La Flandre est un songe

Liliane Schraûwen,

Je me souviens. Je devais avoir quatorze ou quinze ans et, déjà, je fréquentais assidûment les bouquinistes, même si je n’avais pas grand-chose à y dépenser. Mais j’aimais fouiner, feuilleter de vieux livres tout couverts de poussière, m’arrêter sur un titre, un nom d’auteur, une phrase qui m’accrochait l’âme.

Ce livre-là, je l’ai acheté, à cause du titre justement. La Flandre est un songe. L’auteur m’était inconnu en ces jours lointains de ma jeunesse. Ghelderode, dont j’ai acquis le théâtre, en cinq ou six volumes, quelques années plus tard, chez un autre revendeur. J’avais vu Barrabas, entre-temps, au théâtre du Parc, et Sire Halewijn au National, avec l’une des filles de Brel, je me souviens, elle avait de longs cheveux blonds et je l’aimais, pour le nom qu’elle portait et pour l’or de ses cheveux et parce qu’elle mourait à la fin de l’histoire, enfin, il me semble, entre les griffes d’un Gilles de Rai qui aurait été flamand, ou bien ma mémoire une fois encore me joue des tours, c’était Chantal Brel, celle des trois qui est partie rejoindre son père là-bas, au pays des songes dont on ne revient pas. J’avais lu aussi Mademoiselle Jaïre. J’adorais ce mélange de français, de flamand et de bruxellois qui me rappelait l’enfance et les voix de mes parents quand ils se disaient des choses que je ne pouvais pas entendre. J’aimais cet aspect baroque et flamboyant, espagnol autant que flamand, qui me faisait penser chaque fois à Brel, encore.

La Flandre est un songe. C’était un petit livre jauni, chez un éditeur aujourd’hui disparu, qui s’appelait Durandal, je crois. À moins que ce fût le nom de la collection ? Je ne sais plus.

Sur la couverture lisse et glacée mais tachée de rouille et de soleil, il y avait le titre, le nom mystérieux et sonore de l’auteur, et une petite illustration, photo ou gravure, dans des tons gris, image du plat pays que je connaissais bien.

Je l’ai acheté. Pour rien, comme ça, sur un coup de tête, à cause d’un titre, d’une image, pour l’or d’un nom bizarre qui semblait venir d’ailleurs, de loin, de très loin.

Quand j’ai voulu le lire, le petit livre tout piqué d’humidité, j’ai été déçue. J’étais trop jeune sans doute pour aimer les textes qui ne racontent rien. C’était, j men souviens, un recueil de descriptions poétiques toutes remplies de rêves.

J’ai ouvert le volume, je l’ai feuilleté, j’ai lu quelques lignes, au hasard, une page, une autre. Je l’ai refermé pour le laisser dormir un peu, comme je fais à chaque livre qui ne m’accroche pas, à chaque texte dont le sens et le chemin me restent hermétiques. Il en est des livres comme des rencontres, comme des hommes et des femmes et des enfants. Certains nous plaisent et l’on ne peut plus les quitter, ils entrent en nous pour toujours, deviennent des amis, des amants, des frères, des fils parfois. D’autres se refusent, opaques et hermétiques. On se dit qu’une autre fois, peut-être. Il y aura d’autres occasions, d’autres rencontres, ce n’est pas le bon moment, voilà tout.

Je ne me souviens aujourd’hui que du titre. La Flandre est un songe. Ai-je fini par le lire, et puis j’ai tout oublié de son contenu ? Ou bien continue-t-il de dormir quelque part, en attendant le moment du prochain rendez-vous ?

Où est-il aujourd’hui ? Disparu dans l’un des déménagements qui ont rythmé ma vie, envolé avec tant d’autres trésors, razzié dans les déchirements d’un mariage qui se termine en sordides partages ? Ou bien quelqu’un l’a jeté, ou perdu.

Peut-être au grenier, dans l’une des caisses rescapées de ruptures et de départs. Il faudrait que j’entre dans cette pièce remplie de vestiges d’une vie qui peu à peu s’achemine vers sa fin, il faudrait que j’enjambe boîtes, malles et piles de vieilleries de toutes sortes, que je me fraye un chemin parmi les toiles d’araignées (quelle horreur !) et les anciens meubles à moitié démolis, garde-robe d’une aïeule inconnue, lit vermoulu, table de nuit branlante.

