qui connut de si belles heures, ne serait-elle pas atteinte par le blues ?

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