Il faudrait… Mais je ne le ferai pas. Trop de souvenirs dorment là, que je ne veux pas éveiller. Petits vêtements de nouveau-nés, dessins d’enfants, bibelots brisés comme les rêves de la jeune fille que je fus. Cahiers d’écolier à demi déchirés, les miens, ceux de mes petits assassinés par la vie comme Mozart et tous les autres. Toutes ces choses inutiles que l’on ne veut pas jeter mais que l’on oublie et que jamais l’on ne va revoir. Du brol, comme on dit chez nous, strates de vieilleries sans valeur qui sont l’écume d’une vie, et d’une autre avant elle, d’une autre encore, chiffons couverts de mots tendres ou de menaces, lettres à l’encre si pâle qu’elle en est devenue illisible, boîtes de bonbons et de dragées remplies de souvenirs ternis, médailles d’argent noircies, petits bouts d’étoffe et de rubans, photographies de gens morts depuis des lustres et dont personne ne connaît plus le nom, jouets brisés et inutiles…

Des livres aussi, car il y en a tant, dans la maison, qu’il faut bien de temps à autre faire de la place, trier, choisir. Peut-on jeter un livre, même quand aucun bouquiniste n’en voudrait, quand il tombe en poussière et qu’on ne l’aime pas, qu’on ne l’a jamais aimé ? Alors les plus défraîchis, les plus tristes, les plus mauvais peut-être, s’en vont au grenier, en cette antichambre du Vieux Marché où finit tout ce qui dort dans les maisons que l’on vide, un jour, quand s’en est allé pour toujours le vieux ou la vieille qui au fil des ans les avait remplies.

Non, je ne partirai pas à la pêche aux chagrins morts, je ne m’enfoncerai pas dans la poussière de toutes ces années qui ont tissé ma vie, pas même pour un livre dont seul le titre m’est resté en mémoire.

 

La Flandre est un songe. C’est tellement vrai, surtout pour moi. Pas seulement la Flandre, mais la Belgique aussi. C’est que j’ai grandi dans un pays sans greniers, un grand pays de soleil et de lumière, et « la Belgique » était un univers magique et merveilleux, sorte de paradis d’où arrivaient des lettres sur un fin papier bleu qui craquait sous les doigts, et des cadeaux de grands-mères et de tantes presque inconnues, poupées rutilantes, robes de fête, livres d’enfants… Tous les trois ans, « la Belgique » devenait réelle, pour six mois, puis on retrouvait l’Afrique où l’on était chez soi. Chez moi. Six mois de pluie avec, à chaque fois, tout un été « à la mer ». Je me souviens de l’autoroute et de tous ces champs, désespérément plats. À hauteur de Gand, on passait devant une grande bâtisse, et à chaque fois mon père m’expliquait que c’était une école, l’école où Verhaeren avait fait ses classes.

Verhaeren… Encore un nom bien flamand, que je connaissais et que j’aimais depuis toujours, avant même de savoir lire. Pour un volume dont mon père, parfois, me lisait quelques pages. Je me souviens. « Le Passeur d’eau, les mains aux rames, à contre-flot depuis longtemps… ». Il me lisait ce poème, souvent, me l’expliquait. J’essayais de comprendre, d’imaginer un pays où les fleuves sont gris et les vents violents, sans ponts pour les traverser, juste un homme qui lutte et qui meurt.

À Jabbeke, on quittait l’autoroute, et c’était la Flandre, enfin, la vraie, celle de Verhaeren, justement, et de Brel. Des canaux ou des rivières avec, sur les rives, des arbres inclinés par le vent du large. La lumière, tout à coup, qui trouait le gris, la grande lumière de l’été et de la mer et de la plage dorée qui n’était plus très loin. Des champs de blé ondoyant dans le vent, d’autres couverts de meules arrondies, et je baissais la glace de la voiture, je respirais cet air parfumé, mélange de foin coupé, de sel et d’autre chose, de houblon, que sais-je… Je me chantais « Le Plat pays » pour moi toute seule, dans le vent qui me fouettait le visage, et « Marieke », et « Les Flamandes » bien sûr, rêvant déjà de la mer grise qui m’attendait et que j’aimais, cette mer vivante, sauvage souvent, si différente et si semblable cependant au grand lac de chez moi, mais ici on pouvait y nager sans craindre les microbes ni les crocodiles.

Je faisais provision de vent et d’iode, pour trois ans au moins. Je courais dans les vagues, je me battais contre leur force brutale, j’apprenais la lutte et le combat, je regardais le large, gris bleuté parfois, là où le soleil se couche dans un embrasement d’or et de feu, alors que sur le lac de chez moi il se lève seulement.

Il y avait les pistolets du dimanche matin, tout chauds, et sur la plage les « verse bollen met crèmm of connfituur » qui poissaient de sucre blanc le nez et la bouche, et que l’on mangeait avec le sable qui craquait sous les dents. Ma grand-mère, dans un transat, bavardait avec les autres dames assises près d’elle en nous surveillant du coin de l’œil. Mon père jouait aux boules ou au ballon avec moi parfois, ou avec des amis. Mon frère faisait des pâtés avec des petites formes en plastique multicolore. J’écoutais la chanson des vacances et de l’été, bruit du vent, de la mer, de cris d’enfants et de voix de femmes qui parlent du tricot qu’elles ont dans les mains, des voisines, des enfants qui grandissent, de la vie en somme.

Avec nous, ma grand-mère parlait français. Avec ma mère et mon père, avec ma tante, elle pars’exprimaitlait généralement en flamand. Je ne comprenais pas très bien, car j’ai été élevée en français, uniquement en français. Mais j’écoutais, bercée par l’accent de sa voix et par ces mots dont certains me resteraient dans l’oreille à jamais, comme cet étrange « slopell » qu’elle me disait, le soir, en m’embrassant, étonnant raccourci du « slaap wel » qui m’ouvrait les portes du sommeil.

Grand-mère anversoise, grand-père courtraisien d’un côté ; de l’autre, un grand-père bruxellois aux ancêtres hollandais qui avait fait mon père avec une grand-mère que je n’ai pas connue mais qui était à demi français à ce qu’on m’a dit. Incorporez à cela un huitième de sang juif pour faire bonne mesure, et vous aurez une idée du mélange qui coule dans mes veines. Pour mes enfants, il faut ajouter un peu de sève allemande et wallonne, avec un zeste de Roumanie paraît-il. Tout cela a fait des francophones pur jus, de ceux qui n’ont jamais aimé les cours de néerlandais à l’école, qui ne comprennent presque rien de la langue de leurs arrière-grands-parents, et qui détestent « les Flamands » en général, ceux de Bruxelles en particulier. Hérédité et emprise paternelles sans doute, influence aussi des extrémismes de tout bord qui rendraient anarchistes le plus sage des petits bourgeois de chez nous.

Moi, je parle français, je pense en français, j’écris en français. Comme Brel, comme Verhaeren, comme De Coster et tant d’autres. Comme presque tous les Bruxellois et comme une bonne partie des Belges qui, pourtant, sont flamands de souche.

Mon patronyme est flamand, et aussi celui de ma mère qui s’appelle De Decker, mais oui. Le nom de mes enfants est allemand. Et je me dis souvent que si l’art belge — et notamment la littérature — est tellement particulier, tellement riche, tellement éclatant, c’est à cause précisément de ce mélange d’influences et de cultures qui lui donne une saveur sans pareille. Imagine-t-on un Hergé qui ne fût pas de chez nous, imbibé de parler flamand et bruxellois ? Un Magritte qui ne fût pas belge, un Delvaux qui n’aurait pas fini ses jours « à la mer », celle-là même qui, pour moi, il y longtemps, contenait en elle tous les trésors d’une « Belgique » exotique… ?

Métissés, nous le sommes tous. De sang espagnol et flamand et français et italien parfois, bientôt marocain ou turc, albanais, roumain, polonais… Mélangés mais d’abord et surtout, plus ou moins flamands, plus ou moins wallons, et bien malin qui pourrait déceler dans nos chimères et notre folie la part de l’un, la part de l’autre.

Quant à moi qui ai grandi sous d’autres cieux, je ne me suis jamais sentie wallonne ou flamande, ni bruxelloise, ni même belge. Je ne suis de nulle part, sinon de l’enfance et d’un pays dont le nom même n’existe plus. Mais dans mon sang coule la Flandre de mes songes, charriant en français les mots qui racontent, sans trêve, l’histoire d’une enfant sans racines.

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